dimanche 9 avril 2023

La masse d'un trou noir ultramassif mesurée par effet de lentille gravitationnelle


Une équipe d'astrophysiciens a mesuré la masse d'un trou noir supermassif grâce à l'effet de lentille gravitationnelle que sa galaxie provoque sur une galaxie d'arrière plan, très déformée... Ils trouvent une masse colossale de 32 milliards de masses solaires, ce qui fait de ce trou noir ce qu'on appelle un trou noir ultramassif. L'étude est publiée dans Monthly Notices of  the Royal Astronomical Society.

On le sait, les trous noirs supermassifs sont un catalyseur clé de la formation et de l'évolution des galaxies, ce qui conduit à une corrélation observée entre la masse du trou noir (MTN) et la dispersion de vitesse des étoiles et du gaz de la galaxie hôte. En dehors de l'Univers local, les mesures de MTN ne sont généralement possibles que pour les trous noirs dans un état actif, limitant donc la taille de l'échantillon et introduisant des biais de sélection. Mais une lentille gravitationnelle permet de mesurer la masse des trous noirs non actifs. C'est ce qu'ont fait James Nightingale (université de Durham) et ses collaborateurs en reconstruisant un modèle de lentille de la galaxie massive Abell 1201 qui est située à un redshift de 0,169 (2,1 milliards d'années-lumière). Cette galaxie produit une lentille gravitationnelle de "cisaillement externe" qui a pour effet d'agrandir une galaxie d'arrière plan qui est située à un redshift de 0,451 (4,7 milliards d'années-lumière) et dont l'image déformée est projetée à seulement 1 kpc du centre de la galaxie lentille.

En utilisant l'imagerie multibande du télescope spatial Hubble et le logiciel de modélisation de lentilles PYAUTOLENS, Nightingale et ses collaborateurs ont reconstitué la distribution de masse de la galaxie massive. La comparaison de modèles bayésiens qu'ils effectuent privilégie une masse ponctuelle avec une masse de trou noir MTN = 3,27 ± 2,12 1010  M, un trou noir ultramassif. Ce modèle produit une incertitude assez grande mais fournit une limite supérieure de 5,3 1010 M. Les chercheurs indiquent que dans leurs différents modèles de lentilles, il existe un modèle de masse qui ne fait pas intervenir du tout de trou noir, et qui, au sens bayésien, est aussi plausible que n'importe quel modèle comprenant un trou noir. Mais ce modèle a beaucoup de flexibilité dans l'ajustement de sa densité centrale et imite l'effet de lentille du trou noir en augmentant sa densité pour qu'elle soit extrêmement maximale, bien plus que tout autre modèle de masse. Et ce modèle exige simultanément que son centre de masse soit décalé du centre lumineux de la galaxie de plus de 100 pc. Ce décalage spatial n'est pas nécessaire lorsqu'un trou noir est inclus dans le modèle et Nightingale et ses collaborateurs ont donc exclu ce modèle sans trou noir comme étant non physique. La valeur de 32,7 milliards de masses solaires est la moyenne des masses obtenues dans les différents modèles de lentille, l'un d'entre eux donnant une valeur de 39,5 milliards de masses solaires.

Le trou noir de Abell 1201 ne serait pas le plus gros trou noir connu mais se hisserait dans la liste des 6 plus gros trous noirs identifiés à ce jour (derrière 4C+74.13 : 51,3 milliards; TON 618 : 40,7 milliards;  Holmberg 15A : 40 milliards; S5 0014+81 : 40 milliards et J2157-3602 : 34 milliards de masses solaires). Cette découverte est surtout importante par la méthode qui a été utilisée. Car c'est la première fois que la masse d'un trou noir galactique est déterminée avec des limites inférieure et supérieure à partir de l'effet de lentille gravitationnelle produit par sa galaxie hôte. Il faut préciser qu'une lentille forte avait déjà permis de fournir des contraintes sur la masse d'un trou noir supermassif au centre d'une galaxie, mais seulement une limite supérieure de la masse  (≤ 2 108 M) qui avait été placée par Winn et al. en 2004. L'étude de Nightingale et al. est donc bien la première à non seulement placer une limite supérieure mais aussi une limite inférieure et donc à mesurer MTN. Cela laisse espérer que de nombreux systèmes de lentilles plus puissants pourraient potentiellement limiter la masse de leur trou noir central, bien que les propriétés uniques d'Abell 1201 puissent signifier que cela reste un événement quelque peu rare. 

Abell 1201 démontre qu'une mesure de masse est possible même lorsque la densité interne de la lentille n'est pas "creusée". Cela laisse espérer aux astrophysiciens que de grands échantillons de lentilles fortes pourront à l'avenir contraindre la relation qui relie la masse du trou noir et la dispersion de vitesse des étoiles et du gaz. Cela permettrait ensuite de mesurer les masses des trous noirs non actifs à des décalages vers le rouge élevés à l'aide  de cette relation affinée, et pourrait fournir des mesures sur l'extrémité haute de la relation où peu de spécimens sont observés dans l'Univers local. Avec plus de 100 000 lentilles fortes qui seront observées au cours de la prochaine décennie, il est inévitable que davantage de mesures de masses de trous noirs via une lentille forte soient effectuées. Mais avant cela, des travaux supplémentaires sont nécessaires pour déterminer la fréquence de cette occurrence, et dans quels types de lentilles fortes et à quel degré de décalage vers le rouge ces mesures sont réalisables. 

Source 

Abell 1201: detection of an ultramassive black hole in a strong gravitational lens
JamesNightingale et al.
Monthly Notices of the Royal Astronomical Society, Volume 521, Issue 3 (May 2023)
https://doi.org/10.1093/mnras/stad587

Illustration

Image de Abell 1201 et de la galaxie lentillée (à gauche) puis avec la galaxie lentille soustraite (au centre) et zoom sur l'image lentillée utilisée pour la détermination de masse (à droite) (Nightingale et al.)

1 commentaire :

Pascal a dit…

Bonjour Eric,

La mesure par lentille gravitationnelle forte de nombreux trous noirs massifs permettrait d'affiner la relation masse du TN / dispersion des vitesses à un Z donné, mais aussi, comme l'indiquent les auteurs (The success of this method suggests that surveys during the next decade could measure thousands more SMBH masses, and any redshift evolution of the MBH--σe relation) son évolution éventuelle avec Z ; ce qui renvoie aux récents papiers de D Farrah et al dont tu t'es fait l'écho en février, quelque soit le mécanisme de cette évolution.(Je présume une relation directe entre masse stellaire et dispersion de vitesses dans ces galaxies elliptiques).