mercredi 13 décembre 2023

M81* : deux trous noirs supermassifs au lieu d'un seul


La galaxie proche M81 qui possède un noyau actif serait animée non pas par un trou noir supermassif de 70 millions de masses solaires, mais par un couple de trous noirs très rapprochés. C'est la conclusion que tire une équipe internationale qui a étudié les archives des émissions radio et de rayons X du coeur de M81 sur plus de trente ans. Les chercheurs publient leurs travaux dans The Astrophysical Journal

La galaxie spirale M81 (alias NGC 3031) est une galaxie voisine qui se trouve à environ 3,96 Mpc. Elle abrite l'un des noyaux galactiques actifs (AGN) les plus proches. De plus, on la voit presque de face avec un angle d'inclinaison par rapport à la ligne de visée de seulement 14° ± 2°, ce qui permet d'avoir une vue dégagée du noyau galactique. La masse de son trou noir supermassif a été déterminée spectroscopiquement en 2003 avec le télescope spatial Hubble et vaut 70 millions M⊙. Les observations en interférométrie à très longue base (VLBI) entre 1996 et 2008 ont montré que l'AGN dans M81 (que l'on peut appeler M81*) comporte un noyau compact et un jet unilatéral. Les premières séries d'observations interférométriques à très longue base sur M81* ont été réalisées dans les années 1980. Et depuis le début des années 1990, M81* a été fréquemment observé, principalement pour suivre l'évolution des supernovas adjacentes SN 1993J et SN2008iz, ainsi que pour suivre les mouvements relatifs entre les deux galaxies proches M81 et M82.
La surveillance de M81* a montré dans le passé de fortes preuves d'une précession du jet émanent du noyau actif sur une période d'environ 7 ans. Elle a également révélé une forte augmentation de la densité de flux qui a duré de la mi-1997 à la mi-2001, qui ne s'est pas répétée depuis. La précession du jet et sa dérive d'angle de position ont ensuite été confirmées par d'autres données datant de 2017-2019 (von Fellenberg et al. 2023 ). Mais ces données n'ont pas permis de contraindre correctement le modèle du noyau actif en raison d'un l'échantillonnage clairsemé dans le domaine temporel.
C'est pour creuser cette problématique de la précession du jet de M81* que Wu Jiang (Observatoire de Shanghai) et ses collaborateurs européens et japonais ont décidé d'analyser des données d'observation radio et de rayons X à haute énergie datant de la période s'étalant entre 1978 et 2022. Les astrophysiciens ont collecté toutes les données d’observation archivées de type VLBI sur M81* et ils ont acquis de nouvelles données sur des bandes multifréquences. Ils ont fait ça sur de très nombreux réseaux de radiotélescopes, on peut citer le Green Bank Telescope de 110 m, VLA et le VLBA américains, le réseau européen EVN, le radiotélescope de 100 mètres d'Efelsberg en Allemagne, ainsi que les radiotélescopes chinois Sheshan et Tianma de 65 mètres.
Dans le domaine des rayons X, les chercheurs ont exploité des données de surveillance des rayons X à haute énergie (de 2 à 10 keV) couvrant la même période, de 1978 à 2022, à partir de très nombreux instruments en orbite (de Swift à Chandra en passant par Einstein, EXOSAT, Ginga, ROSAT, BBXRT, ou encore XMM-Newton). Rien n'a été laissé au hasard.



Les chercheurs découvrent premièrement que M81* subit un changement périodique dans l'angle de position de son jet, qui apparaît avec une période de 16,7 ans, et qui se superpose avec une précession dont la période est comprise entre 571 et 785 ans. Deuxièmement, ils trouvent que trois éruptions ont eu lieu à la fois dans la radio et dans les rayons X durant la période étudiée.
Pour expliquer ces phénomènes, Wu Jiang et ses collaborateurs ont développé un modèle impliquant un couple de trous noirs supermassifs, au lieu d'un seul. Ils arrivent à un scénario qui colle très bien aux données observées, à condition que le ratio de masse entre les deux trous noirs soit compris entre 0,07 et 0,1, donc que le deuxième trou noir soit 10 fois plus petit que le principal, que le plan orbital du couple soit désaligné par rapport au plan du disque d'accrétion de -54° (+10°/-15°), que la période orbitale du couple soit de 29,7 ± 0,4 ans et que les deux trous noirs ne soient séparés que de 0,02 parsecs (0,065 années-lumière).
L'étude de Jiang et ses collaborateurs révèle que le modèle de changement de l'angle du jet M81 est différent d'une simple précession de Lense-Thirring que l'on connaît bien dans le cas d'un seul trou noir en rotation. Ce que les astrophysiciens démontrent, c'est que le mouvement est cohérent avec une nutation de courte période associée à une précession de longue période. Et c'est cohérent avec l'effet  du couple exercé par le petit trou noir sur le disque d'accrétion du trou noir principal, qui provoque de multiples oscillations de l'axe du jet perpendiculaire au disque d'accrétion. Dans le scénario où le plan orbital et le disque d'accrétion ne sont pas coplanaires, il devrait y avoir deux oscillations par période orbitale et donc deux éruptions de rayons X visibles par période orbitale. La période d'oscillation du jet trouvée est de 16,7 ans  et la période orbitale est de 29,7 ans. Ca colle.
La présence d'un tel couple de trous noirs supermassifs aussi rapprochés et aussi proches de nous est très intéressante en tant que source d’ondes gravitationnelles aux fréquences de l'ordre du nanoHertz. Jiang et ses collaborateurs calculent que le couple de trous noirs devraient être en train de produire des ondes gravitationnelles à 2 nHz. Malheureusement, la déformation de l'espace-temps par ces ondes gravitationnelles est bien inférieure à la sensibilité de détection du réseau de chronométrage de pulsars actuel (nanoGrav), mais tous les espoirs sont permis avec le futur interféromètre laser spatial LISA.

Ce couple de trous noirs supermassifs qui serait tapi dans le noyau M81* pourrait également nous mener vers la résolution d'un vieux problème concernant la phase ultime de fusion des trous noirs supermassifs, ce qu'on appelle le "problème du dernier parsec". Selon la théorie de la fusion des galaxies, deux galaxies initialement séparées par des millions de parsecs finissent par fusionner pour former une nouvelle galaxie, et le trou noir supermassif au centre de chacune des deux galaxies se rapproche progressivement de l'autre pour finalement théoriquement fusionner à leur tour en un trou noir plus massif. Mais les observations actuelles n'ont jamais encore pu confirmer si les trous noirs supermassifs fusionnaient relativement rapidement dans ce processus ou bien restaient bloqués sur des orbites à un intervalle d'environ 1 pc pendant une longue période. C'est le « problème du dernier parsec ». Trouver des trous noirs supermassifs binaires qui ont évolué depuis les premiers frottements dynamiques jusqu'au rayonnement d'ondes gravitationnelles, c'est-à-dire à une séparation inférieure à une fraction de parsecs, est une étape importante pour tester la théorie de la fusion de trous noirs supermassifs.

En conclusion, les auteurs rappellent  que des affirmations de découvertes de trous noirs supermassifs binaires ont déjà été faites avant de se révéler difficile à confirmer, comme l'exemple de OJ 287  (épisode 1461). Jiang et ses collaborateurs restent prudents en précisant que de futures campagnes intensives d'observations en interférométrie à très longue base et de surveillance des hautes énergies seront nécessaires pour vérifier le scénario de binaire supermassive dans M81*.

Source

Observational Evidence of a Centi-parsec Supermassive Black Hole Binary Existing in the Nearby Galaxy M81
Wu Jiang et al.
The Astrophysical Journal, Volume 959, Number 1 (29 november 2023)


Illustrations

1. M81 (Dietmar Hager, F.R.A.S.)
2. Schéma du modèle de trou noir binaire proposé par Jiang et al.

3 commentaires :

Anonyme a dit…

Bonjour. Ce serait logique d'avoir DEUX trous noirs au centre des galaxies, ce qui expliquerait qu'elles soient en rotation. Donc vraisemblablement deux au centre de notre galaxie... Non ?

Dr Eric Simon a dit…

Non, la rotation des galaxies n'a rien à voir avec la présence d'un trou noir au centre. La rotation vient des interactions du gaz de la protogalaxie en train de naître.

Pascal a dit…

Bonjour Eric,

Je n'ai pas réussi à comprendre si, dans le scenario des auteurs, les éruptions X et radio sont apparentes (dues aux variations d'angle de vue du jet par la nutation) ou réelles (liées à la configuration périodique du secondaire et du disque d'accrétion) ?

Bonnes fêtes de fin d'année !