mardi 11 juin 2024

Rencontre possible entre la Terre et un nuage interstellaire dense il y environ 2 millions d'années


Une étude qui vient de paraître dans Nature Astronomy montre que le système solaire aurait pu traverser un nuage interstellaire froid il y a environ 2 millions d'années, avec des conséquences importantes sur le climat et le rayonnement cosmique reçu sur la Terre.
 
Les nuages ​​​​froids et denses dans le milieu interstellaire de la Voie Lactée sont environ 10000 à 100000 fois plus denses que les nuages diffus. On se doutait que notre système solaire avait très probablement rencontré au moins un de ces nuages ​​denses depuis sa naissance, mais les preuves d’une telle rencontre n’ont pas encore été trouvées. 

Merav Opher (université de Boston) et ses collaborateurs ont réussi à apporter un élément de preuve en mesurant le champ de vitesse du "ruban local de nuages ​​froids" (LRCC), Local Ribbon of Cold Clouds, une chaîne de grands nuages ​​denses et très froids constitués principalement d’atomes d’hydrogène, à partir des données radio à 21 cm de longueur d'onde du relevé HI4PI. Les chercheurs montrent que les caractéristiques de distance et de vitesse du LRCC sont telles qu'il y a au moins 1,3% de chance que le système solaire ait rencontré la queue du LRCC il y a environ 2 millions d'années. Le nuage du Lynx représente près de la moitié de la masse totale du LRCC. Opher et ses collaborateurs l'ont modélisé avec un modèle à trois paramètres, où le LRCC se déplace simplement comme une structure fixe et non rotative, et ils résolvent le mouvement complet du nuage dans trois dimensions.
La vitesse relative en coordonnées galactiques entre le LRCC et le Soleil est (∆U, ∆V, ∆W ) = (-13,58, -1,40, 3,70) km.s-1, soit une vitesse de 14,1 km.s-1 vers la direction l = 186 ° et b = 15° (l est la longitude galactique et b est la latitude galactique). Les chercheurs constatent que la région d'erreur de 1σ de la direction de mouvement de ces nuages ​​couvre 1,3 % du ciel (576 degrés carrés).
La distance du plus grand nuage du LRCC, est comprise entre 11 et 45 pc, ce qui permet de calculer un intervalle de confiance à 68,3 % pour la distance du nuage froid du Lynx à entre 22 à 59 pc. Concernant la vitesse radiale, l'intervalle de confiance de 68,3 % est compris entre 11,4 et 15,6 km.s-1. Ces paramètres se traduisent par le Soleil traversant la position des nuages ​​froids entre il y a 1,57 et 4,2 Mégannées.


Les astrophysiciens précisent que ces nuages ​​sont des structures un peu anormales et inexpliquées dans le milieu interstellaire, et que leur origine et leur physique ne sont pas bien comprises. Ils ont donc supposé que ces nuages ​​n’ont subi aucun changement substantiel au cours des 2 derniers millions d'années.

Opher et ses collaborateurs rappellent que la plupart des étoiles génèrent des vents et se déplacent dans le milieu interstellaire qui les entoure. Ce mouvement crée naturellement un cocon qui protège les planètes du milieu interstellaire. C'est ce qu'on appelle l'héliosphère. Elle est constituée d'un flux constant de particules chargées, le vent solaire, qui s'étend bien au-delà de Pluton, enveloppant les planètes dans ce qu'on appelle la bulle locale. Elle nous protège (partiellement) des rayons cosmiques galactiques. 
A partir du constat d'une rencontre possible entre le système solaire et le nuage froid du Lynx, Opher et ses collaborateurs ont cherché à savoir quel serait l'impact de cette rencontre. A l'aide d'une simulation avancée de l'héliosphère (la zone d'influence du Soleil), les chercheurs montrent que lors du passage du système solaire dans un tel nuage de gaz dense, l'héliosphère se rétrécit jusqu'à 0,22 UA, donc devient plus petite que l'orbite de la Terre autour du Soleil. Cela signifie que la Terre aurait alors dû être en contact direct avec le milieu interstellaire pendant un certain temps, en l'exposant à une densité d'hydrogène neutre supérieure à 3000 atomes.cm-3. L'augmentation du flux de rayons cosmiques galactiques qui en découlerait pourrait avoir un impact substantiel sur le système et le climat de la Terre, selon les chercheurs.
La Terre aurait été entièrement exposée au milieu interstellaire, où il n'y a pas que de l'hydrogène pur, mais toutes sortes de gaz et de poussières, des éléments résidus d'étoiles explosées, comme des éléments lourds. Normalement, l'héliosphère filtre la plupart de ces particules. Mais sans protection, elles peuvent facilement atteindre la Terre. Or il se trouve que des études récentes ont montré qu'il existe une augmentation significative de dépôts d'isotopes radioactifs de fer 60 et de plutonium 244 sur le fond océanique, sur la Lune, ainsi que dans les carottes de glace de l’Antarctique,  datant tous de la même période. Le timing correspond également aux enregistrements de température qui indiquent une période de refroidissement. 

Le 60Fe est principalement produit lors des explosions de supernova et reste piégé dans les grains de poussière interstellaire, il a une demi-vie de 2,6 Mégannées. Le 60Fe n’est pas produit naturellement sur Terre et sa présence est donc un indicateur d’explosions de supernova au cours des derniers millions d’années. Le 244Pu, lui, a une demi-vie de 80,7 Mégannées. Le 244Pu est produit par le processus r que l'on pense se produire lors des fusions d'étoiles à neutrons. Des preuves du dépôt de 60Fe sur Terre ont été trouvées dans les sédiments des grands fonds entre 1,7 et 3,2 Mégannées. Les rapports de flux 244Pu/ 60Fe sont similaires dans la période de 2 Mégannées, et il existe des preuves d'un deuxième pic de Fe 60 il y a environ 7 Mégannées. 


La pression du nuage froid du Lynx aurait pu bloquer continuellement l'héliosphère pendant quelques centaines de milliers d'années, voire un million d'années, selon la taille du nuage, d'après les astrophysiciens. On ignore cependant l'effet exact que les nuages ​​​​froids ont eu sur Terre, et s'ils auraient pu déclencher une période glaciaire. Ce qui est sûr, c'est que de grandes quantités d'hydrogène neutre résultant d'une rencontre avec des nuages ​​d'une densité supérieure à 1000 atomes.cm-3 doivent modifier la chimie de l'atmosphère terrestre. Très peu de travaux ont étudié quantitativement les effets climatiques d'une telle situation. Certaines études soutiennent que de telles densités élevées appauvriraient la couche d'ozone dans la moyenne atmosphère (50 à 100 km) et finiraient par refroidir la Terre. Un tel refroidissement est par ailleurs conforme à ce que l'on observe à partir des isotopes de l'oxygène mesurés dans les squelettes microscopiques des foraminifères des fonds marinq. Il a aussi été suggéré que les changements climatiques à cette époque auraient pu affecter l'évolution humaine, l'émergence d'Homo sapiens pouvant avoir été induite par la nécessité de s'adapter au changement climatique.

L'autre effet serait une augmentation du rayonnement ionisant due au flux accru de GCR. Les sondes Voyager 1 et 2 ont montré que l'héliosphère nous protège à 80 % des GCR pour des énergies de 70 MeV à 5 GeV. Une modélisation détaillée de la diffusion des GCR est cependant nécessaire pour explorer leur impact sur l'atmosphère terrestre. De plus, les chercheurs estiment que le passage à travers un nuage aussi dense aurait un effet supplémentaire sur l'atmosphère terrestre à travers l'accumulation de poussière interstellaire.

Bien que la coïncidence du mouvement passé du Soleil avec ces nuages ​​rares soit vraiment remarquable, la nature turbulente du milieu interstellaire et la petite taille angulaire actuelle de ces nuages ​​signifient que l'ellipse d'erreur de localisation passée est beaucoup plus grande que celle des nuages, ​​et la probabilité de leur rencontre est donc jugée faible.

L'obtention de cartes de nuages de gaz à raies spectrales résolues en vitesse dans le voisinage solaire devrait fournir dans le futur des nouvelles contraintes sur la densité et la dynamique du milieu local. Ces contraintes pourront donner un nouvel éclairage sur la fréquence à laquelle le Soleil aurait rencontré des nuages ​​denses capables de réduire l’héliosphère à une taille inférieure à 1 unité astronomique. On sait maintenant que la probabilité n'est pas nulle.

Source

A possible direct exposure of the Earth to the cold dense interstellar medium 2–3 Myr ago
Merav Opher et al.
Nature Astronomy (10 june 2024)

Illustrations

1. Le ruban local de nuages ​​froids imagé à 21 cm (Merav Opher et al.)
2. Représentation en 3D des trajectoires des nuages et du Soleil (Merav Opher et al.)
3. Forme de l'héliosphère il y a 2 millions d'années lors de la rencontre potentielle avec le nuage dense du Lynx (Merav Opher et al.)
4. Merav Opher

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