24/11/24

Détection d'un excès de chaleur sur la planète naine Makémaké


Une équipe de planétologues a observé la planète naine Makémaké avec le télescope Webb et ont découvert un excès très important dans l'infrarouge moyen. L'excès détecté indique des températures d'environ 150 K, bien supérieures à celles que les surfaces solides à la distance héliocentrique de Makémaké pourraient atteindre par irradiation solaire. Pour les chercheurs, qui publient leur découverte dans The Astrophysical Journal Letters, cela indique que Makémaké est active, ou bien qu'elle possède un anneau de poussière carbonée... Les deux scénarios indiquent des phénomènes sans précédent parmi les objets transneptuniens, et pourraient avoir un impact considérable sur notre compréhension de ces mondes lointains.

Makémaké est l'un des objets les plus grands et les plus brillants de la ceinture de Kuiper. Ortiz et al. ont déduit en 2012 sa taille et son albédo à partir de mesures d'occultation et ils ont obtenu un diamètre d'environ 1 430 km, une taille intermédiaire entre celle de Pluton et Charon, et ils ont mesuré un albédo de ≈ 0,8. Makémaké est donc particulièrement brillante. On sait aujourd'hui que sa surface est principalement recouverte de glace de méthane. (Brown et al. 2007 ; A. Alvarez-Candal et al. 2020 ) ainsi que de produits d'irradiation du CH4 (Brown et al. 2015 ). Et Grundy et al. avaient aussi montré en 2024 que le rapport Deutérium/Hydrogène dans la glace de méthane observée sur Makémaké est significativement inférieur à celui qui a été détecté dans la comète 67P/Churyumov–Gerasimenko, qui est considérée comme primordiale. En revanche, il s'aligne étroitement sur les rapports trouvés dans l'eau de nombreuses comètes et objets plus grands du système solaire externe. Ces similitudes et différences ont incité Glein et al. à suggérer il y a quelques mois que les atomes d'hydrogène dans le méthane sur Makémaké provenaient de l'eau, générée par des processus géochimiques à des températures élevées dans son intérieur profond. Bien qu'il existe plusieurs caractéristiques à la surface des objets transneptuniens qui indiquent un cryovolcanisme passé, aucune activité en cours n'a été observée jusqu'à présent.

L'émission thermique de Makémaké a d'abord été mesurée par le télescope spatial Spitzer en 2008, puis par le télescope spatial Herschel en 2010. En 2016, Parker et al. ont détecté un satellite autour de Makémaké, en utilisant les mesures du télescope spatial Hubble. Ils ont suggéré que ce satellite pourrait contribuer à l'émission excédentaire à 24 μm qui avait été décelée par Herschel, difficilement explicable. Un autre scénario impliquait une émission thermique de poussière diffuse en équilibre avec le rayonnement solaire. Bien que techniquement les deux modèles puissent ajuster les observations à un niveau acceptable, ils posaient tous deux des problèmes avec l'interprétation physique des paramètres obtenus, et certaines questions restaient ouvertes.
Pour répondre à ces questions, Csaba Kiss (Institut astronomique de Budapest) et ses collaborateurs ont mené une étude approfondie de l'émission thermique du système de Makémaké en intégrant de nouvelles mesures de l'instrument MIRI (Mid-Infrared Instrument) du télescope spatial Webb, des observations non publiées de Herschel et une réévaluation des données publiées précédemment. De plus, ils ont inclus des données de courbe de lumière visible du télescope TESS (Transiting Exoplanet Survey Satellite) et du télescope spatial Gaia pour contraindre la période de rotation et des données Spitzer/MIPS non publiées à 24 et 70 μm d'une deuxième époque, couvrant une partie substantielle de la période de rotation de Makémaké, pour obtenir une courbe de lumière thermique partielle et contraindre les variations d'émission thermique rotationnelle.

Kiss et ses collaborateurs montrent que Makémaké présente un excès important dans l'infrarouge moyen qui ne peut pas être expliqué par l'émission thermique d'un corps solide irradiés uniquement par le Soleil à sa distance héliocentrique. Ils ont tenté d'ajuster l'émission thermique de Makémaké en utilisant trois types de modèles, à terrain unique ou dual, avec ou sans satellite sombre, mais en vain. Ca ne colle pas avec le spectre en énergie qui est observé dans l'infra-rouge...

Kiss et ses collaborateurs se sont donc tournés vers d'autres scénarios. Le premier scénario qui pourrait selon eux expliquer cet excès de flux dans l'infra-rouge moyen, ça serait l'existence d'un point chaud sur la surface de la planète naine. Un point chaud qui serait alimenté par le cryovolcanisme. Les matériaux issus de l'activité souterraine des corps glacés peuvent en effet atteindre la surface et provoquer des excès de température. Un bon exemple de ce phénomène est Encelade, où Cassini a détecté 3 à 7 GW d'émission thermique provenant des zones polaires sud, à des températures allant jusqu'à au moins 145 K sur une zone équivalente d'environ 350 km2. On peut supposer que l'origine de l'excès d'infrarouge moyen de Makémaké est similaire.

Dans ce scénario, les chercheurs ajuste le spectre en énergie en supposant un terrain unique et une contribution du satellite médiane, avect un « point chaud » à la surface de Makémaké en supposant qu'il a un spectre de corps noir à température unique. Pour cette composante supplémentaire, Kiss et ses collaborateurs trouvent que la température de corps noir la mieux ajustée est Ts = 147 ± 5 K, et la zone correspondante a un rayon équivalent de 10,0 ± 0,5 km, soit ∼0,02 % du disque apparent de Makémaké (pour comparaison, Wright Mons sur Pluton, qui est un cryovolcan présumé, a une caldeira d'environ 5 km de diamètre). Comme les densités de flux qui avaient été mesurées par Spitzer à 24 μm ne présentent qu'une faible variation (≤20 %), dans ce scénario, le point chaud devrait être continuellement visible et donc lié à une région qui est continuellement visible (c'est à dire la région polaire). Dans ce cas, en fonction de l'orientation réelle des pôles, la véritable zone réelle peut être considérablement plus grande et avoir toujours un rayon équivalent de 10 km en raison des effets de projection. Un corps noir de 147 K correspond à une densité de surface de puissance rayonnée d'environ 26 W m-2 , nettement supérieure à la densité typique d'environ 1 W m-2 sur les autres régions de la surface de Makémaké où la puissance de sortie est déterminée par l'irradiation solaire. Les chercheurs calculent la puissance totale rayonnée par ce point chaud pour une zone de rayon de 10 km, et trouvent une valeur P tot = 8,3 Gigawatts (ce qui est assez similaire aux valeurs obtenues pour Encelade). Pour comparaison, la puissance totale qui est reçue par Makémaké du fait de l'irradiation solaire est de 800 GW. Kiss et ses collaborateurs ne peuvent pas malheureusement pas identifier une source évidente qui pourrait être responsable de cette région à haute température.
Ce qui est certain, c'est que si le point chaud évoqué est la raison de l’émission excessive dans l’infrarouge moyen, alors Makémaké est le quatrième corps planétaire solide connu, après la Terre, Io et Encelade, qui est suffisamment actif géologiquement pour que sa chaleur interne soit détectée par télédétection.

Le cryovolvanisme pourrait en tous cas être une explication pour expliquer la formation du méthane à l'intérieur de la planète naine, et son maintien à la surface contre les processus de fuite et de perte photochimique ou radiolytique, le cryovolcanisme pourrait soutenir le scénario impliquant un océan d'eau souterraine plutôt qu'un océan dominé par la convection à l'état solide. Pour les chercheurs, si l'excès de température est associé au cryovolcanisme, l'observation d'une variation de l'excès de température avec le temps ou la phase de rotation pourra fournir plus d'informations sur le processus réel.

Kiss et ses collaborateurs proposent un second scénario pour expliquer l'excès de lumière infra rouge détecté par Webb. Ils montrent qu'au lieu d'un point chaud à la surface de Makémaké, l'origine de l'excès d'IR moyen pourrait être produit par de la poussière à haute température constituée de petits grains. Les petits grains de poussière ont tendance à surchauffer en raison de leur faible émissivité, la température réelle de la poussière dépendant de la composition et de la taille des grains. Ces petits grains peuvent en fait atteindre des températures bien plus élevées que la température d'équilibre d'environ 40 K à la distance héliocentrique de Makémaké. Les chercheurs ont fait des calculs de température de la poussière pour le cas de Makémaké. On le rappelle, des températures autour de 150 K sont nécessaires pour expliquer l'excès important d'IR moyen qui est observé. Kiss et son équipe montrent que les températures de poussière pour une composition de grain spécifique atteignent le maximum autour d'une taille de grain d'environ 100 nm, mais des températures autour de 150 K sont atteintes uniquement pour les grains de graphite ou de carbone, des grains d'olivine, de pyroxène ou de glace d'eau ne permettent pas de retrouver le flux infra-rouge mesuré (ils sont trop "chauds"). Cela indique qu'une composition carbonée probable et des tailles de grain petites sont nécessaires pour pouvoir expliquer l'excès d'IR moyen avec de la poussière diffuse. Les grains de carbone avec des tailles de grains de 100 à 200 nm ou les grains de graphite avec des tailles de grains entre 200 et 500 nm peuvent s'adapter à toutes les données IR moyennes simultanément (sans violer la détection de la lumière réfléchie), en considérant une contribution possible d'autres composants (lune sombre, terrain sombre) dans le système.


Des études récentes ont découvert des systèmes d'anneaux autour des Centaures et des objets transneptuniens, notamment Chariklo, Haumea et Quaoar, suggérant que ces anneaux peuvent être communs autour des corps du système solaire externe, et on peut donc supposer ici que de la poussière diffuse autour de Makémaké peut avoir une forme similaire.

Avec un anneau constitué de grains carbonés de 100 nm, avec une contribution supplémentaire d'un modèle à double terrain utilisant un terrain secondaire de type Quaoar fonctionne très bien. Mais, l'utilisation d'un modèle avec un satellite sombre au lieu d'un double terrain donne des résultats très similaires. Ce modèle particulier d'anneau de poussière correspond très bien aux densités de flux observées et est pratiquement impossible à distinguer du modèle « point chaud » le mieux ajusté. Si l'anneau était constitué exclusivement de ces très petits grains, la profondeur optique de l'anneau dans le domaine visible serait τ ≈ 0,1, en supposant un disque mince et étroit, une largeur d'anneau de 10 km et un rayon d'anneau de r = 4300 km,

Mais Kiss et son équipe précisent que des petits grains de poussière doivent être fortement affectés par le rayonnement solaire via la pression de rayonnement et les effets de Poynting-Robertson. Les chercheurs calculent la durée de vie de  ces particules de poussière en utilisant un modèle dynamique en supposant que les grains commencent à orbiter autour de Makémaké sur des orbites circulaires. Surprise ! Ils trouvent une durée de vie d'environ 10 ans seulement. Mais ils notent cependant qu'une petite lune bergère peut aider à stabiliser les orbites des particules annulaires et prolonger considérablement la durée de vie des grains, comme cela avait été proposé dans le cas de Chariklo il y a quelques mois. 
Avec une durée de vie des petits grains aussi courte, on pense à un événement unique qui aurait eu lieu récemment sur Makémaké. Les chercheurs notent que dans ce cas, une décoloration aurait dû être observée au cours des 20 dernières années couvertes par des observations dans l'IR moyen. Mais, les données antérieures de Spitzer et les récentes données de JWST montrent des densités de flux compatibles, sans évolution notable. Au lieu d'un événement unique, il se pourrait alors qu'il existe un réapprovisionnement continu de poussière qui rend le matériau de l'anneau continuellement observable. En ce qui concerne la composition des grains de poussière, il faut se rappeler que le carbone est omniprésent dans le système solaire externe. La poussière cométaire submicronique est dominée par le carbone amorphe, et en raison de leurs propriétés optiques uniques, de très petits grains de poussière carbonée peuvent être la source dominante de l'émission thermique dans l'IR moyen même en présence d'autres types de grains.
En utilisant des calculs de transfert radiatif, Kiss et ses collaborateurs estiment que, en supposant uniquement des grains carbonés de 100 nm, la masse totale de l'anneau serait d'environ 3000 tonnes, ce qui équivaut à la masse d'un corps d'un rayon d'environ 10 m. Il s'agit d'une limite inférieure, car des grains plus gros peuvent contribuer de manière significative. En supposant la présence de grains plus gros avec 100 fois la masse des petits grains, la masse de l'anneau pourrait être comprise entre 3000 tonnes et 300 000 tonnes. Avec une courte durée de vie d'environ 10 ans des petits grains, un taux d' environ 300 tonnes/an est nécessaire pour le réapprovisionnement, et probablement une quantité plus élevée si on considère l'échelle globale des tailles de particules qui peuvent provenir de petites lunes ou de collisions entre des plus grandes particules.

L'anneau proposé ici serait en tous cas un nouveau type d'anneau dans la région transneptunienne. L'émission thermique des anneaux de Haumea, Chariklo ou Quaoar ne montre en effet pas d'émission excédentaire d'IR moyen aussi forte, même si des résultats récents d'occultations stellaires suggèrent que de très petits grains pourraient dominer certains anneaux de petits corps dans le système solaire externe. Alors que les anneaux classiques de Saturne et d'Uranus sont connus pour être principalement des grains ou des cailloux de la taille d'un millimètre à un centimètre, l'émission thermique de l'anneau de Phoebe autour de Saturne est dominée par de petits grains, et elle est caractérisée par une loi de distribution de taille très raide, comme l'ont montré les mesures de WISE et de Spitzer. Dans le cas de l'anneau de Phoebe, les particules de poussière proviennent du satellite Phoebe lui-même à partir de micrométéorites ou d'impacts plus gros et sont considérées comme responsables de la matière sombre sur l'hémisphère avant de Japet. Un petit satellite interne supplémentaire pourrait être responsable du matériau de l'anneau dans le cas de Makémaké, selon les chercheurs.

En résumé, Csaba Kiss et son équipe ont observé un fort excès dans l'infra-rouge moyen sur Makémaké et proposent deux scénarios distincts pour l'expliquer  : premièrement un point chaud alimenté par le cryovolcanisme et deuxièmement, un anneau composé de très petits grains carbonés. Les chercheurs ne peuvent pas trancher entre ces deux scénarios très différents. Mais ils notent que ces deux phénomènes peuvent être interconnectés. Par exemple, on sait que le matériau de l'anneau E de Saturne provient des geysers d'eau d'Encelade, et des processus similaires pourraient donc fournir du matériau à un anneau autour de Makémaké. De plus, l'anneau E de Saturne est également dominé par des grains de taille submicronique, même s'il s'agit de glace et non de carbone. L'excès IR observé sur Makémaké pourrait donc aussi  être le résultat d'une combinaison des deux scénarios envsagés.

Des mesures supplémentaires dans l'infra-rouge moyen (de 10 à 25 μm de longueur d'onde) échantillonnant l'émission thermique de Makémaké à plusieurs longitudes pourront confirmer dans le futur si il existe une variation rotationnelle, ce qui pourrait être une forte indication que l'excès d'émission provient (au moins en partie) de la surface de Makémaké.  Des observations supplémentaires peuvent également montrer si l'excès (à la fois l'intensité et la température associée) a changé depuis les dernières mesures de Webb effectuées en janvier 2023. Cela serait  attendu dans le scénario de l'anneau si les petits grains de poussière ont été créés lors d'un seul événement. Dans le cas du scénario à point chaud, l'excès pourrait également changer en raison de changements dans les processus cryovolcaniques sous-jacents. Et puis, de futures mesures d'occultation pourraient aussi grandement aider à choisir entre la solution "point chaud" et la solution "anneau".

Source

Prominent Mid-infrared Excess of the Dwarf Planet (136472) Makemake Discovered by JWST/MIRI Indicates Ongoing Activity
Csaba Kiss et al.
The Astrophysical Journal Letters, Volume 976, Number 1 (14 november 2024)

Illustrations

1. Vue d'artiste de Makémaké NASA, ESA, A. Parker and M. Buie (Southwest Research Institute), W. Grundy (Lowell Observatory), and K. Noll (NASA GSFC) 
2. Ajustement du spectre IR par l'ajout de l'effet d'un point chaud à la surface de Makémaké avec différentes caractéristiques (Kiss et al.)
3. Ajustement du spectre IR par l'ajout de différents types de poussière  sous forme d'anneaux (Kiss et al.)

3 commentaires :

Anonyme a dit…

Cet article est intéressant car il permet aussi d'écarter plusieurs autres hypothèses dont il montre qu'elles ne sont pas compatibles avec les données observées. En premier lieu, l'hypothèse du chauffage interne par désintégration radioactive est exclue (suggérés dans des études précédentes pour des objets similaires, par exemple, Pluton et Triton), car aucune trace d'une activité géothermique significative n'a été détectée sur Makémaké. De même, l'idée d'un impact récent provoquant un réchauffement de la surface a été écartée en raison de l'absence de variations thermiques rapides, qui auraient dû être visibles si un tel événement avait eu lieu. L'hypothèse selon laquelle des variations d'albédo dues à des changements de surface pourraient expliquer l'excès thermique est également écartée, car les observations ne montrent pas de modifications notables dans la réflexion de la lumière par la surface. Enfin, l'article exclut la possibilité d'un réchauffement interne lié à des effets de marée gravitationnelle, notamment en raison de l'absence d'un satellite massif autour de Makémaké, capable de générer ces forces. En revanche, bien que le cryovolcanisme n'ait pas été définitivement écarté, les données actuelles ne montrent pas de signes évidents d'activité géologique. Ainsi, l'hypothèse d'un anneau de poussière carbonée demeure la plus plausible pour expliquer cet excès thermique.

Dr Eric Simon a dit…

Votre dernière phrase ne correspond pas à la conclusion de l'article. Les auteurs estiment que l'hypothèse du cryovolcanisme créant un point chaud est tout autant plausible que celle de l'anneau de poussière.

Pascal a dit…

Bonjour,
Ce qui pose problème à mon sens pour le cryovolcanisme c'est l'origine de l'énergie dissipée, dans le cas d'un corps de faible masse (4 fois moins que Pluton) et sans effet de marée (contrairement à Io et Encelade) ; les auteurs calculent la production radioactive sous l'hypothèse d'une fraction rocheuse de 70%, et la trouvent insuffisante ; ils n'évoquent pas le résidu de la chaleur initiale de formation (à priori faible pour cette masse si elle remonte à 4,6 Ga ?) ; ils discutent en revanche la solidification d'un océan de subsurface à hauteur de 1 % sur 10 à 100 Ma, ce qui serait suffisant, mais la question de la persistance de cet océan jusqu'à aujourd'hui reste ouverte.