19/11/24

Trois galaxies massives furieusement efficaces pour former des étoiles 1 milliard d'années post Big Bang


Les récentes observations du télescope spatial Webb ont révélé une abondance inattendue de galaxies massives candidates dans l'Univers jeune. Ces galaxies candidates observées avec Webb ont été interprétées comme remettant en cause la cosmologie du modèle ΛCDM, mais, jusqu'à présent, les observations n'ont pas eu de confirmation spectroscopique de leurs décalages vers le rouge. Une équipe d’astrophysiciens a effectué une étude systématique de 36 galaxies massives obscurcies par la poussière avec des décalages vers le rouge compris 5 et 9 provenant du relevé FRESCO du télescope Webb. Ils ne trouvent aucune tension avec le modèle standard dans leur échantillon. En revanche, ils ont déniché trois galaxies ultra-massives, de plus de 100 milliards de masses solaires, qui montrent une efficacité monstrueuse pour fabriquer des étoiles… L’article est publié dans Nature.

Les masses stellaires des galaxies de l’échantillon sont comparées à la masse maximale à laquelle on pourrait s'attendre à trouver une galaxie dans le volume étudié, compte tenu de la fonction de masse du halo de matière noire entourant les galaxies et de la fraction de baryons cosmique. Dans ce paradigme de type ΛCDM, Mengyuan Xiao (université de Genève) et ses collaborateurs (dont le français David Elbaz) dérivent la masse la plus grande du halo de matière noire à différents redshifts dans le volume d'étude correspondant (environ 1,2 × 10Mpc3 à z entre 5 et 9) selon la fonction de masse du halo. La masse stellaire maximale est ensuite déduite de la masse maximale du halo de matière noire, avec une fraction baryonique cosmique fb = Ωbm = 0,158 (Ωb est le paramètre de densité baryonique et Ωm le paramètre de densité de matière), et l'efficacité théorique maximale (ϵ) de la conversion des baryons en étoiles. Xiao et ses collaborateurs considèrent deux cas possibles pour ϵ : l'efficacité la plus élevée obtenue à partir de modélisations phénoménologiques basées sur les observations (ϵ max,obs = 0,2) et l'efficacité maximale théoriquement permise (ϵ = 1).

Ils calculent ensuite les limites inférieures de l'efficacité des galaxies de leur échantillon, afin de vérifier si les galaxies massives à haut z pourraient former des étoiles avec une efficacité étonnamment élevée (ϵ > 0,2 ou même ϵ > 1). Dans cette analyse, les chercheurs supposent de manière conservatrice que chaque galaxie est située dans le halo de matière noire le plus massif.

Xiao et ses collaborateurs ne trouvent aucune galaxie avec ϵ > 1, ce qui suggère donc que l’échantillon ne présente pas de tension significative avec le modèle ΛCDM. La fiabilité de cette conclusion vient du fait que les astrophysiciens disposent à la fois de masses stellaires et de décalages vers le rouge robustes.

En revanche, il y a tout de même 5 galaxies extrêmes dans cet échantillon de 36 galaxies, qui montrent un ϵ > 0,2, c'est-à-dire une efficacité accrue dans la conversion du gaz en étoiles. Trois galaxies sont à z ≈ 5 à 6 (donc entre 0,9 et 1,2 milliards d'années après le Big Bang), et deux à z ≈ 7 -8. Xiao et ses collègues se concentrent sur les trois objets à plus faible décalage vers le rouge car les masses stellaires dérivées sont significativement moins robustes pour les objets à z ≈ 7 – 8. Les trois monstres sont nommées S1, S2 et S3. Elles ont été détectées précédemment par des observations du Submillimetre Common-User Bolometer Array 2 (SCUBA-2), mais seule S2 (aussi connue sous le nom de GN1035), avait un décalage vers le rouge et une masse stellaire fiables avant les observations de Webb.

Xiao et al. constatent que S1, S2 et S3 sont extrêmement massives (plus de 100 milliards de M⊙ en étoiles, rouges, et fortement atténuées par la poussière. Ils trouvent qu'elles ont également des taux de formation d'étoiles très élevés, spécifiquement 795 ± 40 M par an pour S1, 1030 ± 190 M par an pour S2 et 988 ± 49 M⊙ par an pour S3. Cela indique que ces galaxies sont dans un processus de production d’étoiles très efficace. L’étude des raies d'émission, de la morphologie des sources et des données multi-longueurs d'onde ne révèle aucun signe d'une contribution significative des noyaux actifs de galaxie (AGN). Par conséquent, la nature ultra-massive de ces trois galaxies est fiable. Ces galaxies ultramassives (pour l’époque où elles se trouvent) sont surnommées des « red monsters » par les astrophysiciens

En comparant les masses de ces galaxies avec les prédictions, il est clair qu’elles nécessitent une conversion en étoiles extrêmement efficace de tous les baryons disponibles d'environ 0,5 en moyenne, c’est-à-dire 2 à 3 fois l'efficacité la plus élevée observée à un redshift inférieur (ϵ max,obs ≈ 0,2). Ces 3 galaxies se situent à z ≈ 5 - 6, démontrant que l'existence de galaxies ultra-massives qui défient les modèles d'assemblage de galaxies, n'est pas limitée à l'univers le plus lointain à z > 8 mais inclut également des galaxies à des époques plus tardives qui étaient auparavant cachées par l'obscurcissement de la poussière.

L'efficacité élevée de la conversion baryons (gaz) - étoiles dans ces trois galaxies ultra-massives pourrait également être démontrée dans l'autre sens. En supposant une efficacité maximale observée de ϵ max,obs = 0,2, les masses stellaires de S1, S2 et S3 correspondent à des masses de halo de matière noire de 10 12.88 , 10 12.68 et 10 12.54 masses solaires respectivement. La densité volumique de galaxies observée est d'environ 3.0 × 10-6 Mpc-3 à z ≈ 5 - 6 dans les 124 arcmin2 des champs de l'étude FRESCO. Pour le cas le plus extrême, S1, comparé aux densités cumulées théoriques de galaxies d'environ 2,8 × 10-9 Mpc-3 ayant une masse totale de 10 12,88 masses solaires, la probabilité de détecter une telle galaxie dans un champ aléatoire aussi grand que celui de FRESCO n'est que 0,0008. En d'autres termes, si la distribution des galaxies dans l'Univers était homogène, et si ϵ = 0.2, on s’attendrait à ne détecter qu'une seule galaxie telle que S1 dans un champ 1188 fois plus grand que celui de FRESCO. Pour S2 et S3, les probabilités sont de 0,017 et 0,08 respectivement, ce qui requiert des champs 58 fois et 12 fois plus grands que le champ de l’étude FRESCO pour les détecter. Cela démontre que l'efficacité de la formation d'étoiles dans ces galaxies doit être significativement plus élevée que celle normalement trouvée à des redshifts plus faibles dans le modèle standard de formation des galaxies au sein de halos de matière noire froide.

Et Xiao et ses coauteurs calculent que les galaxies extrêmement massives contribuent de manière significative à la densité totale du taux de formation d'étoiles dans l'Univers jeune. Ils trouvent que en incluant seulement S1, S2 et S3, la densité du taux de formation d'étoiles atteint une valeur de 2,4 10-3 M par an Mpc-3 (à z=5,8). Cette valeur correspond à 17% de la densité totale du taux de formation d'étoiles à ce redshift. Selon les chercheurs, ce résultat suggère qu’il existe une proportion importante de formation stellaire extrêmement efficace dans l'Univers jeune.

Avec les mesures sûres du décalage spectral et de la masse stellaire, ces résultats fournissent des preuves solides que l'Univers primitif doit être deux à trois fois plus efficace dans la formation de galaxies massives que la tendance moyenne trouvée par des études antérieures à des époques plus tardives. La découverte de Xiao et al., ainsi que l'excès possible de galaxies lumineuses en UV à z > 8 révélé par les observations du JWST, indique que les modèles de formation des premières galaxies doivent être révisés, bien que en restant dans le cadre du modèle cosmologique ΛCDM.

Pour conclure, les astrophysiciens notent que deux des trois galaxies ultra-massives ont récemment été localisées dans une structure à grande échelle en cours de formation. Par conséquent, selon eux, les effets potentiels de la variance cosmique doivent être soigneusement pris en compte avant de concevoir des modèles. En outre, les galaxies les plus massives situées dans les régions les plus denses de l'Univers peuvent avoir une histoire de formation spécifique, ce qui nécessite des modèles uniques de formation des galaxies pour expliquer comment la formation d'étoiles est effectivement augmentée à un taux significatif dans ces régions. Pour Xiao et ses collaborateurs, des variations dans la fonction de masse initiale pourraient également reproduire les propriétés extrêmes observées dans leur échantillon. Des scénarios doivent encore être étudiés par des observations plus détaillées. Avec une plus grande résolution spatiale et/ou sensibilité, les futures observations spectroscopiques de l'Atacama Large Millimeter/submillimeter Array (ALMA), du NOrthern Extended Millimeter Array (NOEMA) et du télescope Webb pourraient aider à consolider la nature massive de ces galaxies grâce à des mesures de masse dynamique, et pourquoi pas tester différents scénarios pour leur formation avec l'analyse de la cinématique et de la composition chimique du milieu interstellaire.

 

Source

Accelerated formation of ultra-massive galaxies in the first billion years

Xiao, M., et al.

Nature 635, 311–315 (14 novembre 2024 )

https://doi.org/10.1038/s41586-024-08094-5


Illustration

1. Images des galaxies S1, S2 et S3 (Xiao, M., et al.)

 

3 commentaires :

Anonyme a dit…

Merci pour cet article !

Pascal a dit…

Bonjour,
Les constatations récentes que l'évolution galactique précoce a été, au moins localement plus rapide que prévue (galaxies massives, SMBH, proportion de spirales...) a incité à remettre un peu vite en cause le modèle lambdaCDM. Cet article suggère que la prise en compte de la complexité baryonique pourrait suffire.A signaler par ailleurs un article de F Combes et al (Nature astronomy, 14/11) qui établit une corrélation entre l'axe du jet du SMBH et le petit axe de la galaxie hôte, inexpliquée, peut être justement le genre de mécanisme à prendre en compte dans l'évolution galactique ?

Anonyme a dit…

Ces observations mettent en lumière l'importance des mécanismes baryoniques complexes dans l'évolution des galaxies massives de l'Univers jeune. Les feedbacks des supernovae et des trous noirs supermassifs, ainsi que l'effet des jets galactiques sur la formation stellaire, pourraient jouer un rôle clé dans les variations locales de l'efficacité de formation d'étoiles. À ce titre, la corrélation récente entre l'axe des jets de SMBH et celui des galaxies hôtes, mentionnée dans l'étude de F. Combes et al., soulève des questions intrigantes : ces alignements pourraient-ils refléter une dynamique anisotrope liée à la distribution du gaz ou à des fusions précoces ? Comment intégrer ces phénomènes dans les modèles actuels de formation galactique sans compromettre le cadre du modèle ΛCDM ?