14/12/24

Absence d'océan de magma peu profond sur Io


Io est la lune galiléenne la plus proche de Jupiter, exécutant une orbite autour de la planète géante toutes les 42h30. Son diamètre est de 3 643 km et sa densité de 3 528 kg/m³, ce qui la rend environ 5 % plus grande en diamètre et en densité que la Lune. En raison de l'orbite excentrique de Io, sa distance par rapport à Jupiter varie d'environ 3 500 km, ce qui entraîne des variations très importantes de l'attraction gravitationnelle de Jupiter. À l'instar des marées sur la Lune provoquées par la Terre, ces variations gravitationnelles, ces effets de marée, entraînent des déformations sur Io, qui seraient la principale source d'énergie de l'intense activité volcanique et des émissions infrarouges qui sont observées à sa surface. La quantité d'énergie dissipée à l'intérieur de Io est immense, avec une puissance totale de l'ordre de 100 TW...

Depuis des décennies, on suppose que ce réchauffement extrême dû aux marées pourrait être suffisant pour faire fondre une fraction substantielle de l'intérieur d'Io, formant vraisemblablement un océan de magma souterrain global. On pense d'ailleurs que de nombreux mondes ont possédé des océans de magma au début de leur évolution - notamment la Lune primitive, dont on pense qu'elle a eu un océan de magma peu profond au cours des 100 premiers millénaires, causé par l'impact géant qui lui a donné naissance. Le volcanisme extrême d'Io suggère fortement l'existence d'un intérieur au moins partiellement en fusion.

La question de savoir si l'intérieur de Io contient ou non un océan de magma global peu profond est restée en suspens depuis la découverte du volcanisme de Io. Il existe en fait deux modèles pour l'intérieur de Io : un intérieur partiellement fondu mais principalement solide, ou bien un intérieur avec un océan magmatique global. Un noyau métallique avait également été indiqué par des mesures gravitationnelles il y a quelques années, et serait dans ce cas probablement liquide. L'existence d'un océan magmatique global a été prédite grâce à deux types d'analyse. La première repose sur des mesures d'induction magnétique de la mission Galileo qui ont suggéré l'existence d'un océan de magma à l'intérieur d'Io, avec l'hypothèse d'une couche superficielle proche d'environ 50 km d'épaisseur avec plus de 20% de matière fondue - bien que les résultats aient fait l'objet d'un débat substantiel. Et puis plus récemment, la cartographie globale des volcans de Io par Juno a été utilisée pour montrer que la distribution du flux de chaleur volcanique est cohérente avec la présence d'un océan magmatique global. 

Pour tenter de trancher la question, Ryan Park (Jet Propulsion Laboratory, NASA) et ses collaborateurs qui exploitent la sonde Juno, ont décidé d'utiliser une nouvelle méthode, fondée sur la mesure de la réponse de Io aux effets de marée, donc sa déformabilité. Il s'agit  d'un diagnostic clé pour distinguer si Io a un océan magmatique global ou un océan magmatique peu profond. 

Si Io a un océan de magma, la réponse de marée doit être grande (et inversement elle doit être petite si il ne possède pas d'océan de magma). La réponse de marée de Io peut être quantifiée par un nombre complexe qu'on appelle le nombre de Love gravitationnel k2=Re(k2)+i.Im(k2). La composante réelle Re(k2) caractérise la réponse en phase, qui est définie comme le rapport entre le potentiel gravitationnel imposé par Jupiter et le potentiel induit par la déformation de Io. La partie imaginaire de la réponse de marée Im(k2) est souvent définie comme -|k2|/Q, où Q est le facteur de qualité de la dissipation, et est une mesure de la quantité de chaleur que Io devrait générer. Des études antérieures ont utilisé des mesures astrométriques pour déterminer |k2|/Q, mais n'ont pas pu déterminer Re(k2) indépendamment. 

La méthode de Park et ses collaborateurs repose sur la mesure très précise du mouvement de la sonde Juno (qui explore le système jovien depuis la mi-2016) lors de ses survols rapprochés de Io. Ce faisant, on peut déterminer le champ de gravité d'un corps perturbateur. En juin 2024, Juno avait effectué un total de 62 orbites autour de Jupiter, et les données acquises au cours de cette période ont été utilisées pour améliorer la compréhension de l'environnement dynamique de Jupiter, en particulier les orbites des satellites galiléens ainsi que le champ de gravité et l'orientation de Jupiter. Les deux survols de Io sont dénommés I57 et I58, et ont eu lieu respectivement le 30 décembre 2023 et le 3 février 2024. I57 a notamment fourni une occasion unique d'acquérir les données de gravité pour l'hémisphère nord d'Io. Les deux survols ont eu lieu à des altitudes d'environ 1500 km et ont fourni des données Doppler de proximité, avec une précision 10 fois plus grande que celle des données Doppler qu'avait obtenue la sonde Galileo. Park et ses collaborateurs ont combiné les données de Juno avec les données précédemment acquises de Galileo, ainsi que les observations astrométriques. Ils ont ainsi pu déterminer Re(k2) = 0,125 ± 0,047 et Q = 11,4 ± 3,6, ce qui donne |k2|/Q = -Im(k2) =0,0109 ± 0,0054

Sans océan magmatique, Re(k2) peut être aussi petit qu'environ 0,1; avec un océan magmatique, Re(k2) n'est jamais inférieur à 0,8 lorsque la hauteur de la couche liquide h=50 km parce que l'effet de découplage de la couche liquide conduit à une plus grande réponse de la marée. Ces résultats fournissent donc des preuves solides démontrant qu'il n'existe pas d'océan magmatique souterrain global peu profond capable d'être la source de l'activité volcanique de Io. Un manteau supérieur viscoélastique plus épais recouvrant l'océan magmatique réduira la déformation de la surface. Les chercheurs montrent qu'un manteau supérieur de 250 km d'épaisseur réduit Re(k2), mais pas suffisamment pour satisfaire les mesures de Juno. Cependant, un manteau supérieur d'une épaisseur d'environ 500 km peut reproduire à la fois les valeurs de Re(k2) et |k2|/Q mesurés. Dans le cas d'un océan magmatique sous un manteau viscoélastique, le résultat montre que l'épaisseur du manteau doit dans tous les cas être supérieure à 318 km.

Les résultats de Juno n'excluent donc pas la possibilité d'un océan magmatique profond existant à une profondeur supérieure à 318 km, mais un océan magmatique profond ne pourrait pas être la source de l'activité volcanique d'Io. Les chercheurs notent qu'un océan magmatique très mince (< 2 km) et peu profond pourrait aussi produire une petite valeur de Re(k2) compatible avec les observations, mais Park et ses collaborateurs rappellent que la topographie de surface de Io a des amplitudes d'environ 1 km et que les variations isostatiques devraient résulter en une topographie basale d'au moins quelques kilomètres, dépendant du contraste de densité. Dans ce cas, pour un océan magmatique très fin, l'océan magmatique ne serait plus global. Ils en concluent qu'un océan magmatique global et peu profond est exclu par les résultats de Juno.

Comme on s'attend à ce qu'un océan magmatique global profond découple mécaniquement la croûte, Park et ses collaborateurs ont aussi étudié la possibilité de mesurer les librations diurnes de la surface pour fournir des contraintes supplémentaires. Leur analyse montre que les distributions de probabilité a posteriori des amplitudes de libration pour les cas avec et sans océan magmatique se chevauchent de manière significative. Pour un scénario sans océan magmatique, l'amplitude de libration varie de 250 à 268 m. Pour le scénario avec océan magmatique, l'amplitude de libration pourrait être plus importante, allant de 261 à 317 m. 

Les résultats de Park et ses collaborateurs indiquent donc qu'il n'existe pas d'océan magmatique global peu profond sur Io. Sur Terre, les matières fondues profondes peuvent être plus denses que le manteau environnant et restent donc séquestrées dans un océan de magma basal. Sur Io, en revanche, les pressions sont beaucoup plus faibles, de sorte que l'on s'attend à ce que la fonte du manteau soit toujours moins dense que le manteau solide qui l'entoure. Le magma aura donc tendance à remonter, rendant le maintien d'un océan magmatique profond dynamiquement problématique. Inversement, si les masses fondues sont denses (par exemple, si elles sont suffisamment riches en fer), avec un océan magmatique profond, il serait difficile d'expliquer comment une telle masse fondue pourrait remonter et entrer en éruption. 

Ces considérations font dire à Park et son équipe que le volcanisme qui est observé à la surface d'Io ne proviendrait pas d'un océan magmatique global. Bien qu'on ne puisse pas exclure totalement l'existence d'un manteau hétérogène dans lequel se trouvent à la fois des matières fondues denses et profondes et des magmas éruptifs flottants, aucune observation actuelle ne confirme l'existence d'une couche de matière fondue profonde. 

Comment la Lune primitive a-t-elle pu conserver un océan de magma peu profond pendant une période relativement longue, alors que Io, qui est continuellement chauffé par les marées, ne le fait pas ? Selon Park et ses collaborateurs, il il y a deux possibilités : premièrement l'absence relative de volatiles sur la Lune pour alimenter les éruptions, et deuxièmement la présence d'une croûte anorthositique de faible densité, qui empêche la migration de la matière en fusion vers le haut et l'éruption. L'océan magmatique de la Lune a été formé par un impact géant; mais en l'absence d'un tel événement catastrophique, le chauffage par les marées seul semble insuffisant pour permettre à un tel océan de magma de se développer sur Io.

Il est important de comprendre le chauffage par les marées en tant que cause principale des océans dans notre système solaire, tels que ceux sur Europe et Encelade, et potentiellement au delà. Bien que les planétologues supposent généralement qu'un chauffage intense dû aux marées peut conduire à des océans de magma, l'exemple d'Io montre que ce n'est pas nécessairement le cas. Les arguments qui impliquent que Vesta ou d'autres astéroïdes très précocement créés ont formé des océans de magma à partir du chauffage par désintégration radioactive de l' 26Al doivent également être réexaminés selon les chercheurs. La migration rapide de la matière fondue et l'éruption peuvent entraver le développement des océans de magma, à moins qu'il n'existe une barrière au mouvement ascendant. De telles barrières existaient probablement sur la Lune primitive, ainsi que sur les satellites glacés, où la  masse fondue (l'eau) est plus dense que la croûte (la glace) et où les océans sont fréquents.

Pour résumer les résultats de cette étude : ni le volcanisme silicaté superficiel intense observé sur Io, ni son chauffage extrême par les marées de Jupiter n'impliquent un océan magmatique peu profond sur Io comme on pouvait s'y attendre. Le 24 novembre 2024, la sonde Juno a effectué son 66ème survol des sommets nuageux de Jupiter. Sa prochaine approche de la géante gazeuse aura lieu le 27 décembre, la sonde s'approchera alors à environ 3 500 kilomètres au-dessus des nuages de Jupiter et aura parcouru 1,039 milliard de kilomètres depuis son entrée dans l'orbite de la géante gazeuse en 2016.

Quant à Io, les profondeurs du corps le plus volcanique du système solaire continueront à n'en pas douter à être sondées à partir d'autres mesures, telles que l'obliquité, la précession, la nutation, et le champ de gravité à haute résolution.

Source

Io’s tidal response precludes a shallow magma ocean

R. S. Park, et al.

Nature (12 december 2024)

https://doi.org/10.1038/s41586-024-08442-5


Illustrations

1. Io imagé par Juno (NASA/JPL-Caltech/SwRI/MSSS Image processing by Gerald Eichstädt)

2. Vue d'artiste de l'intérieur de IO sans océan magmatique (Sofia Shen / NASA / JPL / Caltech)

3. Ryan Park


Aucun commentaire :