vendredi 11 novembre 2011

Lemaître / Hubble : Fin de controverse.

Un débat passionné a éclaté il y a quelques mois au sujet de savoir qui est à l'origine de l'une des découvertes les plus profondes de notre époque : l'expansion de l'Univers.

C'est le célèbre (depuis) astronome américain Edwin Hubble, qui traquait l'expansion grâce à l'étude des vitesses et des distances de plusieurs dizaines de galaxies lointaines dans les années 1920, qui est généralement cité.

Mais il n'y a aucun doute que c'est en fait à Georges Lemaître, cosmologiste belge, que l'on doit d'avoir proposé la démonstration expérimentale de l'expansion de l'Univers en 1927, deux ans avant Hubble.

La "découverte" de Hubble en 1929 a quant à elle confirmé et bien étendu les résultats de Lemaître. Or il est apparu une controverse liée à l'article de Lemaître publié en 1931 qui était la traduction en anglais de son article de 1927 (publié en français dans une revue assez confidentielle).

Cette controverse vient du fait que dans cet article de 1931, les conclusions révolutionnaires de Lemaître n'apparaissent plus, ce qui rend a posteriori tous les honneurs à Hubble pour la découverte qui, lui, a vu son article de 1929 largement diffusé dans le monde... Des accusations de censure ont même été entendues...

Très intrigué par cette histoire, un astronome fasciné par l'histoire récente de l'astrophysique, Mario Livio du Space Telescope Science Institute de Baltimore, s'est mis en tête de retrouver exctement pourquoi des passages-clé de l'article de 1927 de Lemaître ont ainsi été supprimés en 1931 dans sa traduction. Et il a trouvé !, grâce à la trouvaille d'une lettre inédite de Georges Lemaître.

Mais revenons un instant sur l'histoire de cette découverte...

Georges Lemaître
En 1922, Alexandre Friedman à Leningrad avait publié la théorie de l'expansion de l'univers dans l'une des revues de physique les plus prestigieuses de l'époque, le Zeitschrift für Physik, que Einstein réprouva dans un premier temps en déclarant faux les calculs effectués par Friedman, puis finit par en reconnaitre l'exactitude.
Il manquait bien évidemment une preuve expérimentale.


La même année (1922) l'astronome américain Vesto Slipher avait commencé à mesurer le redshift (décalages des fréquences vers le rouge, indiquant les mouvements relatifs) pour 41 galaxies dans le ciel de l'hémisphère Nord. 

Les listant dans son livre de 1923 The Mathematical Theory of Relativity, le physicien britannique Arthur Eddington écrivit : «La grande prépondérance de vitesses de recul positives est très frappante." Mais il ajouta que le manque d'observations du côté de l'hémisphère Sud ne permettait pas de tirer davantage de conclusions.

En 1927, Georges Lemaître, prêtre et scientifique à l'Université catholique de Louvain en Belgique, après avoir passé deux ans à Cambridge (Royaume-Uni) auprès de Eddington et un an à Cambridge (MIT, Massachussetts) publie, en français, un article remarquable dans la revue assez confidentielle Les Annales de la Société Scientifique de Bruxelles intitulé "Un Univers homogène de masse constante et de rayon croissant rendant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extragalactiques" - oui, à cette époque les galaxies n'étaient que de vulgaires nébuleuses...-

Dans ce papier, Lemaître rapporte sa découverte de solutions dynamiques aux équations d'Einstein de la relativité générale,desquelles il dérive ce que l'on appelle aujourd'hui la loi de Hubble : la vitesse des galaxies est proportionnelle à leur distance par rapport à nous.

Mais Lemaître alla au-delà des seuls calculs théoriques dans son article. Il détermina le taux d'expansion de l'Univers en utilisant les vitesses des galaxies mesurées par Slipher, et leurs distances déterminées à partir de la luminosité, mesures publiées par Hubble (tiens, tiens...) un an plus tôt en 1926.  

Pour la valeur de ce taux d'expansion, appelé aujourd'hui la constante de Hubble, Lemaître obtint une valeur de 625 km/s par mégaparsec.  
Lemaître disait aussi que la précision des estimations de distance disponibles était insuffisante pour évaluer la validité de la relation linéaire qu'il avait découverte. (là c'est sûr, il avait pas tort, puisque la constante de Hubble vaut en fait aujourd'hui environ 73 km/s/Mpc)
 
En 1929, deux ans après l'article de Lemaître sort l'article de Edwin Hubble intitulé «A relation between distance and radial velocity among extra-galactic nebulae». Dans cet article, Hubble et son assistant, Milton Humason, ont utilisé des mesures de distance améliorées (en partie basées sur de meilleurs indicateurs de distance stellaire comme des variables céphéides et des novae) et des vitesses prises principalement des données de Slipher. Ils établissent la loi de Hubble, avec une valeur pour la constante de 500 km/s par mégaparsec.


En lisant cette histoire, il semblerait logique de mettre la découverte expérimentale de l'expansion de l'Univers et l'existence du principe d'une loi linéaire distance-vitesse au crédit de Lemaître, et puis la confirmation détaillée de cette loi à Hubble et Humason, étant donné leurs observations plus précises, qui ont étendue les mesures de vitesse de Slipher à de plus grandes distances. Mais c'est là que ça ce corse...
La traduction anglaise de l'article de Lemaître de 1927 a été publié dans les Monthly Notices of the Royal Astronomical Society en mars 1931. Cependant, durant le processus d'édition, quelques paragraphes de la version originale française ont été purement et simplement supprimés, et notamment celui très important dans lequel Lemaître décrit la loi de Hubble et déduit le taux d'expansion.
 

Il manque également le paragraphe dans lequel Lemaître discute des erreurs dans les estimations de distance, ainsi que des notes de bas de page cruciales, dans l'une desquelles Lemaître a interprété la proportionnalité entre la vitesse et la distance comme résultant d'une expansion cosmique, rien de moins ! 
La disparition de ces passages lors de la traduction a été connue par certains mais pas tant que ça.
Edwin Hubble

Jim Peebles cosmologiste à l'Université Princeton , a écrit dans un ouvrage sur Lemaître en 1984 : «Il est curieux que les paragraphes cruciaux décrivant comment Lemaître a estimé H, la constante de Hubble, et évalué les preuves de linéarité vitesse-distance ont été tronquées dans la traduction anglaise de 1931."
Qui a traduit l'article de Lemaître et pourquoi ont été supprimés ces paragraphes?


Sidney van den Bergh, astronome canadien, a spéculé il y a quelques mois que celui qui a fait la traduction sélective peut l'avoir fait pour conserver à Hubble la priorité de la découverte.
David Block, un mathématicien à l'Université de Witwatersrand à Johannesburg, Afrique du Sud, a suggéré en outre que Hubble aurait pu lui-même mettre la main dans cette censure cosmique, pour s'assurer que le crédit irait à lui-même et à l'Observatoire du Mont Wilson, où il faisait ses observations.


L'historien des sciences Robert Smith de l'Université de Alberta au Canada, qui croit que le crédit de la découverte de l'expansion devrait aller à Lemaître, a suggéré que les paragraphes peuvent avoir été coupés dans le cadre de pratique éditoriale standard par l'éditeur de la Monthly Notices.
 


C'est dans ce contexte commençant à devenir houleux que Mario Livio se mit en quête de la vérité sur ce qui se passa il y a 80 ans... Il réussit à obtenir auprès des Archives Georges Lemaître à Louvain la lettre envoyée par l'éditeur des Monthly Notices, l'astronome William Smart, à Georges Lemaître, au sujet de la traduction et de la publication de l'article.

Smart y demande à Lemaître s'il permettrait que son article de 1927 soit reproduit dans le Monthly Notices, parce que le conseil de la Royal Astronomical Society estimait que le papier n'était pas aussi bien connu que ce qu'il devrait.

Dans sa lettre, Smart nulle part n'évoque la volonté d'exclure un passage ou une note et n'évoque à aucun moment les résultats de Hubble.

Pour aller plus loin, Livio partit donc enquêter du côté des archives de la Royal Astronomical Society et a fini par retrouver la réponse que Lemaître adressa à Smart le 9 mars 1931, et cette dernière résoud entièrement l'énigme : 

Dear Dr. Smart
I highly appreciate the honour for me and for our society to have my 1927 paper reprinted by the Royal Astronomical Society. I send you a translation of the paper. I did not find advisable to reprint the provisional discussion of radial velocities which is clearly of no actual interest, and also the geometrical note, which could be replaced by a small bibliography of ancient and new papers on the subject. I join a french text with indication of the passages omitted in the translation. I made this translation as exact as I can, but I would be very glad if some of yours would be kind enough to read it and correct my english which I am afraid is rather rough. No formula is changed, and even the final suggestion which is not confirmed by recent work of mine has not be modified. I did not write again the table which may be printed from the french text.
As regards to addition on the subject, I just obtained the equations of the expanding universe by a new method which makes clear the influence of the condensations and the possible causes of the expansion. I would be very glad to have them presented to your society as a separate paper.
I would like very much to become a fellow of your society and would appreciate to be presented by Prof. Eddington and you.
If Prof. Eddington has yet a reprint of his May paper in M.N. I would be very glad to receive it.
Will you be kind enough to present my best regards to professor Eddington.
Lettre que l'on peut ainsi traduire :

"Cher Dr Smart,
J'apprécie beaucoup l'honneur que vous me faites ainsi qu'à notre société scientifique pour vouloir republier mon article de 1927 pour la Royal Astronomical Society. Je vous envoie une traduction de mon article. Je n'ai pas trouvé opportun de réécrire la discussion provisoire (prédictive?) sur les vitesses radiales qui est clairement sans intérêt, ainsi que la note sur la géométrie, qui pourrait être remplacée par une petite bibliographie d'articles anciens et nouveaux sur le sujet.

Je joins un texte en français indiquant les passages omis dans la traduction. J'ai essayé de faire une traduction aussi exacte que possible, mais je serais très heureux si vous seriez assez aimable de corriger mon anglais que je crains être plutôt rustique.

Aucune formule n'est changé, et même la suggestion finale qui n'est pas confirmée par mes travaux récents n'a pas été modifiée. Je n'ai pas réécrit à nouveau le tableau qui peut être imprimé tel quel à partir du texte français.

En ce qui concerne d'ailleurs le sujet, j'ai obtenu les équations de l'univers en expansion par une nouvelle méthode qui montre clairement l'influence des condensations et les causes possibles de l'expansion. Je serais très heureux de les présenter à votre société dans un article distinct.

J'aimerais beaucoup devenir un membre de votre société et apprécierais vous rencontrer et être présenté au Professeur Eddington.
Si le professeur Eddington a encore une réimpression de son article de mai dans les MN, je serais très heureux de le recevoir.

Seriez-vous assez aimable pour présenter mes meilleures salutations au professeur Eddington."


C'est donc bel et bien Lemaître lui-même qui a fait la traduction (comme il a pu) et a enlevé les passages qu'il pensait devenus quelque peu obsolètes depuis les résultats de Hubble... Il ne cherchait absolument pas à revendiquer quelque paternité que ce soit sur une découverte et préférait visiblement aller de l'avant, en évoquant dans cette réponse de nouvelles équations et proposant un nouvel article sur ces nouveaux travaux...

  • Livio, M.  Nature 479, 173 (10 november 2011)
  • Lemaître, G. Ann. Soc. Sci. Brux. A 47, 49–59 (1927)
  • Hubble, E. P. Proc. Natl Acad. Sci. USA 15, 168–173 (1929).
  • Lemaître, G. Mon. Not. R. Astron. Soc. 91, 483–490 (1931).

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1 commentaire :

Anonyme a dit…

Merci pour ces précisions historiques forts instructives et surtout révélatrices de la personnalité des principaux protagonistes en question. Une contribution passionnante et en avant première: article de Ciel & Espace de janvier 2012. AstroJP sur WA.