La collaboration IceCube qui traque les neutrinos en Antarctique vient de publier ses résultats de 10 ans de recherche de sources ponctuelles de neutrinos d'origine astrophysique. Une source ponctuelle d'énergie supérieure à 1 TeV semble se dégager dans l'hémisphère nord, qui coïncide avec une galaxie très active nommée NGC 1068. Une étude publiée dans Physical Review Letters.
Les physiciens des astroparticules de la grande collaboration internationale IceCube ont recherché un signal de neutrinos astrophysiques sous la forme d'un excès de neutrinos de haute énergie provenant d'une même région réduite dans le ciel, par rapport au bruit de fond ambiant d'autres neutrinos et de muons du rayonnement cosmique. Entre avril 2008 et juillet 2018, ils ont effectué un scan complet du ciel "à l'aveugle", ainsi qu'une recherche ciblée sur des sources de rayons gamma connues (galactiques ou extragalactiques), ainsi que sur un catalogue de galaxies préalablement identifiées comme de bonnes candidates pour produire des neutrinos énergétiques.
Il faut rappeler que seuls des processus hadroniques (impliquant des protons ou des noyaux d'atomes) peuvent produire un flux de neutrinos à même de voyager sans déflexion et sans atténuation entre son lieu d'origine et la Terre. Les particules chargées elles-même peuvent parcourir de longues distances mais étant chargées électriquement, leur trajectoire est constamment défléchie au gré des champs magnétiques rencontrés. Les détecter sur Terre ne permet donc pas de remonter facilement à leur lieu d'origine. Les photons gamma de haute énergie qui sont souvent associés à l'accélération de particules et à la production de neutrinos par des interactions secondaires des particules accélérées, eux, comme les neutrinos, ne sont pas défléchis, mais sont en revanche atténués par interaction avec d'autres photons du fond diffus.
L'observation de neutrinos astrophysiques est donc précieuse car elle doit permettre d'explorer les mécanismes hadroniques qui ont lieu dans les grands accélérateurs cosmiques que peuvent être les noyaux de galaxies actives ou d'autres objets très violents. IceCube a déjà découvert ce qui ressemble à des neutrinos astrophysiques, très énergétiques. En septembre 2017, une source potentielle a même été identifiée grâce à son émission simultanée de photons gamma et de neutrinos : un blazar nommé TXS 0506+056 (le jet émanant du trou noir supermassif d'une galaxie, vu dans son axe). Outre les neutrinos en coïncidence avec des photons gamma, le blazar avait aussi émis des neutrinos dans les années précédentes, retrouvés dans les archives du grand détecteur de glace. Mais les neutrinos de ce blazar ne représentent que 1% de tous les neutrinos d'origine astrophysique qui sont détectés par IceCube. Encore faut il essayer de déterminer leur origine exacte et voir si plusieurs viennent du même endroit.
L'analyse des signaux détectés est complexe. Les physiciens cherchent à détecter des muons qui vont produire de la lumière Cherenkov dans la glace lorsqu'ils vont y interagir (car leur vitesse est supérieure à la vitesse de la lumière dans le glace). IceCube est constitué de plus de 5000 photomultiplicateurs répartis en 86 lignes plongées entre 1,45 et 2,45 km de profondeur dans la calotte de glace à proximité immédiate du pôle sud géographique pour former un cube de 1 km de côté.
Ce sont des neutrinos et antineutrinos muoniques que IceCube va chercher à identifier. Ces neutrinos vont produire des muons lorsqu'ils vont interagir dans la glace (par interaction de courant chargé, faisant intervenir un boson W). La difficulté vient de ce que de nombreux muons viennent interagir dans le kilomètre cube de glace sans être issus de neutrinos astrophysiques, mais plutôt du rayonnement cosmique (des gerbes de particules produites dans la haute atmosphère). Ces muons parasites viennent de l'hémisphère sud (ceux de l'hémisphère nord sont atténués par le manteau terrestre). Mais les gerbes de rayons cosmiques produisent aussi des neutrinos, qui eux peuvent traverser facilement la Terre de part en part. Ils sont donc détectés aussi dans la glace d'IceCube en y produisant des muons, et sont vus comme un bruit de fond parasite.
Les chercheurs auraient pu se focaliser sur la détection des neutrinos de type électronique et tauique mais ces derniers produisent des gerbes de particules dans la glace qui ont une morphologie sphérique, des événements dits "de cascade". Les neutrinos mu eux produisent des événements de morphologie longiligne, des événement "de traces". La grosse différence entre les deux types est la possibilité de reconstruction de la direction d'arrivée du neutrino. La résolution angulaire est d'environ 10 à 15° pour les événements de cascade et seulement de 0,1° pour les événements "de trace". Pour chercher des sources ponctuelles de neutrinos dans le ciel, il est donc indispensable de se focaliser sur les neutrinos muoniques et leurs signal sous forme de traces. Qui plus est, des événements de type trace peuvent être détectés même si le neutrino a interagi légèrement à côté du cube de glace instrumenté, ce qui permet de bénéficier d'un détecteur virtuellement plus gros et d'augmenter le taux de détection.
En analysant 10 années de données enregistrées et en rejetant soigneusement tous les événements qui ne correspondaient pas à des neutrinos muoniques d'origine astrophysique, les chercheurs de la collaboration ne trouve aucune source dans l'hémisphère sud qui se dégage significativement du bruit de fond, mais ils trouvent un point dans l'hémisphère nord qui possède une grande probabilité d'être une source de neutrinos. Les coordonnées du centroïde cette zone d'origine de neutrinos se trouve à seulement 0,35° d'une galaxie de Seyfert (une galaxie à noyau actif) nommée NGC 1068. Au niveau des coordonnées exactes de la galaxie, l'excès de neutrinos est incompatible avec le bruit de fond attendu avec une signifiance statistique de 2,9 σ. On a donc une bonne probabilité de coïncidence entre les deux, même s'il faudrait encore une meilleure statistique pour pouvoir l'affirmer avec certitude. Mais lorsque les astroparticulistes combinent cet excès avec les excès observés sur trois autres sources potentielles de l'hémisphère nord : le blazar TXS 0506+056 et les galaxies à noyaux actifs très variables (de type BL Lacertae) PKS 1424+240 et GB6 J1542+6129 , les corrélations avec les sources cataloguées deviennent incompatibles avec le bruit de fond avec une signifiance augmentée à 3,3 σ, ce qui va dans le bons sens.
NGC 1068 n'est pas une galaxie inconnue. Située à une distance de 14,4 Mpc, c'est la galaxie de Seyfert II la plus lumineuse en rayons gamma qui a été détectée par le télescope spatial Fermi-LAT. Ces photons gamma de haute énergie indiquent clairement que cette galaxie est un accélérateur de particules chargées, via le jet de son noyau actif. Il peut donc produire aussi des neutrinos.
Mais les physiciens notent que si les neutrinos détectés en coïncidence avec NGC 1068 proviennent bien d'elle, leur spectre tel qu'il est reconstruit par IceCube semble plus haut en énergie que ce qui est prédit à partir des photons gamma mesurés par Fermi-LAT, même si les incertitudes à la fois sur la reconstruction spectrale des neutrinos et sur les flux gamma (soumis à une atténuation sur la ligne de visée) est importante. Les chercheurs avouent aisément que plus de données seront nécessaires pour aller plus loin, incluant des analyses temporelles et d'autres à multimessagers comme dans le cas de TXS 0506+056.
Les chercheurs attendent aussi avec impatience la future amélioration de IceCube, qui devrait voir l'ajout à l'été austral 2022-2023 de 7 nouvelles lignes de photodétecteurs pour atteindre une toujours meilleure résolution, en attendant l'upgrade majeure nommée IceCube-Gen2 qui passera dans la prochaine décennie de 1 km3 à 10 km3 de glace instrumentée...
Source
Time-Integrated Neutrino Source Searches with 10 Years of IceCube Data
M. G. Aartsen et al.
Phys. Rev. Lett. 124, 051103 (6 February 2020)
Illustrations
1) Source de neutrinos identifiée, la galaxie NGC 1068 est localisée au niveau de la croix (Aartsen et al. (IceCube Collaboration))
2) Schéma du détecteur IceCube (IceCube Collaboration)
3) Exemple d'événement de type "trace", neutrino astrophysique surnommé "Animal" de 78,7 TeV
4) Evénement de type "trace" le plus énergétique détecté par IceCube, neutrino surnommé "Big Bird" de 2004 TeV !
3) Exemple d'événement de type "trace", neutrino astrophysique surnommé "Animal" de 78,7 TeV
4) Evénement de type "trace" le plus énergétique détecté par IceCube, neutrino surnommé "Big Bird" de 2004 TeV !
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