Une analyse fine du cisaillement gravitationnel (effet de lentille faible) produit sur la lumière de milliers de galaxies lointaines par les filaments de matière situés sur la ligne de visée vient de fournir une valeur de la densité de la matière de l'Univers Ωm, en net désaccord avec la valeur déduite par les mesures du fond diffus cosmologique par Planck. Une étude publiée dans Astronomy & Astrophysics.
L'effet de cisaillement gravitationnel (ou effet de lentille faible) produit une distorsion de la forme observée des galaxies. Cet effet très faible, qui est généré par toute la matière présente entre les galaxies et nous, est un outil puissant pour avoir une vue globale de la masse de matière contenue dans l'Univers (la somme de la matière baryonique et de la matière noire).
Marika Asgari (Université d'Edinbourg) et ses collaborateurs ont combiné plusieurs grands relevés galactiques dont le le Kilo-Degree Survey (KiDS) et le Dark Energy Survey (DES) pour mesurer les effets de cisaillement cosmique jusqu'à un redshift de 1,5. Avec ces deux grands relevés, les astrophysiciens couvrent plus de 1500 degrés² dans le ciel dans lesquels ils mesurent l'ellipticité des galaxies. Les distorsions qui sont induites par les effets gravitationnels de cisaillement se traduisent par des modes de "polarisation" E dans le signal. Mais un bruit systématique dans les données peut produire à la fois des modes E et B. Pour pouvoir isoler le seul signal utile, Marika Asgari et ses collègues ont donc utilisé l'observation des modes B du bruit pour quantifier les modes E de ce même bruit afin de les éliminer et ne conserver que le signal réel dû au cisaillement gravitationnel. Pour ce faire, les chercheurs utilisent ce qu'ils appellent des COSEBIs (Complete Orthogonal Sets of E/B-Integrals) : des fonctions de corrélation qui permettent de séparer les modes E et B dans le signal de distorsion subie par les galaxies. Asgari et ses collaborateurs ont dû démontrer qu'ils pouvaient effectivement utiliser ces COSEBIs pour leur analyse.
Ils montrent ainsi que les COSEBIs ne sont pas influencés par des variations à petite échelle dans les galaxies, qui peuvent apparaître par des effets de "rétroaction baryonique", comme des explosions de supernovas ou des jets de trous noirs actifs qui dispersent du gaz et modifient la répartition de matière dans les galaxies.
Grâce à cette démonstration, les chercheurs parviennent à une mesure très précise du cisaillement cosmique jusqu'à des plus petites échelles angulaires que précédemment. Le paramètre qu'ils mesurent est appelé S8, qui est une fonction de la densité de matière Ωm : S8 = σ8 √(Ωm/0,3). La valeur obtenue vaut S8 = 0,755± 0,020 ce qui est en tension avec une signifiance statistique de 3,2σ avec le résultat obtenue par Planck sur le fond diffus cosmologique (S8 = 0,834 ± 0,016). Une étude indépendante effectuée l'année dernière obtenait également une valeur de S8 plus faible que celle de Planck, avec une valeur de 0,762 et signifiance statistique de 2,5σ.
En terme de densité de matière, ce nouveau résultat de Marika Asgari et ses collaborateurs indiquerait un Ωm de l'ordre de 0,18, plus faible que la valeur de 0,32 déduite des données du CMB de Planck.
Les données très précises du satellite Planck concernent avant tout la physique de l'Univers très jeune, pour ne pas dire primordial puisqu'elles décrivent le fond diffus cosmologique 380 000 ans après le Big Bang. Ces analyses de cisaillement cosmiques quant à elles concernent l'Univers beaucoup plus récent, jusqu'à un redshift z de 1,5 (équivalent à une distance de trajet lumière de 9,5 milliards d'années, donc un Univers âgé au moins de 4,3 milliards d'années). Cette nouvelle tension entre les paramètres cosmologiques déduits du fond diffus cosmologique et l'Univers plus récent vient s'ajouter à celle, plus connue, sur le paramètre d'expansion H0, qui montre aujourd'hui une signifiance statistique de 4,4σ entre les résultats de Planck et ceux de l'équipe de Adam Riess obtenus avec des étoiles Céphéides et des supernovas.
Il semble donc exister un nouvel indice de l'existence d'un fossé entre l'époque du fond diffus cosmologique et l'Univers actuel, un fossé que n'explique pas le modèle standard cosmologique dans sa forme actuelle.
Dans les années qui viennent, de nouveaux grands relevés galactiques vont être enregistrés par les instruments en orbite par Euclid, WFIRST et au sol par VRST. Ils vont produire de grandes quantités de précieuses données sur les effets de cisaillement cosmique, de quoi affiner encore la précision des analyses et de lever d'éventuels biais si ils existent.
Source
KiDS+VIKING-450 and DES-Y1 combined: Mitigating baryon feedback uncertainty with COSEBIs
M. Asgari et al.
à paraître dans Astronomy&Astrophysics
Illustrations
1) Schéma du principe du cisaillement gravitationnel cosmique (Annual Review of Astronomy and Astrophysics)
2) Valeurs obtenues les plus probables des paramètres S8 (σ8) et Ωm, comparées à celles de Planck (Asgari et al.)
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