dimanche 17 mai 2020

Matière noire : mesure du profil de densité dans un amas de galaxies


L'évolution de la masse en fonction de la distance radiale dans un gros amas de galaxies a été mesurée avec une bonne précision par une équipe européenne grâce à des observations effectuées au VLT. Le profil de la densité de matière noire en fonction de la distance est déterminé et se révèle tout à fait cohérent avec ce que prédit le modèle cosmologique standard 𝛬CDM. Une étude parue dans Astronomy & Astrophysics.



La forme du profil de densité des halos des galaxies ou des amas de galaxies nous donne des informations sur la nature potentielle de la matière noire et sur ses interactions avec la matière baryonique (friction, auto-interaction, etc). Le profil radial de cette densité de matière noire est généralement reproduit dans les galaxies par une fonction un peu complexe qu'on appelle le profil de Navarro–Frenk–White (NFW), du nom des trois astrophysiciens qui l'ont mis en évidence dans des simulations numériques d'évolution de galaxies en 1996, prenant en compte la matière noire de type "froide", celle du modèle cosmologique standard CDM, devenu 𝛬CDM à partir de 1998.
Ce profil de densité est caractérisé par une pente logarithmique (la dérivée par rapport à la distance du logarithme de la densité) qui varie selon la distance r du centre : elle tend vers -1 quand r tend vers 0, et vaut -3 pour les rayons très grands. Cette pente logarithmique vaut -2 à un rayon caractéristique qui est appelé r-2
Barbara Sartoris (Observatoire de Trieste, INAF) et ses collaborateurs européens se sont intéressés à la forme du profil de densité le plus interne, non pas à l'intérieur d'une seule galaxie, mais à l'intérieur d'un amas de plusieurs centaines de galaxies, nommé Abell S1063, un amas situé à un redshift de 0,35 (à 3,9 milliards d'années-lumière). Les astrophysiciens  ont évalué la masse, et donc la densité, en fonction de la distance du centre de l'amas, pour des distances comprises entre 1 kpc (3260 années-lumière, donc à l'intérieur de la galaxie centrale) et jusque 2,7 Mpc (8,8 millions d'années-lumière). Dans ce volume de l'amas, on dénombre pas moins de 1234 galaxies, dont 104 d'entre elles se trouvent dans le coeur de l'amas dans un rayon inférieur à 200 kpc. Au centre de l'amas trône la galaxie la plus brillante de l'amas, et la plus grosse, qu'on appelle la BCG (Brightest Cluster Galaxy).
L'objectif de Sartoris et ses collaborateurs était de vérifier si le profil de densité de la matière noire suivait ou non le profil NFW. Car des observations récentes ont remis en cause, à partir de 2013, ce type de profils dans une population de plusieurs amas de galaxies.
L'amas Abell S1063 semblait idéal pour cela, avec ces centaines de galaxies et sa grosse galaxie centrale dans laquelle pouvait être mesurée la dispersion de vitesse des étoiles jusqu'à une distance de 40 kpc du centre. Les astrophysiciens ont en effet mesuré deux composantes de vitesse : d'une part la vitesse de dispersion des étoiles à l'intérieur de la galaxie la plus brillante, et d'autre part la distribution de vitesses des autres galaxies au sein de l'amas. Ces deux observables mises en commun, permettent de déterminer le profil de la masse totale qui existe dans l'amas. Les vitesses sont bien sûr obtenues grâce à la spectroscopie très fine que permettent les spectrographes VIMOS et MUSE montés sur le Very Large Telescope, via l'analyse fine de l'effet Doppler mesuré à la fois dans la galaxie centrale et sur les centaines de galaxies se trouvant autour d'elle dans l'amas. Le programme européen géré par l'ESO s'appelle le CLASH-VLT (Cluster Lensing And Supernova survey with Hubble - Very Large Telescope). 
Parallèlement à ces mesures de vitesses qui donnent la masse totale, la masse de matière baryonique (matière ordinaire) est mesurée sous la forme de trois composantes distinctes via la lumière : les étoiles de la galaxie centrale, les étoiles des autres galaxies et le gaz intergalactique (intra-amas). Le profil de la densité de matière noire en fonction de la distance radiale est ensuite déduit simplement en soustrayant du profil de la densité totale celui de la densité de matière baryonique. 

Les chercheurs mesurent ainsi la pente logarithmique du profil de densité de matière noire pour la partie la plus interne d'un vaste halo de matière noire de la taille d'un amas de galaxies, en dessous du rayon caractéristique r-2. Ils utilisent un paramètre qu'ils nomment γDM et qui doit être égal à 1 si le profil de densité qu'ils trouvent correspond à un profil de Navarro-Frenk-White. A partir de leurs observations et de leurs analyses, Barbara Sartoris et ses collègues obtiennent une valeur de γDM = 0,99 ± 0,04. Le profil de densité de matière noire de l'amas Abell S1063 colle donc parfaitement avec le profil de densité NFW, sous-tendu par le modèle 𝛬CDM. 
De plus, les astrophysiciens ajoutent que le profil de densité qu'ils trouvent se révèle être également en excellent accord avec des mesures indépendantes du profil de masse obtenu d'un côté par des mesures sur le gaz chaud en rayons X avec Chandra et d'un autre côté par des analyses d'effets de lentilles gravitationnelles observées avec Hubble sur ce même amas de galaxies. 
Pour donner une idée de la prédominance de la matière noire dans cet amas de galaxies, il faut préciser que la masse totale contenue dans un rayon de 2,7 Mpc, d'après les chercheurs, vaut 3 millions de milliards (3 1015) de masses solaires. Le gaz représente 400 000 milliards (4 1014) de masses solaires et les 1234 galaxies seulement 40 000 milliards (4 1013). La matière noire pèse donc 2,5 millions de milliards (2,5 1015) de masses solaires, soit 83% de la masse totale de l'amas... Et lorsqu'on regarde le profil en fonction de la distance radiale, la proportion de la matière noire augmente de manière continue entre 10 kpc et 100 kpc où elle se stabilise aux environs de 80% jusqu'à de grandes distances. A 10 kpc du centre (à l'intérieur de la galaxie centrale), la masse de la matière noire fait jeu égal avec la masse baryonique de la galaxie la plus brillante.

La conclusion de Sartoris et ses collaborateurs est donc qu'il existe au moins un amas de galaxies qui suit exactement le profil de densité de matière noire du modèle cosmologique standard. Ils sont en train de poursuivre leurs travaux sur une plus grande population d'amas de galaxies avec les mêmes outils dans l'objectif de voir si Abell S1063 est un cas particulier ou bien si il se confirme. Ce résultat est néanmoins très important car il remet en cause les précédentes remises en cause du modèle 𝛬CDM par la mesure de profils de densité (des mesures effectuées sur un échantillon de 7 amas de galaxies situés à une distance similaire). En un mot, le modèle 𝛬CDM en sort renforcé.
Les modèles alternatifs de matière noire qui avaient commencés à être conçus pour expliquer des profils de densité différents du profil NFW, des profils plus plats, pourraient donc bientôt être retrouvés au fond de paniers sous forme de jolies boules de papier...

Source

CLASH-VLT: a full dynamical reconstruction of the mass profile of Abell S1063 from 1 kpc out to the virial radius
B. Sartoris et al.
Astronomy & Astrophysics Volume 637 A34 (8 May 2020)


Illustrations

1) Abell S1063 imagé par Hubble (NASA, ESA, Jennifer Lotz (STScI)

2) Profils de masse des différentes contributions et total dans Abell S1063  (B. Sartoris et al.)

1 commentaire :

L6 Atmo a dit…

"104 d'entre elles se trouvent dans le coeur de l'amas dans un rayon inférieur à 200 kpc"
Vu depuis le sol d'une exoplanète de cet amas, le ciel doit être d'une beauté à couper le souffle...