dimanche 13 septembre 2020

Matière Noire : le modèle SIDM plus performant que CDM pour expliquer les galaxies déficientes DF2 et DF4


La découverte il y a deux ans de deux galaxies ultradiffuses qui semblent dépourvues presque totalement de matière noire (NGC 1052-DF2 et NGC 1052-DF4) a fait couler beaucoup d'encre. Aujourd'hui, des astrophysiciens chinois montrent qu'en substituant au modèle de matière noire CDM le modèle SIDM (Self Interacting Dark Matter), on parvient à expliquer les caractéristiques de ces deux galaxies anormales. Une étude publiée dans la très relevée Physical Review Letters.


Le modèle dominant de la matière noire, contenu dans le modèle standard 𝛬CDM, stipule que les particules formant la matière noire sont des particules sans collision, c'est à dire qu'elles n'interagissent que très faiblement avec la matière baryonique mais aussi entre elles. Depuis quelques années est apparue une variante théorique de matière noire, qui introduit un couplage fort entre les particules de matière noire via une force et un vecteur encore inconnu. Elles interagiraient entre elles mais continueraient bien sûr à n'interagir qu'extrêmement faiblement avec les baryons de la matière "ordinaire" et toujours aussi par la gravitation car elles seraient toujours massives. Ce modèle baptisé SIDM (Self Interacting Dark Matter) a déjà remporté quelques succès, notamment son pouvoir d'expliquer mieux que CDM la distribution de matière noire dans les galaxies et la variétés des courbes de rotation de galaxies qui sont observées, ou encore un effet bluffant publié en 2019 qui, via le terme de viscosité qu'elle induirait dans les équations, pourrait éliminer purement et simplement le besoin d'une énergie noire ou constante cosmologique

Daneng Yang (Université de Tsinghua, Beijing) et son équipe dont fait partie Hai-Bo Yu (Université de Californie) qui fut l'un des premiers à montrer en 2017 qu'une matière noire de type SIDM reproduisait fidèlement les courbes de rotation galactiques, se sont penchés naturellement vers ces galaxies ultra-diffuses qui semblaient très anormales vis-à-vis de la matière noire standard, pour voir si en appliquant le modèle SIDM on pouvait mieux comprendre ce qu'on observe. 

Les deux galaxies très diffuses DF2 et DF4 montrent une fraction de matière noire très faible par rapport à qu'on attendrait de ce genre de galaxies : alors qu'on s'attendait à déceler 300 fois plus de matière noire (en masse) que de masse stellaire, elles en ont juste autant, un rapport de 1.
Il faut se rappeler que ces deux galaxies ont le point commun d'être situées à proximité immédiate de la grosse galaxie NGC 1052. Plusieurs études ont montré ces dernières années que la grosse galaxie pouvait avoir eu un impact important sur les deux petites galaxies en leur accaparant de la matière (ordinaire ou noire). Les chercheurs chinois partent également de cette hypothèse, mais en considérant que la matière noire interagit sur elle-même.

Yang et ses collaborateurs ont bien sûr fait des simulations, c'est la seule chose qu'ils peuvent faire, pour tenter de reproduire les caractéristiques de DF2 et DF4 via un épluchage de marée gravitationnelle produit par NGC1052. Et ce sont des simulations très sophistiquées. Pour pouvoir jauger les deux modèles de matière noire, les astrophysiciens chinois ne se sont pas contentés de simuler la matière noire SIDM mais ils ont fait la même chose avec la matière noire CDM puis ils ont comparé les résultats avec les observations.
Ce que Yang et ses collaborateurs observent, c'est que quand NGC1052 dépouille de leur masse les galaxies DF2 et DF4, l'application du modèle SIDM permet permet de beaucoup mieux former des galaxies très pauvres en matière noire : la perte de masse par marée gravitationnelle de la région centrale du halo est plus importante et la distribution stellaire est plus diffuse dans le modèle SIDM. Dans CDM, la structure du halo interne est plus "rigide" et résistante aux dépouillements par effet de marée. Avec une matière noire standard (CDM), il apparaît difficile de reproduire le dépouillement de masse induite dans DF2 et DF4 par NGC1052, alors qu'avec une matière noire interagissant sur elle-même, une matière noire plus "visqueuse", qui s'entraîne plus facilement, le dépouillement se retrouve facilité.
Les simulations de Yang et al. montrent qu'un halo typique de matière noire CDM reste trop massif dans ses régions internes après évolution dans des interactions gravitationnelles. Pour perdre suffisamment de matière dans ses régions internes, un halo "CDM" devrait avoir une très faible concentration au départ. Au contraire, un halo "SIDM" implique une concentration initiale plus élevée et plus raisonnable selon les chercheurs. De plus, en termes de distribution d'étoiles, le modèle SIDM produit finalement une galaxie plus diffuse que CDM, ce qui apparaît plus cohérent avec l'observation

Il est extrêmement tentant de faire le lien avec la publication très récente, publiée 2 jours plus tard que celle-ci, indiquant que les simulations de matière noire CDM ne collaient pas avec les effets de lentille gravitationnelle observées, tendant à produire des sous-halos de matière noire trop denses au sein des amas, correspondant justement à des galaxies soumises à de nombreuses interactions mutuelles...
Ce résultat nous fait également penser à une étude de 2017 qui montrait comment la prise en compte du modèle SIDM pouvait influer sur la dynamique des galaxies à l'intérieur des amas, et potentiellement produire un biais dans l'effet de lentille gravitationnelle global de l'amas.


Source

Self-Interacting Dark Matter and the Origin of Ultradiffuse Galaxies NGC1052-DF2 and -DF4
Daneng Yang et al. . 
Physical Review Letters 125 (11): 111105 (9 september 2020)


Illustration

La galaxie NGC 1052-DF2 imagée par le télescope spatial Hubble  (NASA / ESA / P. van Dokkum, Yale University)

8 commentaires :

frb a dit…

Est-ce la fin du modèle CDM ?

Pascal a dit…

Bonjour,

Les récentes observations de M. Meneghetti et al.(billet du 11/09) ne me semblent pas du tout aller dans le sens d'un modèle SIDM, contrairement aux simulations de Yang et al., puisque SIDM prédit des centres de petits halos plus diffus, moins compacts. Les discordances entre modèle CDM et observations ne sont pas récentes et ont amené les théoriciens vers de nombreuses alternatives, dont SIDM, qui n'est pas lui-même dénué de problèmes observationnels : e.g. il prévoit des halos sphériques pour les grandes structures, ce qui n'est pas le cas ; il faut alors imaginer une section efficace dépendant de la vitesse...(cf l’excellent livre de F. Combes sur la MN)

@ frb : SIDM n'est qu'une des variantes du CDM canonique, lequel peut aussi être panaché avec une pointe de WDM, d'axions... Bien malin qui peut dire aujourd'hui quelle sera la recette gagnante.

Dr Eric Simon a dit…

On peut préciser qu'une section efficace dépendant de la vitesse (de l'énergie) est quelque chose de banal, et pas forcément rédhibitoire. Des neutrons aux photons en passant par les neutrinos, toutes ces particules ont des sections efficaces d'interaction qui varient fortement avec leur énergie

frb a dit…

Bonjour,
Merci pour vos explications très pointues.
Pour rebondir je me posais quelques questions. Les voici.
Savez vous combien il existe de modèles intéressants?
Je sais que Lambda CDM est loin d'être la panacée mais je crois savoir qu'il reste le meilleur actuellement.
Dans les modèles concurrents y en a t'il certains qui sont très prometteurs?

Merci d'avance.

Pascal a dit…

@frb (fast radio burst ? :-)) Même en se limitant au problème de la matière noire, sans parler de lambda, les modèles sont nombreux (j'ignore si quelqu'un s'est amusé à les compter !) ; ceux à base d'axions, largement évoqués dans ce blog, semblent avoir le vent en poupe. Le livre de F Combes (Vuibert, 1995) que j'évoquais permet d'aborder le sujet de façon assez détaillée mais accessible.

@ Eric : merci pour la précision, très juste naturellement ; reste que la dépendance de la section efficace à l'énergie serait contrainte par les observations aux différentes échelles. Une façon d'invalider, ou pas, le modèle ?

Jean-Paul Dozier a dit…

Bonjour
Rappelons que pour interpréter un phénomène donné, une règle à un seul paramètre libre et étalonné une fois pour toute est incommensurablement supérieure à un modèle à deux paramètres libres qu'on peut faire varier selon la situation. Ici le phénomène est la DM, la règle à un paramètre est MOND et son a0, le modèle ajustable à deux paramètre est SIDM

Dr Eric Simon a dit…

Le problème de MOND, c'est le N...

frb a dit…

@Pascal. ;)) Merci.

Sur Wikipédia il y a 31 modèles. Certains modèles ont eux mêmes plusieurs propositions.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mod%C3%A8le_cosmologique