mercredi 9 septembre 2020

Curiosité isotopique dans les nébuleuses planétaires


Une équipe d'astrophysiciens vient de mesurer l'abondance isotopique en carbone-13 d'un grand nombre de nébuleuses planétaires, dont certaines bien connues des astronomes amateurs comme la nébuleuse de l'Hélice ou la nébuleuse de la Lyre. Ils trouvent une valeur anormalement élevée pour le carbone-13 par rapport au carbone-12, ce qui met sur la piste d'un phénomène explosif impliquant une capture de protons lors de la naissance de ces nébuleuses. Une étude parue dans The Astrophysical Journal Letters.

C'est par des observations en ondes millimétriques de molécules riches en carbone comme CO, HCN, CN et quelques autres que Lucy Ziurys (Université de l'Arizona) et ses collaborateurs ont étudié, grâce au Submillimeter Telescope (une antenne de 12 m de l'observatoire radioastronomique de Kitt Peak en Arizona, un prototype des antennes de ALMA), la composition isotopique du carbone, c'est à dire l'abondance relative de l'isotope 13 (un noyau atomique comportant 6 protons et 7 neutrons) par rapport à l'isotope 12 (6 neutrons et protons). Sur la Terre, 1,07% du carbone qui nous constitue se trouve être du carbone-13, le reste étant du carbone-12 avec des traces de carbone-14 qui lui est radioactif, a contrario des deux premiers isotopes.
Lucy Ziurys  et ses collaborateurs se sont intéressé à des nébuleuses planétaires de tous les âges, entre 900 ans et 12000 ans, incluant des objets célèbres comme NGC 7293 (nébuleuse de l'Hélice), NGC 6720 (M57 ou nébuleuse de l'Anneau, ou de la Lyre), et NGC 2440, mais aussi d'autres nébuleuses planétaires encore peu explorées comme M3–28, M2–48, ou M3–55). 
Le ratio isotopique 12C/13C est un indicateur très sensible de la nucléosynthèse stellaire et du mélange qui prend place à l'intérieur des étoiles. Le 13C est un produit intermédiaire de la fusion des couches d'hydrogène dans le cycle CNO, important dans les étoiles de la séquence principale de plus de 1,5 masses solaires. Le 13C est surtout produit dans ce qu'on appelle la branche des géantes rouges, il est apporté à la surface des étoiles à la faveur d'un mélange convectif qui a lieu lors de ce que les spécialistes nomment le "premier remue-ménage". Le carbone-12, lui est produit un peu plus tard dans la vie des étoiles, principalement lors de la fusion de l'hélium via le processus "triple-alpha", qui a lieu dans les étoiles de masse intermédiaire, jusqu'à 10 masses solaires. Ces étoiles sont alors dans une phase qualifiée de "branche asymptotique des géantes" (AGB). Ces étoiles ont une enveloppe qui gonfle et qui emporte par convection le carbone-12 produit dans le coeur. Le ratio 12C/13C doit donc être plutôt faible dans la branche des géantes rouges (compris entre 10 et 25 [en échelle logarithmique relative]  et augmenter dans la branche asymptotique des géantes, avec des valeurs supérieures à 30 lorsque les étoiles vont commencer à produire massivement du carbone.
  

Mais le ratio 12C/13C que mesurent Lucy Ziurys et ses collègues dans leurs nébuleuses planétaires, pourtant issues de l'expulsion d'enveloppes d'étoiles géantes rouges, est beaucoup plus faible que les valeurs attendues d'après les modèles d'évolution et les observations d'étoiles géantes rouges. Le ratio mesuré moyen vaut ici 3,7 seulement (au lieu de 30). Il est donc drastiquement plus bas que ce qui est trouvé dans les enveloppes des étoiles AGB riches en carbone. Il y a beaucoup plus de carbone-13 dans ces nébuleuses planétaires que ce qu'on pouvait attendre, relativement au carbone-12.
Dans certains cas le ratio d'abondance des deux isotopes du carbone est si faible qu'il est même inférieur à la valeur minimum qui est atteinte à l'équilibre du cycle de fusion CNO. Des valeurs basses étaient néanmoins attendues pour deux nébuleuses qui se trouvent être riches en oxygène du fait d'une évolution particulière de leur étoile (M2–9 and M2–48), mais les autres sont clairement riches en carbone et ne devraient pas avoir autant de carbone-13 par rapport au carbone-12.
Or, du fait que la nucléosynthèse stellaire s'arrête dans la phase d'expulsion de l'enveloppe qui donne naissance à la nébuleuse, les ratios C/O et 12C/13C doivent refléter les abondances qui étaient présentes à la fin de la phase de la branche asymptotique des géantes. 
Il est possible que certaines nébuleuses planétaires parmi les neuf étudiées aient été issues d'étoiles particulières, de type J, qui ont le bon goût d'avoir un ratio 12C/13C très faible, de l'ordre de 2 à 3, donc compatible. Mais ces étoiles sont estimées composer seulement 15% des étoiles de la branche AGB, donc il ne pourrait statistiquement y en avoir que 2 dans l'échantillon des chercheurs américains... Pour creuser cette piste, il va falloir d'après les chercheurs regarder un autre ratio isotopique, celui de l'azote : 14N/15N.


Mais les nébuleuses planétaires étudiées par Ziurys et ses collaborateurs ont un point commun : elles ne sont pas parfaitement sphériques, elles montrent une morphologie plutôt bipolaire, voire multipolaire pour certaines. La Lyre et l'Hélice sont bipolaires notamment. C'est cette forme particulière qui met les astronomes sur une piste sérieuse pour expliquer cette anomalie isotopique dans le carbone...
L'excès de carbone-13 doit être produit selon les astrophysiciens par un processus qui le ramène ensuite rapidement à la surface de l'étoile, avant qu'il ne soit détruit. D'autre part, transformer des couches stellaires de type AGB, initialement sphériques, en objets non-sphériques n'est pas aisé. Bedding et al. avaient pourtant montré en 2011 que des oscillations dipolaires non radiales pouvaient apparaître durant la fusion de l'hélium dans le coeur. Ces oscillations dipolaires pourraient s'étendre dans toute la couche d'hélium et atteindre de grandes amplitudes par des "flashs d'hélium", créant une expansion explosive,  à dominante bipolaire. Selon ce scénario, ces flux explosifs transporteraient de l'hélium et du carbone depuis la couche d'hélium en train de fusionner jusque dans la partie basse de la couche d'hydrogène située au-dessus. L'hydrogène chaud réagirait alors avec le carbone-12 pour former de l'azote-13 par capture d'un proton et l'azote-13 se désintègre rapidement (une demie-vie de 10 minutes) par radioactivité béta+ pour finalement produire du carbone-13. Ce carbone-13 se retrouverait ensuite éjecté de l'enveloppe, emporté par le phénomène explosif. 
Ce scénario de production explosive de carbone-13 par capture de proton sur 12C puis décroissance beta de 13N avant éjection bipolaire de l'enveloppe n'est pas nouveau : il avait été proposé dès 1984 par Dominy et al. et déjà utilisé en 2018 par l'équipe de Ziurys pour expliquer un autre cas d'enrichissement isotopique très anormal en 13C et en 15N (dans la belle nébuleuse planétaire bipolaire K4-47).
Il a le gros avantage d'expliquer en même temps la forme singulière de nombreuses nébuleuses dites planétaires et leur composition isotopique tout aussi singulière.


Source

Carbon Isotope Ratios in Planetary Nebulae: The Unexpected Enhancement of 13C
L. M. Ziurys et al.
The Astrophysical Journal Letters, 900 L31 10 September 2020


Illustrations

1) La nébuleuse de l'Hélice (NGC 7293) image composite en UV (Galex) et en infra-rouge (Spitzer) (NASA/JPL-Caltech)

2) la nébuleuse de l'Anneau (NGC 6720 ) imagée avec Hubble (ESA/NASA)

3) La nébuleuse NGC 2440 imagée avec Hubble (ESA/NASA)

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