dimanche 21 mars 2021

Muon g-2 à la recherche d'une nouvelle physique


Le 7 avril prochain sera dévoilé le résultat attendu depuis 17 ans d'une expérience américaine nommée Muon g-2 qui a pour objectif de mesurer le moment magnétique anomal du muon avec une très grande précision. Une version antérieure de cette expérience avait montré en 2004 un écart significatif avec la prédiction théorique du modèle standard de la physique des particules. Une confirmation de cette anomalie mettrait sur la piste d'une nouvelle particule, voire de toute une nouvelle physique, avec d'évidentes implications en astrophysique. Faisons donc un point sur cette mesure, son principe et ses enjeux, à deux semaines de la révélation du résultat qu'on espère positif (comme à peu près toute la communauté des physiciens, avide de changer de paradigme). 

Avant d'expliquer ce qu'est le moment magnétique "anomal" d'une particule (et non "anormal"), il faut d'abord revenir sur ce qu'est le moment magnétique.  Les particules possèdent une propriété quantique qu'on appelle le spin. Il s'agit de leur propriété magnétique intrinsèque, une valeur vectorielle qui indique comment la particule interagira avec un champ magnétique extérieur, indépendamment de sa charge électrique. Car la charge électrique est elle aussi susceptible d'interagir avec le champ magnétique via les forces électromagnétiques. Lorsqu'un électron "tourne" autour d'un noyau dans un atome, le moment magnétique total sera alors la somme du moment magnétique "orbital" induit par le mouvement de sa charge électrique, et du moment magnétique associé à son spin. 

Le moment magnétique intrinsèque est ainsi proportionnel au spin de la particule J : M = -gµbJ où J prend des valeurs discrètes (quantifiées). L'énergie magnétique d'interaction de la particule avec un champ magnétique B est alors simplement E = -M.B = mgµbB, où m est la valeur du spin, µb est le magnéton de Bohr qui vaut µb=eħ/2me, et B la valeur du champ magnétique. Le facteur g est ce qu'on appelle le facteur de Landé. Lorsque la théorie quantique du spin a été développée entre les années 1925 et 1935, le facteur de Landé pour l'électron avait été trouvé devant être égal à 2 par Dirac en appliquant ses équations. Mais les premières expériences de précision dans les années qui ont suivies la deuxième guerre mondiale ont pu montrer que g n'était pas tout à fait égal à 2. Et c'était la même chose pour les autres leptons comme le muon ou le tau. La raison de cet écart avec la valeur de 2 a été comprise à la fin des années 40 dans le développement du modèle de l'électrodynamique quantique, notamment par Julian Schwinger qui a calculé le premier terme correctif en 1948. Cet écart avec la valeur de 2 est dû au besoin de prise en compte de toutes les interactions de particules virtuelles qui peuvent exister autour des particules réelles lorsqu'elles interagissent. Alors que Dirac trouvait une valeur de 2 en ne considérant que les plus simples interactions qui étaient connues à l'époque, en appliquant plusieurs milliers de boucles d'interactions de particules virtuelles qui sont permises par la théorie quantique, on parvient aujourd'hui à retrouver par le calcul la valeur exacte qui est mesurée pour l'électron, avec une précision diabolique qui va jusqu'à la treizième décimale (en prenant en compte plus de 12500 diagrammes de Feynman pour les interactions de particules virtuelles).

Ce qu'on appelle le moment magnétique anomal (="qui s'écart du fait habituel", ou "irrégulier"), c'est la partie décimale du moment magnétique, l'écart avec 2, c'est à dire la valeur g-2, la partie qui dépend des corrections quantiques qui sont liées aux interactions de particules virtuelles. Et au lieu de travailler avec le paramètre g-2, les physiciens préfèrent utiliser une valeur relative plus facile à manier, qu'ils ont nommé le paramètre a et qui est égal à (g-2)/2. Pour l'électron, on a théoriquement ae =115 965 218,1643 10-11 et on a mesuré ce paramètre ae : 115 965 218,073 10-11. Il s'agit du paramètre physique qui a été prédit et vérifié expérimentalement avec la plus grande précision à ce jour...

Pour l'électron, on peut donc dire que le modèle théorique (le modèle standard de la physique des particules) est parfait et matche exactement avec ce qui est observé. C'est là que le muon devient très intéressant. Puisque ça fonctionne aussi bien avec l'électron, ça devrait également fonctionner avec le muon, qui est de la même famille que l'électron, avec des propriétés quantiques identiques mais avec juste une masse 207 fois plus grande (105,66 MeV). La famille des leptons se divise en 3 : électrons (+neutrinos électroniques), muons (+neutrinos muoniques) et taus (+neutrinos tauiques), de masse croissante. Les taus se désintègrent en muons et les muons se désintègrent en électrons (+neutrinos associés).

Or une masse plus grande implique de nombreuses nouvelles possibilités d'interactions de particules virtuelles plus massives que dans le cas de l'électron. En clair, sonder la valeur du moment magnétique anomal du muon devrait permettre de déceler l'existence de particules massives inconnues du modèle standard si cette valeur ne correspond pas à la valeur théorique attendue et calculée grâce au modèle standard (à la précision près). Alors que les corrections quantiques pour l'électron ne sont pas sensibles à ce type de particules massives, car la masse de l'électron est trop faible, elles le deviennent avec le muon. On parle ici de particules virtuelles qui auraient une masse entre 10 MeV et 1 GeV.

C'est pour cette raison que la mesure du moment magnétique anomal du muon est si importante pour la communauté des physiciens des particules. Le modèle standard fournit une valeur calculée très précise et si la mesure expérimentale donne une valeur différente, cela impliquerait que le modèle n'est pas complet, et qu'il existerait des particules différentes encore inconnues, dont la masse se situerait dans la plage 10 MeV - 1 GeV, mais qui n'auraient bizarrement pas été vues dans les grands collisionneurs d'électrons ou de protons, au CERN ou ailleurs. Une révolution pour la physique des particules et au-delà. 

C'est d'ailleurs au CERN dès la fin des années 50 qu'une mesure expérimentale du moment magnétique anomal du muon a débutée, avec l'un des premiers accélérateurs mis en service à l'époque. Trois expériences s'y sont succédées de 1959 à 1961, puis de 1966 à 1968 et de 1969 à 1979, avec à chaque étape une mesure toujours plus précise du paramètre aµ (=g-2/2). 

En 1984, l'expérience "muon g-2" du CERN fut transférée aux Etats Unis auprès du synchrotron du Laboratoire National de Brookhaven (BNL), avec au passage de grande améliorations afin de multiplier la précision mesurée par au moins un facteur 20, en utilisant successivement des muons et et antimuons. L'expérience à fonctionné pleinement entre 1997 et 2001 et les résultats ont été publiés en 2004. Et ils ont fait grand bruit ! Les chercheurs ont alors trouvé une valeur de aµ égale à 116 592,08 10-8 qui est plus élevée que la valeur prédite par le modèle théorique, une différence de 0,28 10-8 avec une signifiance statistique de 3,6σ, un écart qui commence à être tout à fait significatif mais hélas pas encore assez pour pouvoir annoncer la découverte d'un effet physique réel. 

En 2011, les physiciens ont donc décidé de refaire encore une fois l'expérience en la perfectionnant encore d'avantage pour améliorer toujours la précision des mesures en réduisant au maximum toutes les sources d'erreurs systématiques comme statistiques. L'expérience a été transférée pour cette occasion du Laboratoire National de Brookhaven au Laboratoire National Fermi (Fermilab) près de Chicago. Après de longues années de développements expérimentaux, les premières acquisitions de données ont pu commencer en 2017 pour se poursuivre jusqu'en 2020, et être enfin rendues publiques ce 7 avril 2021.

Il faut revenir un instant sur la méthode qui est utilisée par Muon g-2 pour mesurer le moment magnétique du muon, et donc sa partie anomale. Le principe est le même que celui qui était déjà utilisé au CERN à la fin des années 70. Un faisceau de protons énergétiques est accéléré et envoyé sur une cible métallique pour y produire des pions (mésons pi+). Les pions circulent dans un anneau de stockage jusqu'à ce qu'ils se désintègrent rapidement en antimuons (ou muons positifs µ+). Ces muons positifs sont alors envoyés dans un autre anneau de stockage plus petit (environ 15 m de diamètre) autour duquel sont positionnés des aimants supraconducteurs qui permettent de produire un champ magnétique constant, uniforme et très précis en forme de tore (un champ magnétique toroïdal). Lorsqu'ils circulent dans l'anneau, le spin des muons positifs interagit avec le champ magnétique sous l'effet de leur moment magnétique : l'axe de leur spin subit alors une précession : il tourne avec une certaine fréquence d'oscillation par rapport à la direction orthogonale de leur mouvement dans l'anneau. Mais au bout d'un temps relativement court, les antimuons se désintègrent en positrons (accompagnés de deux neutrinos). Mais cette désintégration n'a pas lieu au hasard spatialement : le positron est émis dans la direction qui était celle du spin de l'antimuon à ce moment là. 

24 détecteurs de positrons (des calorimètres électromagnétiques) sont positionnés au centre de l'anneau où circulent les µ+. En comptant le nombre de positrons qui atteignent les détecteurs (ainsi que leur énergie et leur temps d'arrivée), les physiciens peuvent ainsi déterminer quelle était l'orientation du spin des antimuons desquels ils proviennent, c'est à dire avec quelle intensité le champ magnétique des aimants avait produit la précession des spins (orientation et fréquence de rotation), une intensité de la force magnétique qui est directement liée au moment magnétique intrinsèque de l'antimuon...

En retraçant la direction des positrons sortant de l'anneau, on détermine l'angle de précession du spin des antimuons en fonction du temps, et par là même leur moment magnétique, et donc sa valeur anomale... L'expérience qui a été mise en place à Fermilab est bien meilleure que celle de Brookhaven. Avec un nombre de muons 20 fois plus élevé, l'incertitude statistique va être réduite par un facteur 4. Un autre point clé de la réussite de l'expérience tient à la qualité du champ magnétique qui est utilisé : celui-ci doit être le plus uniforme possible. La précision de la valeur du champ magnétique doit être du même ordre que la précision que l'on cherche à obtenir sur la valeur du moment magnétique, c'est aussi simple que ça. Sauf que c'est tout sauf simple. Le champ magnétique utilisé dans l'expérience Muon g-2 de Fermilab a une intensité de 1,45 Tesla, obtenu par des aimants supraconducteurs, et la valeur du champ magnétique doit être cartographiée spécifiquement tout le long de l'anneau de stockage avec des instruments très sensibles du même type que ce qui est utilisé en médecine nucléaire pour les imageries à résonance magnétique de haute précision (imagerie de l'activité du cerveau par exemple).

Et pour renforcer la robustesse du résultat qu'ils annonceront, les physiciens de Muon g-2 ont décidé d'utiliser un protocole particulier d'analyse, en double aveugle. Une variable expérimentale cruciale dans la manip est une mesure de temps par une horloge (on doit mesurer une fréquence de précession, on a donc besoin d'une mesure du temps). Ils ont donc remplacé la mesure d'horloge par un nombre généré aléatoirement. C'est seulement une fois que le code d'analyse des données aura été fixé et sera sensé fonctionner que la fréquence réelle de l'horloge (conservée dans une enveloppe par le responsable de l'expérience) sera révélée et sera introduite dans le code, de manière à obtenir le résultat final. Les biais potentiels liés aux facteurs humains sont ainsi évacués. 

Les chercheurs de la grande collaboration à dominante américaine ont pour objectif d'atteindre une précision d'environ ± 0,02.10-8 sur la valeur de aµ . Rappelons que la valeur de aµ mesurée à Brookhaven valait 116 592,08 10-8  alors que la valeur théorique vaut 116 591,804 10-8 , soit une différence de 0,28 10-8 . Un résultat positif (id est qui confirmerait l'anomalie observée à Brookhaven par rapport au modèle standard) ne permettrait pas de savoir à quelle nouvelle particule on pourrait avoir affaire. Il est peu probable que le résultat annoncé dans deux semaines atteigne la signifiance statistique de 5 sigmas qui permet d'annoncer une découverte. Mais un résultat allant dans le même sens que celui de 2004 permettrait de guider de futures expériences vers le bonne voie pour y parvenir. L'écart de g-2 (ou de aµ) par rapport au modèle standard pourrait également contraindre la plage de masse de la ou des nouvelles particules en cause, de quoi pouvoir chercher plus spécifiquement là où il y a de la lumière... 

N'oublions pas qu'il est également possible que les résultats de Muon g-2 se rapprochent plus de la valeur théorique du modèle standard en réduisant la signifiance statistique de l'anomalie à moins de 3 sigmas. Ce qu'auraient cru voir les physiciens de Brookhaven n'aurait alors été qu'une fluctuation statistique. Mais restons optimistes et confiants dans ce que vont nous présenter les physiciens dans quelques jours, car quoi de plus excitant que de mettre en défaut un modèle dit "standard", que ce soit pour la physique des particules ou pour la cosmologie ? 

Rendez-vous le 7 avril à 17 heures heure française.

https://theory.fnal.gov/events/event/first-results-from-the-muon-g-2-experiment-at-fermilab/


Illustrations

1) L'expérience Muon g-2 (Fermilab)

2) Les trois grandes familles de corrections à apporter du fait des particules virtuelles avec leur importance relative (électrodynamique (QED) , hadronique et électrofaible) (Liang Li)  

3) Exemples de diagrammes de Feynman montrant des interactions de particules virtuelles à prendre en compte dans le calcul du moment magnétique du muon (1, 2 ou 3 boucles : photons et leptons lourds) (Alexander Kurz et al.)

4) L'expérience Muon g-2 au CERN à la fin des années 1960 (CERN)

5) Comparaison du résultat de Muon 2-g à Brookhaven et les valeurs calculées par le modèle (Liang Li)

6) L'expérience Muon 2-g à Brookhaven (BNL)

7) Fermilab (bâtiment principal) (Fermi National Accelerator Laboratory)

7 commentaires :

Pascal a dit…

Billet remarquable, et feuilleton de la physique des particules haletant, merci Eric !

Pascal a dit…

Concernant toujours la physique au-delà du MS, vient de paraitre une étude de la collaboration LHCb en faveur d'une violation de l'universalité leptonique dans la désintégration du B+, avec une signifiance à 3.1 sigma. Encore une piste prometteuse... (Arxiv 2103.11769)

Dr Eric Simon a dit…

Oui oui ! Je l'ai annoncé ce midi sur twitter... Le modèle craque de partout.

SimSimFamily a dit…

En effet. Plus de précision(s) et de plus en plus de fissures dans le MS.
On révèle à peine la dimension immergée de cet "iceberg" physique.

Anonyme a dit…

Ceux qui s'appliquent trop aux petites choses deviennent ordinairement
incapables des grandes.

Anonyme a dit…

Comme quoi Laroche Foucaud c'est vraiment pas terrible! merci pour vos articles toujours aussi passionnants !

Dr Eric Simon a dit…

je crois que c'est François de La Rochefoucauld ;-))