Ces derniers temps, on parle beaucoup d'"ordinateur quantique", de "calcul quantique", de qubits et autres révolutions informatiques à la mode en cours de développement. Ce que l'on sait moins en revanche, c'est qu'il existe une limitation naturelle à l'utilisation de tels bits quantiques : les rayons cosmiques. Récemment, des chercheurs américains ont montré que les rayons cosmiques produisaient en continu des erreurs corrélées dans un réseau de qubits, des erreurs impossibles à corriger. L'étude a été publiée dans Nature en juin dernier.
Les ordinateurs quantiques pourraient surpasser les ordinateurs classiques dans de nombreuses tâches, mais si et seulement si les erreurs, qui font inévitablement partie des tâches de calcul, restent isolées plutôt que généralisées. La correction des erreurs est l'un des principaux défis à relever pour réaliser les promesses et le potentiel de l'informatique quantique. Dans le cadre d'expériences menées à l'université du Wisconsin à Madison, l'équipe de Chris Wilen a caractérisé un dispositif d'essai quantique et a constaté que les fluctuations de la charge électrique de plusieurs bits quantiques (ou qubits) peuvent être fortement corrélées, et non complètement aléatoires et indépendantes. Les chercheurs ont découvert que lorsqu'un événement perturbateur se produit, tel qu'un dépôt d'énergie provenant de l'extérieur du système (comme l'absorption de rayons cosmique), il peut affecter simultanément tous les qubits situés à proximité de l'événement, ce qui entraîne des erreurs corrélées pouvant toucher l'ensemble du système.
Selon les chercheurs, le problème de la correction des erreurs dans les qubits a été vue jusqu'à aujourd'hui de manière trop optimiste, en faisant l'hypothèse que les erreurs ne sont pas corrélées. Les bits d'un ordinateur classique peuvent être soit un 1, soit un 0, mais les qubits d'un ordinateur quantique peuvent être 1, 0 ou une superposition de 1 et de 0 (pendant quelques centaines de microsecondes, avant d'être projetées dans un état binaire classique). Les bits classiques ne peuvent donc commettre que des erreurs de retournement de bits, comme lorsqu'un 1 se transforme en 0. Les qubits, en revanche, peuvent commettre deux types d'erreurs : des inversions de bits ou des inversions de phase, lorsqu'un état de superposition quantique change.
Pour corriger les erreurs, les ordinateurs doivent les surveiller au moment où elles se produisent. Mais les lois de la physique quantique stipulent qu'un seul type d'erreur peut être contrôlé à la fois dans un seul qubit. C'est pourquoi un protocole de correction d'erreur astucieux, appelé code de surface, a été proposé. Le code de surface implique un large réseau de qubits connectés : certains effectuent le travail de calcul, tandis que d'autres sont contrôlés pour déduire les erreurs dans les qubits de calcul. Mais le protocole de code de surface ne fonctionne de manière fiable que si les événements qui provoquent des erreurs sont isolés, c'est-à-dire s'ils n'affectent que quelques qubits au maximum et sont indépendants les uns des autres.
Les chercheurs montrent que si un rayon cosmique de haute énergie frappe le dispositif quelque part, il a le potentiel d'affecter tout ce qui se trouve dans le dispositif en même temps. Selon eux, à moins d'empêcher que cela ne se produise, on ne peut pas effectuer de correction d'erreur efficace, et donc avoir un système fonctionnel.
Pour arriver à ces conclusions, Wilen et ses collaborateurs ont conçu une puce contenant quatre qubits fabriqués à partir de niobium et aluminium supraconducteurs, refroidie à une température proche du zéro absolu, pour la protéger des interférences de l'environnement extérieur susceptibles de provoquer des erreurs. Pour évaluer si les renversements de qubits étaient corrélés, les chercheurs ont mesuré les fluctuations de l'offset de charge pour les quatre qubits (un changement du champ électrique au niveau du qubit).
L'équipe a observé de longues périodes de stabilité relative suivies de sauts soudains de l'offset de charge. Plus deux qubits étaient proches l'un de l'autre, plus ils étaient susceptibles de sauter en même temps. Les chercheurs attribuent ces changements soudains aux rayons cosmiques ou au rayonnement de fond du laboratoire (radioactivité naturelle), qui libèrent tous deux des particules chargées qui peuvent interagir avec les qubits. Lorsqu'une de ces particules atteint la puce, elle libère des charges qui vont affecter les qubits voisins. Ce qui est préoccupant, selon Wilen et son équipe, c'est ce qui se passe ensuite. Si leur modèle concernant les impacts de particules est correct, ils s'attendent à ce que la majeure partie de l'énergie déposée dans la puce soit convertie en vibrations qui se propagent sur de longues distances. Dans ce cas, au fur et à mesure que l'énergie se propage, la perturbation entraîne des renversements de qubits qui se retrouvent corrélés sur l'ensemble de la puce.
Pour tester cette hypothèse, les chercheurs ont donc refait une autre série d'expériences Ils ont mesuré des sauts de charge dans un qubit cette fois en envoyant des signaux radiofréquence pour simuler un rayonnement extérieur d'énergie maîtrisée, puis ont utilisé le moment de ces sauts pour aligner les mesures des états quantiques de deux autres qubits. Grâce à cette méthode, les chercheurs ont pu examiner les durées de vie des qubits (la durée pendant laquelle les qubits peuvent rester dans leur superposition de un et de zéro) et ils ont établi une corrélation entre les changements de l'état de charge et la réduction de la durée de vie de tous les qubits du système. Dans leur expérience, les qubits de la puce auraient du toujours être dans l'état de calcul 1. Or, les chercheurs ont constaté que chaque fois qu'ils voyaient un saut de charge dans le premier qubit, les deux autres, quelle que soit leur distance sur la puce, passaient rapidement de l'état 1 de calcul à l'état 0. L'effet est donc bien réel et à longue portée Il a pour effet de détruire l'information quantique qui est stockée dans les qubits de la puce. Cette étude inédite donne ainsi des limites quantitatives sur ce que l'on peut attendre en termes de performances pour les conceptions actuelles d'ordinateurs quantiques.
Cet effet du rayonnement cosmique avait été théorisé depuis plusieurs années et était même devenu une source de blague récurrente chez les concepteurs de calculateurs quantiques lorsqu'ils voyaient que ça ne marchait pas. Cette étude est la première du genre où le phénomène est prouvé expérimentalement dans un dispositif multi-qubit. Ces résultats auront probablement un impact important sur l'architecture des futurs systèmes quantiques. Des groupes de recherche réfléchissent déjà à des stratégies d'atténuation du phénomène, par exemple en plaçant les ordinateurs quantiques derrière un blindage en plomb ou sous terre, en introduisant des dissipateurs thermiques ou des amortisseurs pour absorber rapidement l'énergie et isoler les qubits, ou encore en modifiant les types de matériaux utilisés dans les systèmes quantiques. Mais s'agissant des rayons cosmiques, il n'est pas sûr qu'il soit si facile de s'en affranchir, sauf à aller installer les futurs ordinateurs quantiques, et avant eux tous leurs prototypes, dans des laboratoires souterrains à l'abri des muons cosmiques, comme de vulgaires détecteurs de neutrinos et de matière noire...
Source
Correlated charge noise and relaxation errors in superconducting qubits
C. D. Wilen et al.
Nature vol. 594 (16 june 2021)
Illustration
Vue d'artiste d'une interaction de rayon cosmique sur une puce d'ordinateur quantique (Robert McDermott)
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