Une équipe d'astrophysiciens explore les 13 étoiles géantes qui ont la plus faible métallicité des Nuages de Magellan (LMC et SMC). Ils étudient ainsi les premières étapes de la formation de ces galaxies et de leur évolution chimique. Ils ont découvert que ces étoiles sont plus riches que celles de la Voie Lactée en europium, un élément clé de la nucléosynthèse par capture rapide de neutrons, le processus r. Les chercheurs parviennent alors à déterminer l'origine de ce processus. Une étude publiée dans The Astronomical Journal.
Les deux nuages de Magellan sont les plus massives des galaxies satellites de la Voie Lactée et on pense aujourd'hui qu'ils ont évolué de manière isolée jusqu'à leur accrétion récente par la Voie Lactée. Contrairement à la Voie Lactée, on sait encore peu de choses sur les étoiles pauvres en métaux des Nuages de Magellan. Pour les étudier, Henrique Reggiani (Johns Hopkins University) et ses collaborateurs ont fait une sélection drastique dans un catalogue infra-rouge et ont retenu 9 géantes dans le LMC et 4 autres géantes dans le SMC pour les observer à haute résolution spectrale avec l'instrument MIKE monté sur le télescope Magellan de 6 m de l'Observatoire Las Campanas au Chili (logique pour observer les Nuages du même nom...).
Il s'agit des étoiles les plus pauvres en métaux que l'on connait dans ces galaxies satellites avec pour celles du LMC une métallicité (en valeur logarithmique relative à l'abondance solaire) comprise entre -2,4 et -1,5 (donc une abondance relative en fer par rapport à l'hydrogène entre 30 et 250 fois plus faible que pour le Soleil), et pour celles du SMC, une métallicité comprise entre -2.6 et -2.0 (donc entre 100 fois et 400 fois moins que le Soleil).
Les nuages de Magellan ont une masse comprise entre celle des galaxies satellites naines sphéroïdales classiques et les grandes galaxies comme la Voie Lactée ou M31. Avant leurs interactions avec la Voie Lactée, le LMC et le SMC avaient des masses de respectivement 100 milliards et 10 milliards de masses solaires. Contrairement à la plupart des galaxies naines satellites de la Voie Lactée qui ont des apocentres bien définis et qui sont à l'intérieur du rayon viriel de la Voie Lactée depuis quelques périodes orbitales et donc plusieurs milliards d'années, les orbites du LMC et du SMC laissent penser qu'elles ne sont entrées que récemment dans le rayon viriel de la Voie Lactée. L'idée que les nuages de Magellan ont évolué de manière isolée pendant la majeure partie de leur histoire est aussi étayée par les historiques de formation d'étoiles et d'évolution chimique.
Reggiani et ses collaborateurs rappellent que les modèles de l'histoire de la formation d'étoiles dans les Nuages de Magellan suggèrent tous une poussée initiale de formation d'étoiles, suivie par des niveaux relativement bas de formation, puis une nouvelle flambée de formation stellaire il y a quelques milliards d'années.
Ces explosions de formation d'étoiles pourraient être associées à la première interaction des Nuages de Magellan avec la Voie Lactée. On sait aussi par ailleurs que la métallicité est restée constante entre 5 et 12 milliards d'années dans le passé dans le LMC ([Fe/H] ≈ -1,2) et entre 3 et 8 milliards d'années dans le passé pour le SMC ([Fe/H] ∼ -1) . Associé à leur masse supérieure à 10 milliards de masses solaires, cela implique la nécessité d'une accrétion de quantités importantes de gaz non enrichi (à faible métallicité). Toutes ces données sont cohérentes avec un scénario dans lequel les Nuages de Magellan ont passé la majorité de leur histoire au-delà du rayon viriel de la Voie Lactée. Ils auraient donc pu accréter du gaz de la toile cosmique et auraient ensuite été capables de retenir ce gaz contre la rétroaction des étoiles et des supernovas, grâce à leur masse intermédiaire et leur isolement relatif.
Le résultat net est que la formation d'étoiles pauvres en métaux à des taux élevés s'est probablement prolongée pendant plus longtemps dans les Nuages de Magellan que dans la Voie Lactée, M31, ou la plupart de leurs galaxies satellites naines sphéroïdales.
C'est pour vérifier la robustesse de ce scénario que Henrique Reggiani et son équipe ont analysé les abondances de 13 étoiles très pauvres en métaux. Reggiani et son équipe mesurent non seulement l'abondance en fer de ces étoiles mais aussi de nombreux autres éléments via leurs raies d'absorption, comme le sodium, le silicium, le potassium, le calcium, le scandium, le titane, le chrome, le nickel, et d'autres, jusqu'au gadolinium et l'europium qui est l'élément le plus lourd mesuré. L'europium est un élément très particulier puisqu'il apparaît surabondant dans ces 13 étoiles. Or, l'europium est produit quasi exclusivement par un processus de nucléosynthèse par capture rapide de neutrons (le processus-r, qui voit plusieurs captures neutroniques successives en un très court laps de temps, menant à des noyaux lourds riches en neutrons).
Il existe trois modèles pour expliquer l'existence d'étoiles à la fois pauvres en métaux mais enrichies par des éléments issus du processus-r :
(1) des supernovas à effondrement du coeur inhabituelles, ce qu'on appelle des collapsars ou des supernovas magnétorotationnelles,
(2) des fusions d'objets compacts impliquant une étoile à neutrons,
(3) des supernovas à jet d'enveloppe commune (CEJSN),
Alors que les deux dernières classes de modèles produisent une nucléosynthèse par le processus r dans des événements rares, dans le cas des supernovas à effondrement de coeur inhabituelles, la nucléosynthèse par processus r devrait être rapide, sur une échelle de temps comparable à celle de la supernova de type II. D'autre part, dans le modèle de fusion d'étoiles à neutrons, les événements de nucléosynthèse par processus r se produisent seulement après un délai de durée très incertaine à partir de la formation des étoiles.
Une façon d'évaluer la durée d'un retard dans l'apparition de la nucléosynthèse par processus r consiste à comparer l'occurrence relative des étoiles enrichies par le processus r dans la Voie Lactée et dans les Nuages de Magellan pour une valeur de métallicité [Fe/H] ∼ -2. La différence essentielle entre les deux est que l'évolution chimique dans la Voie Lactée s'est déplacée dans l'intervalle de métallicité compris entre -3 et -1 avant que les supernovas thermonucléaires puissent devenir des contributeurs significatifs à son évolution chimique (après plusieurs centaines de millions d'années). Alors que dans le même laps de temps l'évolution chimique dans les Nuages de Magellan, elle, n'a pas progressé plus loin que [Fe/H] ≈ -2,2. Si l'occurrence d'étoiles pauvres en métaux mais enrichies par le processus r est la même dans la Voie Lactée et dans les Nuages de Magellan, cela signifie que la nucléosynthèse par processus r se produit à une échelle de temps comparable à celle des supernovas à effondrement de coeur. En revanche, si les étoiles pauvres en métaux enrichies par le processus r sont plus fréquentes dans les Nuages de Magellan, alors cela indique que la nucléosynthèse par processus r se produit avec un délai entre l'échelle de temps de la supernova à effondrement du coeur et celle de la supernova thermonucléaire, de quelques centaines de millions d'années.
Les astrophysiciens montrent que la probabilité que les grandes abondances [Eu/Fe] qu'ils observent dans le LMC, le SMC, et l'échantillon complet soient dues à un hasard, sont inférieures à 1 sur 20 600, 1 sur 279, et 1 sur 2,88 millions respectivement (3,90σ, 2,69σ et 4,96σ dans une distribution gaussienne). Reggiani et son équipe concluent que l'enrichissement en europium observé dans les Nuages de Magellan est le produit de leur évolution chimique isolée et de leur longue histoire d'accrétion à partir de la toile cosmique qui a eu pour effet de prolonger leur période de formation d'étoiles pauvres en métaux pendant une durée beaucoup plus longue que dans la Voie Lactée ou Andromède.
Selon les chercheurs, cette durée prolongée de formation d'étoiles a donc pu laisser du temps pour la nucléosynthèse par processus r dans des événements qui ont commencé à se produire quelque part entre l'échelle de temps des supernovas à effondrement du coeur (quelques millions d'années après le début de la formation stellaire) et l'échelle de temps des supernovas thermonucléaires (quelques dizaines à 100 millions d'années après le début de la formation d'étoiles).
Par ailleurs, les événements qui ont produit les enrichissements en europium observés dans les Nuages de Magellan doivent avoir été rares ; sinon, les étoiles enrichies par le processus r seraient omniprésentes dans les galaxies naines sphéroïdales de la Voie lactée. Pour Reggiani et ses collaborateurs, les fusions d'objets compacts impliquant une étoile à neutrons sont donc le meilleur candidat pour de tels événements rares qui produisent une nucléosynthèse par processus r sur une échelle de temps plus longue que celle des supernovas de type II mais plus courte que les supernovas de type Ia.
Reggiani et ses collaborateurs valident donc le modèle (2) et prédisent que les étoiles pauvres en métaux dans des galaxies de masse intermédiaire qui ont évolué dans l'isolement seront également enrichies en éléments du processus r comme l'europium.
Source
The Most Metal-poor Stars in the Magellanic Clouds Are r-process Enhanced
Henrique Reggiani et al.
The Astronomical Journal, Volume 162, Number 6
Illustration
Les deux Nuages de Magellan dans le ciel austral au-dessus d'antennes de ALMA (Christophe Malin/ESO)
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