vendredi 6 mai 2022

Les trous noirs détectés par LIGO/Virgo/Kagra sont-ils la matière noire ?


Les trous noirs détectés par LIGO/Virgo/Kagra sont-ils des trous noirs nés dans l'Univers primordial et responsables de la masse manquante attribuée à la matière noire ? C'est à cette question que viennent de répondre une équipe d'astrophysiciens dans deux articles parus simultanément dans The Astrophysical Journal et The Astrophysical Journal Letters

D'après les résultats des interféromètres gravitationnels LIGO/Virgo/Kagra, les masses impliquées dans les fusions de trous noirs binaires détectées sont significativement plus grandes que celles initialement attendues pour des trous noirs d'origine stellaire (une valeur typique de 30 M⊙, mais avec des estimations jusqu'à 60 M⊙ et même un peu plus). D'autre part la rotation de ces trous noir est également plus faible que ce qui était attendu. Ces deux paramètres ont conduit les spécialistes à spéculer que certains de ces trous noirs pourraient être d'origine primordiale, et même que ces trous noirs primordiaux de masse comprise entre 20 et 200 M⊙ pourraient constituer une partie substantielle de la matière noire. Et la découverte récente de GW180914, avec un trou noir dans le mass gap entre les étoiles à neutrons et les trous noirs stellaires, et GW190521 avec un trou noir dans la zone interdite par la théorie des supernovas à instabilité de paires (plus de 50 masses solaires), a relancé la possibilité que certains de ces trous noirs aient une origine non stellaire (donc primordiale), et, si c'est le cas, qu'ils soient alors plus abondants qu'on ne le pensait. Une méthode alternative pour estimer l'abondance non seulement des trous noirs, mais aussi de tout type d'objet compact (y compris les étoiles), est le microlentillage des quasars. Lorsqu'un quasar est imagé de façon multiple par une galaxie d'avant plan (la lentille), la granulation de la matière constituant la galaxie lentille par ses multiples objets compacts (des microlentilles) peut affecter le potentiel gravitationnel, ce qui induit des changements dans le flux des images du quasar par rapport à ce qui serait attendu si la matière de la galaxie était distribuée de façon régulière. Cet effet est sensible à la fois à la masse et à l'abondance de toute population d'objets compacts dans la galaxie lentille.
C'est la méthode qu'ont utilisée Ana Esteban Gutiérrez (Instituto de Astrofísica de Canarias) et ses collègues, qu'ils détaillent dans deux articles. Le premier décrit la méthodologie utilisée (le microlentillage de quasars), ainsi que les données utilisées et l'analyse des résultats, et dans le second, les astrophysiciens se focalisent sur les subtilités de l'effet de microlentille gravitationnelle, notamment sur l'impact de la taille de la source (la lentille) dans la distribution de probabilité d'observer une amplification donnée de microlentillage. Ils comparent leurs résultats avec des études antérieures et explorent les différences qui existent dans le microlentillage des quasars par des étoiles ou par des trous noirs typiques de LIGO/Virgo. Esteban Guttierez et ses collaborateurs utilisent les observations de microlentilles de quasars lointains pour estimer l'abondance de la population de trous noirs qui ont une masse masses dans la gamme déduite par événements de fusion détectés par LIGO/Virgo (typiquement entre 30 et 60 masses solaires). Ils considèrent une population mixte de microlentilles, comprenant à la fois des étoiles et des trous noirs. Ceci implique au moins quatre inconnues : les masses et les abondances des deux composants. Des travaux précédents ont contourné ce problème avec des approches indirectes liées à la réinterprétation des résultats basés sur une population de microlentilles à masse unique (comme par exemple l'étude de Mediavilla et al. en 2017) ou à des études génériques de l'impact d'une distribution bimodale dans les statistiques des amplifications de microlentilles. Mais ces estimations étaient indirectes et seulement qualitatives et incomplètes car ne prenant pas en compte la distribution de matière noire.
Ici, les astrophysiciens espagnols ajoutent une composante de matière noire et font une estimation robuste de la taille des quasars qui sont sujets à lentillage par la méthode de la cartographie de réverbération. A partir des résultats de masse de trous noirs de LIGO/Virgo, les chercheurs éliminent une des inconnues. Ensuite, ils font une hypothèse raisonnable sur la masse des étoiles, ce qui leur permet de n'avoir plus que deux paramètres inconnus : les abondances des étoiles et des trous noirs, le problème devient traitable, même avec une approche directe.
Esteban Guttierez et son équipe parviennent ainsi à estimer en une seule fois les abondances les plus probables des étoiles et des trous noirs à partir d'une étude bayésienne des amplifications observées par microlentillage dans les images de quasars. En principe, chacune des composantes, trous noirs et étoiles, peut avoir sa propre distribution de masse autour d'une valeur centrale. Dans la mesure où ces distributions sont lisses, le principal facteur affectant le microlentillage, selon eux, est le rapport élevé qui existe entre les masses moyennes des étoiles et des trous noirs. Ils utilisent donc un spectre de masse bimodal avec des types uniques d'étoiles et des types uniques de trous noirs, une approximation raisonnable pour simuler l'impact d'une population mixte.
A partir d'une analyse bayésienne des amplifications mesurées par microlentillage, Esteban Guttierez est son équipe trouvent qu'une population de trous noirs de masses d'environ 30M⊙ ne constitue que moins de 0,4% de la matière totale (au niveau de confiance de 68%, et moins de 0,9% au niveau de confiance de 90%). Sur toute la gamme de masse des trous noirs du catalogue de LIGO/Virgo, la limite supérieure varie de 0,5 % à 0,4 % lorsque les masses des trous noirs varie de de 10 à 60 M⊙. Et les chercheurs donnent aussi la contribution des étoiles à la masse totale et elle vaut 16%, ce qui est en accord avec des études précédentes basées sur une population unique qui ne considéraient pas explicitement la présence de trous noirs. Ces résultats apparaissent cohérents avec les estimations des abondances de trous noirs issues des statistiques des fusions détectées par LIGO/Virgo, et ils excluent que les trous noirs primordiaux (ou tout autre type d'objet compact) dans cette gamme de masse constituent une fraction significative de la matière noire.
Esteban Guttierez et ses collaborateurs arrivent à cette conclusion grâce leur capacité de montrer que le microlentillage des quasars est très sensible à la masse des lentilles, et qu'il est capable de distinguer les étoiles des trous noirs de masse élevée, lorsque la taille finie de la source est prise en compte. Une présence significative de trous noirs massifs produirait en effet de fréquents grossissements à haut flux, qui sont en réalité très rarement observés. Au contraire, une population stellaire typique induit des amplifications de flux tout à fait cohérentes avec les observations.
En résumé, d'après les données de microlentillage de quasars, la population des trous noirs dans la gamme de masse de ceux détectés par LIGO/Virgo/Kagra (entre 10 et 60 M⊙) ne constitue qu'une très petite fraction de la matière totale, ≲ 0,4%. Ce résultat s'accorde très bien avec l'estimation récente par Wong et al. (en 2021) de la fraction de masse des trous noirs par l'utilisation de la contrainte du taux d'ondes gravitationnelles détectées par LIGO/Virgo, et qui était de 0,3%. Ces trous noirs de quelques dizaines de masses solaires sont peut-être primordiaux, mais ils sont en tous cas incapables de former la masse manquante qu'on appelle matière noire, et la production primordiale serait finalement assez médiocre.

Sources

Abundance of LIGO/Virgo Black Holes from Microlensing Observations of Quasars with Reverberation Mapping Size Estimates 
A. Esteban-Gutiérrez et al.
The Astrophysical Journal, Volume 929, Number 2 (20 april 2022)

Limiting the Abundance of LIGO/Virgo Black Holes with Microlensing Observations of Quasars of Finite Size
A. Esteban-Gutiérrez et al.
The Astrophysical Journal Letters, Volume 929, Number 1 (20 april 2022)


Illustration 

La population de trous noirs détectés par LIGO/Virgo/Kagra via leurs fusions (échelle en masses solaires)  (F. Elavsky and A. Geller/Northwestern Univ./LIGO-Virgo Collaboration)

2 commentaires :

Claire a dit…

Merci pour cet article qui m'en apprend un peu plus sur les trous noirs. Ce sont vraiment des mastodontes ! Je suis toujours impressionnée par les ordres de grandeurs...moi qui suis plus habituée à l'infiniment petit!

L6 Atmo a dit…

Grrr!!! Vu les tournures de phrases que vous utilisez en début d'article, j'ai cru qu'ils allaient démontrer le contraire de leur conclusion, nous permettant enfin de nous passer de cette maudite matière noire indétectable et indéfinissable. J'attends avec tellement d'impatience le jour où l'on connaitra le fin mot de cette histoire!!! :)