mardi 3 mai 2022

Une accélération des particules au plus près des trous noirs


A l'âge de 88 ans, le célèbre théoricien néo-zélandais Roy Kerr, à qui l'on doit la solution exacte de la relativité générale décrivant les trous noirs en rotation en 1963, les "trous noirs de Kerr", est toujours actif : il vient de publier un nouvel article avec deux collaborateurs, un brésilien et un italien. Les trois théoriciens décrivent comment l'interaction gravitomagnétique d'un trou noir en rotation avec un champ magnétique externe au trou noir produit un champ électrique et des accélérations de particules phénoménales, ce qui en fait la source des jets polaires ultra-relativistes des trous noirs. L'étude est publiée dans The Astrophysical Journal.

Le jeune Jorge Rueda (Université de Rome/ICRA), s'est associé aux professeurs émérites Roy Kerr, qu'on ne présente plus, et Remo Ruffini, qui est un autre grand nom de l'astrophysique relativiste. Ancien collaborateur de John Wheeler à Princeton à la fin des années 60, c'est à Remo Ruffini que l'on doit l'identification du premier trou noir stellaire de notre galaxie en 1973, Cygnus X-1, et il a aussi coécrit avec Wheeler il y a 50 ans le fameux livre Introducing The Black Hole, qui popularisa grandement le terme "trou noir", 8 ans après son invention en novembre 63 à Dallas par Robert Dicke. Ruffini a 10 ans de moins que Roy Kerr et est encore aujourd'hui président de l'International Centre for Relativistic Astrophysics (ICRA) dont le siège est à Rome.
Dans ce nouvel article, les trois chercheurs décrivent les caractéristiques observationnelles de la formation d'un trou noir de Kerr dans une hypernova de type I, caractérisée par un effondrement gravitationnel formant un étoile à neutrons qui s’effondre à son tour très rapidement en trou noir, le tout plongé dans le plasma des résidus de l’étoile produisant un champ magnétique uniforme autour de l’astre compact, en prenant pour exemple le cas GRB 190114C qui est un prototype de ce type de collapse. Puis en utilisant la structure du champ électromagnétique de la solution dite de Papapetrou-Wald, ils dérivent ensuite les équations générales relativistes du mouvement des particules chargées, y compris leurs pertes par rayonnement. 
Rueda, Ruffini et Kerr présentent le cadre théorique complet décrivant les processus d'accélération et de rayonnement secondaire, qui apparaissent du fait de l'interaction gravitomagnétique et la manière dont ces processus extraient l'énergie de rotation du trou noir de Kerr et les conséquences que cela peut avoir pour l'astrophysique des sursauts gamma (GRB). En intégrant numériquement les équations du mouvement, les théoriciens en déduisent les propriétés des rayonnements secondaires induits par l'accélération des particules chargées dans le champ électrique et estiment ainsi la puissance et le spectre du rayonnement. Rueda, Ruffini et Kerr montrent que l'interaction du champ gravitomagnétique d'un trou noir de Kerr avec un champ magnétique environnant est responsable de l'apparition d'un champ électrique radial dont l’intensité varie en fonction de l’angle par rapport à l'axe de rotation du trou noir (et non le long de l'axe de rotation du disque d'accrétion du trou noir qui peut être différent). Le champ gravitomagnétique du trou noir en rotation est le champ magnétique qui est généré par la rotation de la surface électriquement chargée du trou noir. Un trou noir a une charge électrique nulle globalement mais il peut être représenté avec une certaine densité surfacique de charges positives et négatives qui ont une distribution quadripolaire comme l’avait montré Kip Thorne en 1986, et cette distribution surfacique est à l’origine du champ gravitomagnétique lors de la rotation, ce champ disparaissant pour un trou noir hypothétique sans aucune rotation.
Les électrons ou protons qui sont accélérés par ce champ électrique radial peuvent atteindre des énergies allant jusqu'à des milliers de Pétaélectronvolts d'après leurs calculs, de sorte que les trous noirs stellaires dans les sursauts gamma longs (GRB longs) et les trous noirs supermassifs dans les noyaux actifs de galaxie peuvent contribuer aux rayons cosmiques de très haute énergie par ce mécanisme. Les chercheurs considèrent un trou noir de masse 4,4 masses solaires, ayant un paramètre de rotation typique de 0,3, et plongé dans un champ magnétique de 1011 Gauss. Ils calculent que l'accélération induite par le champ électrique sur une particule chargée est 1017 fois plus forte que le terme purement gravitationnel, jusqu'à une distance très proche de l'horizon. Aux latitudes hors axe, Rueda, Ruffini et Kerr montrent que les particules sont accélérées jusqu'à des énergies de centaines de GeV et émettent un rayonnement synchrotron (induit par leur freinage dans le champ magnétique) à des énergies de l'ordre du GeV. Mais ce processus ne se produit que dans un cône qui a un angle d’ouverture Θ+- de très exactement 54,74° autour de l'axe de rotation, et des deux côtés du trou noir par rapport à l'équateur. Cette valeur de l’angle qui apparaît dans les équations correspond à une valeur du cosinus(Θ) qui est égale à 1/√3.
Les chercheurs montrent que le champ électrique qui est produit est radial mais des effets subtils apparaissent. Si le champ magnétique externe dans lequel est plongé le trou noir a ses lignes de champs qui sont parallèles et dans le même sens que le vecteur rotation du trou noir, le champ électrique est alors entrant pour Θ < Θ+- et sortant pour Θ+-  < Θ < π - Θ+-  : dans les zones polaires, les électrons sont donc accélérés vers l’extérieur du trou noir et les protons sont accélérés vers l’intérieur, et dans les zones équatoriales c’est l’inverse. Et si le champ magnétique externe a ses lignes de champ antiparallèles au vecteur rotation du trou noir, alors le champ électrique est sortant dans les zones polaires et entrant dans la région équatoriale : ce sont dans ce cas les protons qui sont accélérés vers l’extérieur du trou noir au niveau des pôles et les électrons qui sont accélérés vers l’extérieur au niveau de l’équateur. A l’angle limite Θ+-  de 54,74°, le champ électrique s’annule complètement avant de s'inverser. Or, comme le champ magnétique externe, lui, est orienté selon l’axe de rotation du trou noir (Θ=0). Les lignes de champ électrique et magnétique se retrouvent donc parallèles au niveau de l’axe de rotation du trou noir. Exactement sur l’axe de rotation, les particules qui sont accélérées ne subissent donc aucun effet de perte d’énergie par rayonnement synchrotron (un phénomène qui nécessite une inclinaison entre champ électrique et magnétique) : elles peuvent alors être accélérées jusqu’à leur énergie maximale, qui ne dépend que de la valeur du champ magnétique externe, de la rotation du trou noir et bien sûr de sa masse. Cette énergie sera d’autant plus importante que la masse du trou noir est grande et que sa rotation est importante.
Rueda, Ruffini et Kerr apportent dans cette étude théorique bourrée d’équations et de graphes un petit changement de paradigme sur l’origine des sursauts gamma. Alors que l’on pensait jusqu’alors que le rayonnement gamma des GRB était produit par l’interaction de l’onde de choc du jet de particules dans le résidu de l’enveloppe de l’étoile morte, les chercheurs montrent qu’un très puissant rayonnement synchrotron peut naître au niveau même de l’horizon d’un trou noir par une accélération d’électrons. De plus, dans ce schéma, Il n'y a pas besoin d'accrétion très massive. La densité de matière ionisée qui est nécessaire au moteur interne pour expliquer l'émission d’un GRB long (d'énergie de l’ordre du GeV) est beaucoup plus faible que celle correspondante demandée dans le mécanisme de l'accrétion de matière traditionnelle.
Toute l’énergie finalement rayonnée sous forme de protons, électrons accélérés ou photons X du rayonnement synchrotron, représente une extraction de l’énergie de rotation du trou noir nouvellement formé. L’intensité du champ électrique produit est directement proportionnelle à la valeur de la rotation du trou noir : il ralentira donc inéluctablement, mais de moins en moins vite… 

Source

Gravitomagnetic Interaction of a Kerr Black Hole with a Magnetic Field as the Source of the Jetted GeV Radiation of Gamma-Ray Bursts
Jorge Rueda, Remo Ruffini, and Roy Kerr
The Astrophysical Journal, Volume 929, Number 1 (12 april 2022)

Illustration

Représentation des lignes de champ électrique (à gauche, de champ magnétique (au centre) et la somme des deux, dans le cas d'un jet polaire d'électrons (Rueda, Ruffin and Kerr)

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