06/08/22

Un grand coeur dilué pour Jupiter (aussi)


La sonde Juno a mesuré le champ de gravité de Jupiter pour déterminer la forme et la dimension du noyau de la planète géante. La modélisation effectuée à partir des mesures conduit à un noyau de type dilué contenant des éléments lourds, jusqu'à environ 63% du rayon de la planète, confirmant des résultats qui allaient dans le même sens concernant Saturne. L'étude est publiée dans The Planeterary Science Journal.

Burkhard Militzer (université de Berkeley) et son équipe internationale ont exploité les mesures du champ de gravité de Jupiter qui sont effectuées par la Juno au cours de ses passages rapprochés à chaque orbite. Le champ gravitationnel est décomposé en coefficients de gravité zonaux (ou harmoniques zonales) qui sont notés Jn : J1, J2, ... jusque J10. Chaque coefficient est une intégrale sur le rayon et l'angle de colatitude, qui utilise la valeur de la densité en fonction du rayon et fait intervenir le polynôme de Legendre Pn à l'ordre correspondant. Ils ne reste alors plus qu'à modéliser tous les paramètres physiques d'une enveloppe de planète géante qui peuvent impacter ces coefficients de gravité zonaux (température, densité, composition chimique, ...) pour déterminer quel jeu de paramètres permet de faire coïncider les 10 coefficients de gravité calculés avec les coefficients mesurés, et simultanément pour tous les coefficients. Etant donné que certains coefficients varient différemment lorsque par exemple la température d'une certain couche d'atmosphère augmente ou que la vitesse des vents décroit d'une couche à l'autre, l'ajustement s'avère très délicat. Les nouvelles mesures de Juno ont générée les valeurs des harmoniques zonales les plus précises jamais atteintes. 
Ce que Militzer et son équipe relèvent, c'est que les valeurs de J4 et J6 sont étonnamment faibles, et ne sont pas compatibles avec les modèles conventionnels de l'intérieur de Jupiter qui supposent un grand noyau délimité qui serait fait de roche et de glace. 

Militzer et ses collaborateurs montrent que l'ensemble des harmoniques de gravité peut être concilié avec des modèles qui supposent une certaine équation d'état de l'enveloppe, des profils de vent ayant certaines caractéristiques, et surtout, un noyau dilué d'éléments lourds qui sont distribués jusqu'à 63% du rayon de la planète. Dans la région du noyau, ils prévoient que les éléments lourds sont distribués uniformément et ne représentent que 18 % de la masse en raison de la dilution avec l'hydrogène et l'hélium. 
Ces résultats vont donc à l'encontre des modèles conventionnels d'intérieurs de planètes géantes qui sont construits avec un noyau compact de roche et de glace, au sommet duquel se trouve une enveloppe d'hydrogène-hélium. Comme il est prévu que l'hydrogène et l'hélium deviennent immiscibles à des pressions de l'ordre du mégabar, on sépare généralement cette enveloppe en une couche supérieure d'hydrogène moléculaire appauvrie en hélium, une couche intermédiaire de pluie d'hélium, et une couche profonde d'hydrogène métallique enrichie en hélium. Il existe par ailleurs de bonnes preuves que la pluie d'hélium s'est produite sur Jupiter car la sonde Galileo avait mesuré une fraction massique d'hélium de =0,238, qui est bien inférieure à la valeur protosolaire de 0,2777. Et on avait aussi mesuré que le néon dans l'atmosphère de Jupiter était neuf fois moins abondant que dans l'atmosphère solaire, ce qui peut être attribué à une dissolution efficace dans les gouttelettes d'hélium. Mais malgré ces mesures in situ, de nombreux détails de la stratification à l'intérieur des planètes géantes restent très incertains. De plus, l'abondance des éléments plus lourds que l'hydrogène et l'hélium est mal connue, sauf dans la couche supérieure de l'atmosphère de Jupiter. La sonde Galileo avait mesuré l'abondance des éléments lourds jusqu'à une pression de 22 bars. ils avaient été trouvés à environ trois fois la concentration protosolaire. En revanche, la sonde avait mesuré des concentrations subsolaires d'oxygène. Avant Juno, on se demandait si l'oxygène relativement peu abondant était représentatif de l'enveloppe moyenne ou s'il reflétait des inhomogénéités associées à des processus dynamiques localisés au point chaud  dans lequel la sonde Galileo était tombée.
Militzer ont pris en compte toutes ces données d'abondance d'éléments lourds de Galileo pour ajuster les 10 valeurs Jn calculées avec les modèles avec les nouvelles valeurs mesurées. Cela s'est avéré être un défi étant donné les autres contraintes qui doivent être satisfaites, notamment la température atmosphérique. Ils convergent finalement vers un modèle qui présente un noyau dilué et qui serait une région considérablement enrichie en éléments plus lourds. Cette région s'étendrait sur 63 % du rayon de la planète. Cette caractéristique inattendue remet en question les modèles conventionnels de la formation et de l'évolution précoce de Jupiter.
En outre, leurs modèles ont des implications importantes pour le processus de dynamo à l'intérieur de Jupiter. Ils prédisent l'existence de deux couches dynamo distinctes et entièrement convectives à l'intérieur de Jupiter : la couche métallique et le noyau dilué, qui sont séparés par une couche stratifiée stable. Une telle configuration à double dynamo pourrait contribuer à expliquer le champ magnétique étonnamment complexe de la planète qui a pu être déterminé en 2018, déjà par Juno.

Ces résultats sont à mettre en relation avec des résultats similaires qui ont été obtenus récemment sur Saturne (voir ép. 1208) et ils soulèvent la question de savoir comment un noyau dilué peut se former à l'intérieur de planètes géantes gazeuses. Les modèles standards de la formation de Jupiter, que ce soit par accrétion du noyau ou par instabilité du disque, ne prédisent pas une telle structure comme l'ont montré Müller et al. en 2020. Une possibilité selon les chercheurs, est qu'un noyau primordial discret ait bien existé à l'origine mais aurait ensuite été mélangé à l'enveloppe, soit sur une période de temps très longue par un double-mélange de type diffusion/mise en solution dans l'hydrogène métallique, ou soit brusquement lors d'un impact géant peu après sa formation, comme l'ont proposé Liu et al. en 2019 (voir ép. 892). Un tel modèle catastrophique a de fortes implications pour l'ensemble du système jovien, comme la présence de quatre grands satellites...
Pour vérifier les prédictions de cette étude de Burkhard Militzer et ses collaborateurs, des expériences à haute pression sur l'hydrogène en laboratoire devront être effectuées, ainsi que des mesures supplémentaires par la sonde Juno qui est toujours en orbite aujourd'hui, et aussi des études de sismologie jovienne...

Source

Juno Spacecraft Measurements of Jupiter's Gravity Imply a Dilute Core
Burkhard Militzer et al.
The Planetary Science Journal, Volume 3, Number 8 (4 august 2022)

Illustration

Jupiter imagée par Juno (NASA/JPL-Caltech)

3 commentaires :

Claire a dit…

Merci pour cet article très intéressant ! J'étais bêtement persuadée que le noyau d'une planète gazeuse était ...gazeux! Est ce que l'on sait pourquoi les planètes sont si différentes les unes des autres? Je veux dire la distance au soleil et les matériaux agrégés peuvent ils a eux seuls expliquer la diversité qui nous entoure?

Dr Eric Simon a dit…

Ce qui fait la diversité, c'est avant tout la zone où elles se sont formées dans le nuage protosolaire et l'environnement qui y régnait autour (densité du gaz par exemple). A noter cependant que les planètes ne se trouvent aujourd'hui pas forcément là où elles sont nées puisqu'il y a pu exister des migrations, dans un sens ou dans l'autre.

Scientifique a dit…

Les détails sur la composition et les caractéristiques de Jupiter, ainsi que son influence sur notre système solaire, étaient fascinants.