mercredi 14 février 2024

Une kilonova dans le voisinage du système solaire il y a 4 millions d'années


La détection récente des isotopes 60Fe et 244Pu dans les sédiments océaniques profonds, remontant à 3 ou 4 Mégannées pose un sérieux défi pour l'identification de leur(s) site(s) de production. Alors que le 60Fe est généralement attribué aux supernovas à effondrement du cœur classiques, le plutonium est formé par processus r, une nucléosynthèse qui apparaît dans des classes très ares de supernovas ou des fusions d'étoiles à neutrons. Des chercheurs ont étudié l'énigme de ces isotopes en simulant l'effet qu'aurait eu une kilonova à proximité de la Terre il y a quelques millions d'années, ils publient leur étude dans The Astrophysical Journal Letters.

La production de la moitié des éléments plus lourds que le fer dans l'Univers (y compris tous les éléments plus lourds que le plomb) est due au processus rapide de capture des neutrons (le processus r). Malgré de nombreux progrès ces dernières années, notre compréhension précise du processus r et de ses rendements de production des différents noyaux d'atomes est actuellement limitée par des incertitudes de nature à la fois de physique nucléaire et d'astrophysique. Tout simplement parce que l'on manque de mesures expérimentales sur les noyaux exotiques riches en neutrons, et que nous connaissons des limites dans la modélisation des sites astrophysiques potentiels, qui sont encore un peu incertains.

C'est la détection de la kilonova AT2017gfo, qui a été associée sans ambiguïté à la fusion d'étoiles à neutrons GW170817, qui a fourni la première preuve directe de la nucléosynthèse du processus r . La question de savoir si les fusions impliquant au moins une étoile à neutrons sont les seuls sites pertinents pour ce processus est encore débattue aujourd'hui. Les fusions binaires compactes semblent avoir du mal à prendre en compte tous les observables disponibles, comme par exemple l'abondance des éléments du processus r dans les étoiles très pauvres en métaux ou dans les galaxies naines ultrafaibles. D'autres sites possibles de processus r incluent des types rares de supernovas comme les supernovas magnétorotationnelles ou les collapsars, 

Leonardo Chiesa (Université de Trento) et ses collaborateurs se sont penchés sur cette problématique de l'origine des isotopes à relativement courte durée de vie (plusieurs millions d'années) en simulant de nombreuses configurations de fusions d'étoiles à neutrons produisant des restes massifs et expulsant des éjectas dynamiques. Des études antérieures avaient conclu qu'une seule fusion d'étoiles à neutrons ne pouvait pas expliquer les rapports isotopiques observés dans les fonds océaniques. Il existe en tout cas un consensus selon lequel le 60Fe (durée de vie caractéristique de 3,8 millions d'années) qui est observé dans des échantillons terrestres et lunaires indique qu'un ou plusieurs événements explosifs se sont produits il y a moins de 10 Mégannées non loin de la Terre (à une distance de moins de 120 pc). Le site de production du 60Fe est en général considéré être une supernova, alors que les fusions d'étoiles à neutrons ont été souvent ignorées pour l'expliquer.

En 2020, Korschinek et al. avaient découvert dans des sédiments des traces de 53Mn (une durée de vie de 5,4 millions d'années), un isotope qui est généralement associé aux supernovas de type Ia, et ce manganèse radioactif se trouvait à une profondeur similaire à celle du 60Fe. Récemment, Wallner et al. (2021) ont rapporté de nouvelles mesures de 60Fe dans les sédiments des grands fonds marins et la croûte de ferromanganèse. Le flux interstellaire de noyaux atomiques déduit de ces mesures montrait deux pics au cours des 10 dernières Mégannées, le plus important des deux étant situé entre -3,5 et -2,5 millions d'années, et le second plus petit et plus étroit culminant à -6,5 millions d'années. Fait intéressant, Wallner et al. ont également documenté l'émergence sans ambiguïté de 244Pu (durée de vie caractéristique de 116,3 millions d'années), en association avec le pic de 60Fe le plus récent et le plus important. Sur la base de leurs mesures, ils ont calculé une fluence de 244Pu dans le milieu interstellaire sur l'orbite terrestre de 7700 noyaux atomiques/cm² et un rapport d'abondance 244Pu/60Fe de 53 10-6 pour la fenêtre temporelle entre 0 et 4,6 mégannées. Wallner et coll. avaient attribué les deux pics de 60Fe  à plusieurs supernovas proches se produisant au cours des 10 derniers millions d'années à 50-100 pc de la Terre. Pour expliquer l'abondance de 244Pu, ils ont considéré une combinaison d'une supernova avec un événement de nucléosynthèse antérieur (une fusion d'étoiles à neutrons).



Quelques mois après, Wang et coll. avaient ensuite comparé les résultats de Wallner et al. avec des prévisions de rendement obtenues à partir de modèles de nucléosynthèse de supernovas et de fusions d'étoiles à neutrons. Ils trouvaient que les observations étaient compatibles avec une source unique située à moins de 100 pc : une supernova avec une production améliorée du processus r , alors que le scénario d'une seule fusion de d'étoiles à neutrons à proximité était pour eux irréalisable. Ils avaient également proposé un scénario dans lequel le 244Pu était produit par un événement rare et plus lointain polluant la bulle locale, avant d'atteindre la Terre parmi les débris de la supernova proche. 

Leonardo Chiesa et son équipe ont donc décidé de remettre au goût du jour le scénario de la fusion d'étoiles à neutrons unique, au lieu d'une supernova, en sa basant sur les données rapportées par Wallner et al. en 2021. Ils ont pour cela développé leur propre modèle. 

En supposant que le vent des éjecta est soutenu sur une échelle de temps de 100 à 200 ms après la fusion des deux étoiles à neutrons, Chiesa et ses collaborateurs montrent que l'effet prolongé de l'irradiation des neutrinos et l'anisotropie qui en résulte dans les rendements de nucléosynthèse, impliquent que la détection coïncidente de 60Fe  et de 244Pu dans la partie la plus récente de la croûte terrestre (≲4 millions d'années) est tout à fait compatible avec une fusion d'étoiles à neutrons. Les éjectas qui sont émis lors de la fusion aux latitudes moyennes et élevées fournissent un rapport de 244Pu/60Fe qui serait compatible avec les observations. La fusion d'étoiles à neutrons aurait pu avoir lieu à une distance de seulement 80 à 150 pc de la Terre selon les chercheurs, et il y a entre 3,5 et 4,5 Mégannées. C'est à la fois proche dans l'espace et dans le temps.

La différence entre ces résultats et ceux de Wang et al. provient de certaines caractéristiques des modèles de fusion d'étoiles à neutrons. Pour Chiesa et al., le reste de la fusion doit être une étoile à neutrons supermassive, qui ne s’effondre pas tout de suite en trou noir, mais seulement après 100 à 200 ms, pour produire un important éjecta sous forme de vent en spirale, en plus de l’éjecta dynamique. La présence de ces deux composants est essentielle puisque le 60Fe est synthétisé dans le premier type d'éjecta, tandis qu'une quantité importante de 244Pu l'est dans le second. Et Wang et al. considéraient un éjecta isotrope, contrairement à Chiesa et al., ce qui fait toute la différence.

Les chercheurs indiquent qu'en fonction de la rigidité de l'équation d'état des étoiles à neutrons et des masses en jeu des deux étoiles à neutrons, un tel résultat devrait être relativement fréquent et peut-être supérieur à 50 % des cas. A partir des informations sur la distribution angulaire des éjectas, les astrophysiciens constatent que les conditions précises pour correspondre aux observations ne sont réalisées que avec de la matière expulsée aux latitudes moyennes à élevées, c'est-à-dire pour un angle de vue compris entre 30° et 50°. La fraction d'angle solide correspondante ΔΩ/4π est comprise entre  0,18 et 0,27. Bien qu’elle ne soit pas réalisée dans la majorité des cas, la probabilité d’observer une fusion d'étoiles à neutrons dans ces conditions n’est pas négligeable, ni même faible.

Puisque les modèles de Chiesa et ses collègues défavorisent les angles de vue très proches des pôles, le jet relativiste qui aurait pu provenir d'un tel événement n'aurait pas frappé la Terre, en raison de son petit angle d'ouverture (θ jet ≲ 6°). De plus, la présence d'une plage relativement large de θ permet toujours aux éjectas de se mélanger, en raison de l'expansion latérale qui devient pertinente une fois que la forte onde de choc a converti une grande partie de son énergie cinétique en énergie thermique. Dans ces conditions, les restes de la kilonova devraient commencer à disparaître sur des échelles de temps de quelques centaines de mégannées.

Il convient aussi de rappeler que les fusions d'étoiles à neutrons (et, plus généralement, les événements dans lesquels se produit la nucléosynthèse du processus r ) devraient être rares, ce qui fait de leur apparition rapprochée dans un passé récent. un événement exceptionnel.

Mais l'analyse de Chiesa et al. ne peut pas encore exclure totalement l'origine par une supernova unique ou le modèle en deux étapes discuté dans les travaux antérieurs. L'identification d'autres rapports isotopiques pertinents pourrait être la clé pour distinguer les différents scénarios, comme l'avaient suggéré  Wang et al. en 2021 et en 2023. 
Dans ce but, Chiesa et son équipe ont donc calculé les rapports isotopiques par rapport au 244Pu  de huit autres isotopes radioactifs pour deux modèles de fusion d'étoiles à neutrons représentatifs. Ils trouvent que parmi les différents ratios, les valeurs les plus élevées sont observées pour le 107Pd, suivi du 93Zr et de 129I, inférieure d'un ordre de grandeur. Ces tendances sont différentes des valeurs qu'avaient trouvées Wang et al., pour qui le rapport le plus élevé était toujours obtenu pour l'129I. Pour ces isotopes, ainsi que pour le 135Cs et le 182Hf, les valeurs extraites des modèles par Chiesa et al. sont intermédiaires entre les valeurs plus grandes obtenues par une supernova à entraînement magnétique et les plus petites obtenues dans les modèles de supernovas à processus r amélioré. En revanche, les ratios calculés  pour les actinides (236U, 237Np, 247Cm) sont similaires à ceux rapportés par Wang et al., ce qui confirme qu'ils ont un faible pouvoir discriminant.

Enfin, au sujet de la production de 53Mn, Chiesa et ses collaborateurs montrent que leurs modèles ne son pas capables de reproduire le rapport 53Mn/60Fe qui était prédit par Korschinek et al. en 2020, en raison de la très petite quantité d'éjectas avec une fraction électronique élevée. Mais ils notent que des simulations de fusion d'étoiles à neutrons plus récentes employant un transport de neutrinos plus détaillé (Espino et al. 2023 ; Zappa et al. 2023 ) suggèrent la présence d'une quantité importante d'éjectas à fraction électronique élevée, en particulier dans le cas de résidus de fusion à vie "longue", et qui répondrait donc aux conditions requises pour produire le 53Mn.
Pour mieux évaluer la viabilité du scénario kilonova, des modèles plus réalistes seraient donc probablement nécessaires. Si elle est confirmée, cette analyse montre que la fusion d’un système binaire d'étoiles à neutrons aurait eu lieu à moins de 500 années-lumière du Soleil il y a environ 4 millions d'années. Lucy et ses copains australopithèques ont dû voir un beau diamant dans le ciel... 


Source

Did a Kilonova Set Off in Our Galactic Backyard 3.5 Myr ago?
Leonardo Chiesa et al.
The Astrophysical Journal Letters, Volume 962, Number 2 (13 february 2024)


Illustrations

1. Vue d'artiste d'une kilonova (Robin Dienel/Carnegie Institution for Science)
2. Echantillon de sédiments des fonds océaniques contenant du plutonium-244 (Wallner et al. 
3. Caractéristiques physique du plutonium-244 (CARLOS CLARIVAN / SCIENCE PHOTO LIBRARY)

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