mercredi 28 février 2024

Un trou noir de 17 milliards de masses solaires qui absorbe 1 Soleil par jour


Environ un million de quasars ont été catalogués dans l’Univers à ce jour. Les plus brillants sont aussi les plus rares et les plus difficiles à trouver. Les propriétés du plus lumineux d'entre eux, 
 J0529−4351, viennent d'être étudiées. Dans leur étude publiée dans Nature Astronomy, des astrophysiciens démontrent que le trou noir qui en est à l'origine fait 17 milliards de masses solaires et absorbe une masse solaire par jour...  

En 1963, Maarten Schmidt a identifié le premier quasar connu sous le nom de 3C 273. Depuis lors, les quasars découverts ont toujours impressionné par leur immense énergie libérée à partir d’une si petite région de l’espace. Cela ne pouvait s'expliquer que par la conversion de l'énergie gravitationnelle en en lumière au sein d'un disque d'accrétion hautement visqueux autour d'un trou noir supermassif. Les quasars sont des indicateurs d’une croissance rapide des trous noirs supermassifs et permettent donc l’étude de ces processus de croissance. La découverte d'un nombre important de quasars fournit ensuite des statistiques permettant de mieux expliquer l'origine des trous noirs supermassifs dans l'Univers. Généralement, les quasars les plus lumineux contiennent les trous noirs à la croissance la plus rapide, bien que la relation entre le taux d'accrétion de masse et la luminosité soit affectée par la masse et la rotation du trou noir ainsi que par la structure et l'angle de vue du disque d'accrétion ainsi que des vents du disque.

Certains quasars sortent du lot : en 2015, le quasar ultra-lumineux J0100+2802 a été identifié, contenant un trou noir de 10 milliards de masses solaires à redshift z  = 6,3 (800 millions d'années après le Big Bang). En 2018, un objet encore plus lumineux a été découvert, J2157−3602 à z  = 4,7 (1,2 milliards d'années après le Big Bang), mais avec un trou noir de 24 milliards de masses solaires... Bien que leur luminosité implique une croissance rapide, leur existence reste difficile à expliquer même si le scénario du collapse direct d'énormes nuages de gaz tient la corde. 

Christian Wolf (Australian National University, Canberra) et ses collaborateurs sont sont intéressés au cas de  J0529−4351, qui est un objet de magnitude 16 situé à redshift z  = 3,962 (1,5 milliards d'années après le Big Bang). Lorsque les quasars apparaissent extrêmement brillants comme J0529−4351, on peut soupçonner que leur luminosité observée est amplifiée par la lentille gravitationnelle d'une galaxie massive située dans la ligne de visée. Une forte lentille gravitationnelle provoque plusieurs images distinctes d'un quasar dans le ciel. Deux autres quasars avec un redshift et une luminosité apparente similaires à J0529−4351 sont connus pour être fortement agrandis par lentille : APM 08279+5255 à double image situé à z  = 3,91, et B 1422 + 231 quadruplement imagé à z  = 3,62. Les facteurs de grossissement estimés pour ces deux objets vont de 40 à 100, ce qui implique que ces quasars ne sont pas intrinsèquement extrêmes, mais sont "normaux".


J0529−4351, en revanche, ne montre aucun signe de lentille gravitationnelle. Les données du satellite Gaia suggèrent qu'il s'agit d'une source ponctuelle, en termes de morphologie d'objet et de bruit astrométrique, qui ont été utilisés pour trouver des quasars doubles ou des quasars à lentilles qui semblent non résolus par Gaia. Wolf et  son équipe ne trouvent également aucun système absorbant puissant au premier plan. Les chercheurs estiment la probabilité que J0529−4351 soit lentillé par une galaxie d'avant plan qu'ils ne verraient pas une valeur inférieure à 1 %. Ils considèrent donc que l'émission du quasar qui est vue est bien son émission intrinsèque sans modification. 

Pour déterminer les caractéristiques du trou noir qui génère toute cette lumière qui voyage plus de 12 milliards d'années avant de mourir sur nos imageurs, Wolf et ses collaborateurs utilisent des modèles de disques d'accrétion minces qui sont appropriés pour les trous noirs ayant des taux d'accrétion élevés. Ils trouvent que la solution la mieux adaptée à leur spectre est un disque à luminosité d'Eddington qui entoure un trou noir supermassif ayant un spin modéré de a  ≈ 0,4, vu sous un angle intermédiaire de 45°. Et ce modèle de disque mince qui est le mieux adapté aux observations donne un taux d'accrétion de 370  M⊙ par an (un Soleil par jour!), et une efficacité radiative d'environ 0,09.  

Wolf et al. estiment la masse du trou noir qui alimente J0529−4351 en utilisant deux méthodes fondamentalement différentes. Dans la première méthode dite de "la forme du continuum", on suppose que l'émission du continuum est affectée à son extrémité bleue par la troncature interne du disque d'accrétion due à l'existence de l'orbite circulaire stable la plus interne. On en déduit une estimation combinée de la masse et de la rotation du trou noir. Des trous noirs plus massifs imposent des rayons de troncature plus grands et déplacent le pic de l'émission du continuum vers des températures plus froides et des longueurs d'onde plus grandes. Avec cette méthode, la masse du trou noir du quasar historique 3C 273 avait été calculée entre 200 et 500 millions de masses solaires, et 35 ans plus tard, une valeur d'environ 300 millions de masses solaires a été mesurée par des observations interférométriques de la région des larges raies d'émission de 3C 273. Une belle estimation. Depuis lors, la méthode d'ajustement du continuum s'est non seulement révélée utile pour estimer les masses à l'aide de modèles à disques minces, mais a également été appliquée avec des modèles à disques d'accrétion plus réalistes pour des trous noirs supermassifs  à croissance rapide. A partir de la forme du continuum de J0529−4351, Wolf et ses collaborateurs trouvent une masse de 10,28 (+0,17/-0,10) en échelle logarithmique, donc 1010,28 masses solaires, ce qui fait 19  (+9/-4) milliards masses solaires.


Dans la deuxième méthode pour estimer la masse du trou noir, les chercheurs supposent que la région des larges raies d’émission représente le gaz virialisé se déplaçant à la vitesse des orbites képlériennes autour du trou noir. Ils utilisent alors la largeur des raies d’émission et la luminosité du continuum pour déduire la masse du trou noir. Cette méthode est connue sous le nom de "méthode virielle à époque unique" et a par exemple été utilisée pour estimer la masse du trou noir supermassif dans J0100 + 2802 à z =6,3 (celui qui fait 10 milliards de masses solaires 800 millions d'années post Big Bang). Le principal défaut de cette méthode est le manque d'étalonnages indépendants pour la masse des trous noirs et qu'elle repose sur des extrapolations à partir de quasars à faible luminosité calibrés avec une cartographie de réverbération. Les spectres de J0529−4351 offrent deux raies d'émission exploitables pour cette méthode : la raie du carbone triplement ionisé (C IV) et la raie du magnésium mono-ionisé (Mg II). Les propriétés des raies et la luminosité se traduisent en estimations de masse du trou noir (en échelle log) de 10,03 à 10,45 pour la raie C IV, et de 10,03 à 10,36 pour la raie Mg II. Cela fait donc entre 10,7 et 28,2 milliards de masses solaires.

Les estimations basées sur les raies sont cohérentes entre elles et avec l'estimation basée sur le continuum, aux incertitudes près. Étant donné que les incertitudes systématiques de ces méthodes sont supérieures à la propagation des erreurs statistiques, et peuvent atteindre 0,4 dex (un facteur 2,5 sur la masse déterminée), Wolf et al. combinent les estimations de masse de la méthode de la forme du continuum et de la méthode virielle à époque unique sans pondération. Ils obtiennent finalement un résultat pour la masse du trou noir log(M/M)=10,24 ± 0,2, ce qui fait 17,4 (+10/-6,4) milliards de masses solaires. 

Wolf et ses collègues montrent que le disque d'accrétion qui fait la lumière de ce quasar libère à lui seul une énergie radiative de 2 1041 W. Et aussi que le quasar devrait avoir la région d'émission ayant le plus grand diamètre physique et angulaire présent dans l'Univers. Les chercheurs calculent un rayon de 2,2 pc, qui implique un diamètre angulaire de 0,64 millisecondes d'arc; c'est qui est un ordre de grandeur plus grand que la zone de rayonnement de 3C 273. 

D'après eux, cela devrait permettre au Very Large Telescope Interferometer (VLTI/GRAVITY+) d’imager directement sa rotation et donc de mesurer directement la masse de son trou noir. Il s’agira d’un test très important pour valider les relations qui ont été définies entre la taille et la luminosité des quasars, dont l’extrapolation est souvent utilisée pour les estimations de la masse des trous noirs à un redshift élevé. Obtenir une mesure directe de la masse d’un trou noir susceptible d’avoir 50 fois la masse du trou noir de 3C 273 serait extrêmement utile pour contraindre les relations couramment utilisées pour estimer la masse des trous noirs dans l’Univers primitif. La véritable échelle de masse des premiers trous noirs supermassifs, si elle devait changer, affecterait bien sûr la réponse à la question de savoir à quel point il est difficile de les former en si peu de temps.

Source

The accretion of a solar mass per day by a 17-billion solar mass black hole

Christian Wolf et al.

Nature Astronomy (19 february 2024)

https://doi.org/10.1038/s41550-024-02195-x


Illustrations

1. J0529−4351 imagé par le Dark Energy Camera Legacy Survey (l'étoile orange à droite est une étoile de notre galaxie en avant-plan) (Wolf et al.)

2. Spectres de J0529−4351 obtenus avec le VLT (Christian Wolf, et al.)

3. Paramètres du trou noir déduit de l'ajustement du continuum (Christian Wolf, et al.)

4. Christian Wolf


Aucun commentaire :