jeudi 9 janvier 2020

Mise en évidence de nombreux petits halos de matière noire par lentille gravitationnelle


Le modèle de matière noire "froide" reprend du poil de la bête! Une équipe de chercheurs vient en effet de publier, et présenter un travail remarquable lors du 235ème meeting de l'American Astronomical Society. Ils montrent la présence de nombreux petits halos de matière invisible autour de plusieurs grosses galaxies, grâce à des effets de lentilles gravitationnelles sur des quasars lointains, des petits halos sombres que l'on ne parvenaient pas à trouver. Leur étude est publiée dans les Monthly Notices of the Royal Astronomical Society.



D'après le modèle de la matière noire "froide" (Cold Dark Matter, ou CDM), les particules qui la constituent sont non-relativistes à cause de leur masse importante. Elles ont donc une vitesse relativement faible qui leur permet de se concentrer en halos sphériques de différentes tailles, depuis des vastes halos beaucoup plus grands que les plus grosses galaxies qu'y s'y sont formées, jusqu'à des petits halos où se sont formées les galaxies naines, et même d'encore plus petits halos où la gravité n'a pas été suffisante pour concentrer suffisamment de gaz pour arriver à la formation d'étoiles.  
Jusqu'à présent, les astrophysiciens avaient mis en évidence la présence de halos sombres autour de grandes galaxies et de galaxies naines, mais aujourd'hui, l'équipe américaine de Daniel Gilman (Université de Californie) vient de trouver de nombreux halos de très petite taille, si petits qu'ils ne peuvent pas abriter d'étoiles et sont donc complètement invisibles. La méthode utilisée par les astrophysiciens pour déceler la présence de ces halos utilise bien sûr la gravitation, et plus précisément l'effet relativiste de la distorsion de l'espace-temps par la présence d'une masse. C'est avec le télescope spatial Hubble que Gilman et ses collaborateurs ont étudié 8 très jolies lentilles gravitationnelles produisant des images quadruples de quasars lointains, précédemment découvertes par les relevés SDSS (Sloan Digital Sky Survey) et DES (Dark Energy Survey). Dans ces lentilles, l'alignement entre le quasar (situé à environ 10 milliards d'années) et la galaxie lentille (à environ 2 milliards d'années-lumière) est quasi-parfaite, ce qui produit ces images fantômes presque symétriques, qui peuvent aller jusqu'à former un anneau. 


Dans de telles phénomènes gravitationnels, c'est la masse de la galaxie en avant-plan (incluant son propre halo de matière noire) qui produit l'essentiel de l'effet de lentille. Mais les images dédoublées observées par Gilman ne correspondent pas tout à fait à ce à quoi on devrait s'attendre en ne considérant que cette masse. Les chercheurs observent des petites variations dans la position des images fantôme ainsi que dans leur flux lumineux. Et c'est en se fondant sur l'analyse fine de ces petites variations dans les lentilles gravitationnelles que Gilman et ses collègues parviennent à mettre en évidence la présence de nombreux petits halos noirs, non seulement dans le voisinage proche de la galaxie-lentille, mais aussi sur le trajet de la lumière des quasars lointains (en arrière plan ou en avant-plan). Pour mettre en évidence ces effets très ténus, les chercheurs avaient besoin de spécimens dédoublés quatre fois ou plus.
Et les astrophysiciens trouvent vraiment beaucoup de petit halos de matière noire, dans les huit lentilles gravitationnelles qu'ils ont analysées. A proximité des galaxies-lentille, leur masse descend jusqu'à 1 million de masses solaires, soit plus de 100 000 fois moins que la masse du halo de la Voie Lactée, d'après les reconstructions qu'ont faites les chercheurs américains... 

C'est la preuve la plus forte à ce jour de l'existence de tels petits halos de matière noire. Et leur nombre offre un indice sur la nature de cette masse invisible. Des particules de matière noire dite "froide" (non relativiste) devaient théoriquement former de nombreux petits halos, qui n'étaient toujours pas trouvés... Daniel Gilman et ses collaborateurs peuvent même fournir une valeur de la masse minimale de la particule "noire", avec un niveau de confiance de 95% : elle doit être supérieure à 5,2 keV.

Le modèle CDM se retrouve donc aujourd'hui renforcé, au moment où de nombreux spécialistes commencent à s'en détourner, sans doute par manque de patience. 


Source

Warm dark matter chills out: constraints on the halo mass function and the free-streaming length of dark matter with eight quadruple-image strong gravitational lenses
Daniel Gilman et al.
Monthly Notices of the Royal Astronomical Society 491, 6077–6101 (january 2020)


Illustrations

1) Six des huit lentilles gravitationnlles étudiées par les auteurs avec l'instrument WFC3 de Hubble (NASA, ESA, A. Nierenberg (JPL) and T. Treu (UCLA))

2) Schéma du principe d'une lentille quadruple perturbée par des masses de petits halos (NASA, ESA, and D. Player (STScI))

7 commentaires :

jean-paul dozier a dit…

Bonjour
Ce qui me stupéfie aussi, c'est la cadence de vos articles

Dr Eric Simon a dit…

Cette semaine a été particulièrement chargée, due à la réunion bi annelle de l'AAS qui a fourni beaucoup de decouvertes publiées... J'essaye de coller à l'actualité de la recherche...

L6 Atmo a dit…

Jean Paul a raison et on ne vous remerciera jamais assez pour ça, Eric.

Et meilleurs voeux pour 2020 ;)

Unknown a dit…

C'est amusant cette expression de la masse en eV, l'unité est habituellement utilisée pour exprimer l'énergie.

Vous me confirmez que c'est dû à l'équivalence masse-énergie ?

Dr Eric Simon a dit…

Oui, en physique, on ne fait pas la différence entre masse et énergie... effectivement, je devrais préciser qu'on considère c=1

Pascal a dit…

Bonjour et bonne année astrophysique à tous !

Je ne peux que me joindre à ce qui a été dit et remercier Eric pour la fréquence et la qualité de ses posts.

Concernant le dernier article, l'observation de ces nombreux petits halos noirs était attendue comme le loup blanc... les auteurs estiment que cela implique une particule de plus de 5.2 kev, mais cela concerne-t-il l'axion, de masse très inférieure (1 à quelques 1000 micro ev) mais censé, sauf erreur, être non relativiste (CDM) ?

A signaler le dernier hors série de Pour la science sur le secteur noir, avec des articles de Luminet, Rovelli, Riazuelo...

Dr Eric Simon a dit…

Merci à tous pour vos voeux. Je nous souhaite de belles découvertes en 2020! Pour répondre à la pertinente question de Pascal, et ça me permets de préciser : la limite inférieure sur la masse de particule qui est obtenue par les auteurs de cette étude (5,2 keV, ou keV/c² si vous préférez) ne concerne qu'une particule de matière noire froide de type "relique thermique" (particules créées une fois pour toute dans l'Univers primordial et dont ne subsiste plus que la représentante la plus légère et stable). Les axions (dans la grande part des modèles, car il existe aussi des variantes d'axions reliques thermiques) ne sont a priori pas des reliques thermiques, donc ne sont pas concernés par cette limite. De même pour des neutrinos stériles, qui ne sont pas non plus des reliques thermiques.