dimanche 28 février 2021

Trop d'antiquarks down dans le proton


Une nouvelle expérience vient de trouver que les antiquarks virtuels down ne sont pas en même proportion que les antiquarks up dans les protons, alors qu'ils devraient l'être. Une anomalie qui n'a pas d'explication aujourd'hui. Une étude parue dans Nature cette semaine. 

Les protons et les neutrons, qui constituent 99% de la matière visible de l'univers, ne sont pas formés que de trois quarks comme le montrent souvent les images simplificatrices pour décrire la structure des nucléons en leurs constituants élémentaires. Ces trois quarks de valence de saveur up et down sont en fait immergés dans une mer de gluons qui interagissent avec eux, et entre eux, en permanence. Et ces gluons, qui sont les vecteurs de l'interaction nucléaire forte produisent également en permanence des nouvelles paires de quarks-antiquarks virtuelles au sein de ce qu'on appelle le proton ou le neutron. Les saveurs up et down sont les deux plus légères parmi les 6 saveurs de quarks. Dans un proton, les trois quarks de valence sont deux up et un down. Le neutron, lui est constitué de deux down et un up en plus de sa mer de gluons et de paires quarks-antiquarks virtuels.

Jason Dove (Université de l'Illinois) et ses collaborateurs ont exploré la structure interne du proton grâce à l'accélérateur de protons de Fermilab aux Etats-Unis. Il n'y a a priori aucune raison d'attendre une supériorité d'une saveur sur l'autre dans la mer de quarks/antiquarks virtuels. Et pourtant, c'est ce que les physiciens américains observent. Ils ont pour cela exploité un processus qu'on appelle le processus de Drell-Yan (du nom des physiciens Sidney Drell et Tung-Mow Yan qui l'ont proposé en 1970). Il s'agit de faire collisionner un faisceau de protons sur une cible d'autres protons. Chaque quark du proton du faisceau va alors pouvoir s'annihiler (avec une certaine probabilité) lorsqu'il rencontrera un antiquark correspondant à sa saveur dans le proton de la cible, donc un antiquark up ou down selon les cas, forcément virtuel et issu de la mer de gluons et quarks/antiquarks. 
Lorsque le quark du proton incident et l'antiquark virtuel du proton cible s'annihilent, ils produisent un photon gamma virtuel d'énergie égale à la somme de leur masse. Et très vite, ce photon virtuel se désintègre en une paire de particules bien réelles qui sont le plus souvent une paire muon/antimuon.
Dove et ses collaborateurs détectent donc les muons et les antimuons tout autour d'une cible successivement  d'hydrogène et de deutérium liquide qu'ils ont bombardée avec des protons de 120 GeV par pulses de 4 s contenant 6.1012 protons. Ils en extraient une valeur quantitative de la probabilité de distribution des antiquarks dans le proton en fonction de la fraction d'impulsion des antiquarks (la fraction de l'impulsion du proton qui est portée par ces antiquarks). Les physiciens ont pu faire varier la fraction d'impulsion en faisant varier l'énergie cinétique des protons du faisceau incident.
L'analyse des paires de muons/antimuons effectuée par les chercheurs montre ainsi qu'il y a plus d'antiquarks down que d'antiquarks up dans les protons, par un facteur 1,5. Or les antiquarks devraient avoir une symétrie de saveur dans le proton selon la théorie de la chromodynamique quantique qui décrit la structure des nucléons...
Il faut préciser que deux autres expériences du même type avaient été effectuées dans le passé, la première au CERN en 1994 (l'expérience NA51) et la seconde à Fermilab en 2001 (l'expérience E866/NuSea). La première expérience trouvait déjà un indice de surabondance d'antiquarks down mais pour une seule valeur de fraction d'impulsion, et la seconde semblait montrer une évolution de la quantité relative d'antiquarks down quand la fraction d'impulsion augmentait : les données semblaient montrer un excès d'antiquarks down pour une fraction d'impulsion typique de la mer de quarks et à l'inverse un excès d'antiquarks up pour une fraction d'impulsion plus proche des quarks de valence. Mais ces deux expériences déjà anciennes étaient affublées de très grandes incertitudes expérimentales.
L'expérience de Dove et ses collaborateurs, nommée E906/SeaQuest a l'avantage de produire des données beaucoup plus précises et sur une plage plus grande de fraction d'impulsion. Les chercheurs montrent qu'il n'y a pas d'évolution de l'excès d'antiquarks down en fonction de la fraction d'impulsion : cet excès reste constant (à l'incertitude près bien sûr).


La structure interne du proton continue donc d'étonner les physiciens, malgré des études poussées effectuées depuis plusieurs décennies. La précision obtenue aujourd'hui par l'expérience américaine E906/SeaQuest permet d'ores et déjà d'éliminer certains modèles théoriques cherchant à expliquer cette asymétrie de saveur dans les antiquarks du proton, mais elle ravive d'autres modèles qui avaient été laissés de côté après 2001 suite aux résultats de E866/NuSea. Ces nouveaux résultats pourront également avoir des implications pour les expériences effectuées sur les grands collisionneurs de protons comme le LHC qui cherchent désespérément des traces de physique au-delà du modèle standard de la physique des particules.
Ce qui est sûr, c'est que l'origine de cette asymétrie d'antimatière dans les protons est aujourd'hui un mystère. Elle pourrait être investiguée plus avant dans le futur proche en essayant de mesurer la contribution du spin des antiquarks au spin global du proton ou en reproduisant de nouvelles expériences du processus de Drell-Yan encore plus précises. Des expériences sont déjà lancées dans ce sens aux laboratoires nationaux américains Fermilab et Brookhaven, mais aussi auprès de l'accélérateur Thomas Jefferson, et au CERN...
Et en attendant, les physiciens théoriciens de leur côté n'excluent pas non plus de réviser un peu la théorie de la chromodynamique quantique pour retrouver ce qui est observé dans la réalité.


Source

The asymmetry of antimatter in the proton
J. Dove et al.
Nature volume 590 (25 february 2021)


Illustrations

1) Schéma de la structure d'un proton et du processu de Drell-Yan (Nature)

2) Mesures du ratio de distribution des antiquarks down/up en fonction de la fraction d'impulsion par Dove et al. 

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