19/02/21

Réévaluation de la masse du trou noir historique Cygnus X-1


Cygnus X-1
, le tout premier trou noir à avoir été détecté indirectement (en 1964) via les rayons X que produit la matière qu’il accrète de l’étoile qui l’accompagne dans son système binaire, vient de voir sa masse réévaluée de 50%, et à la hausse ! De quoi bouleverser ce qu’on pensait de la fin de vie de l’étoile qui lui a donné naissance. Une étude parue dans Science.

L’évolution des étoiles massives est influencée par la masse qu’elles perdent au cours de leur vie via des vents stellaires. Ces vents stellaires vont ainsi directement limiter la masse du résidu compact qui restera après l’explosion de l’étoile en supernova. James Miller-Jones (Curtin University, Perth) et son équipe ont utilisé l’astrométrie radio pour réévaluer la distance du trou noir binaire Cygnus X-1. Comme la masse du trou noir est liée à la vitesse radiale de son étoile compagne, et que cette vitesse radiale observée dépend de la distance, une nouvelle valeur de distance implique une nouvelle valeur de masse. Dans le système Cygnus X-1, le trou noir et la compagne sont en orbite avec une période orbitale de 5,6 jours, l’étoile compagne étant une étoile de type O, une supergéante massive. 
Il a fallu quelques nombreuses années depuis sa détection en 1964 pour avoir la confirmation que la source X de Cygnus X-1 était bien le fruit d'un trou noir. En décembre 1974, Stephen Hawking avait même parié contre Kip Thorne qu'il ne s'agissait pas d'un trou noir. C'est Kip Thorne qui avait finalement gagné mais Hawking n'a reconnu sa défaite qu'en 1990 et a payé à Thorne un abonnement d'un an à Penthouse...
Les précédentes estimations de masse des deux composantes de Cygnus X-1 (supergéante et trou noir), avaient été obtenues avec des mesures de parallaxe en interférométrie radio à très longue base, donnant une valeur de distance de 1,86 (+0,12−0,11) kpc, puis les mesures de vitesse radiale de l’étoile compagne menaient à la valeur de masse de 14,8 masses solaires.
Mais les paramètres du système ne semblaient pas cohérents avec la relation masse/luminosité attendue pour l’étoile "donneuse", la compagne, surtout s’il s’agit d’une étoile de la séquence principale qui brûlait son hydrogène, et ce d’autant plus que le télescope Gaia a mesuré récemment une parallaxe qui valait 0,47 ± 0,04 millisecondes d’arc, très différente de la valeur de 0,54 ± 0,03 qui avait été mesurée en interférométrie radio et qui avait donné la distance de 1,86 pc.

C’est pour trancher la question que James Miller-Jones et ses collaborateurs ont décidé de refaire une mesure de parallaxe par interférométrie radio avec le VLBA durant 6 jours d’affilée pour scanner une période orbitale complète du système. Les astrophysiciens mesurent ainsi une nouvelle parallaxe de 0,46 ± 0,04 millisecondes d’arc, en parfait accord avec la mesure obtenue dans le visible par Gaia. Les astrophysiciens peuvent même mesurer directement le demi-grand axe de l’orbite du trou noir autour de son étoile compagne : il vaut 58 ± 20 microsecondes d’arc. A partir de la valeur de parallaxe Miller-Jones et son équipe dérivent immédiatement la valeur de distance : 2,22 (+0,18−0,17) kiloparsecs, soit avec une précision d’environ 10%.


Les masses qu’ils déduisent de cette nouvelle valeur de distance, qui impacte également d’autres paramètres comme la température effective, la gravité de surface et la métallicité de l’étoile compagne, vaut 21,2 ± 2,2 masses solaires pour le trou noir et 40,6 (+7,7−7,1) M pour l’étoile compagne. Avec cette réanalyse des données optiques et la nouvelle valeur de distance, le demi-grand axe de l’orbite du couple est affinée à 73 ± 8 microsecondes d’arc, ce qui fait une distance de 0,160 ± 0,013 unité astronomique seulement (24 millions de kilomètres) ! Cette distance est trois fois plus faible que la distance séparant Mercure du Soleil… Et l’étoile supergéante qui voit tourner autour d’elle ce gros trou noir de 120 km de diamètre fait 22 fois la taille du Soleil d’après les astrophysiciens, ce qui lui fait un rayon de 15 millions de km. Bref, le trou noir frôle littéralement l’enveloppe de son étoile compagne et on comprend pourquoi il lui arrache une partie de sa matière. La réévaluation à la hausse de la masse et de la luminosité de l’étoile supergéante du fait de sa distance réelle plus grande la ramène d'ailleurs plus près de la relation masse-luminosité qui est attendue pour une étoile de son type.

Les précédentes évaluations de la masse de ce trou noir historique étaient de 14,8 +-1 masses solaires… Jusqu’à aujourd’hui, la masse des trous noirs mesurable dans des systèmes binaires X comme Cygnus X-1 grâce à la mesure de la vitesse radiale de l’étoile compagne, ne dépassait pas 16 masses solaires (le record appartenant à M33 X-7, avec une masse de 15,65 ± 1,45 M). Cygnus X-1 viendrait donc prendre la place du recordman, en plus de son titre historique. Et les plus grandes masse et distance doivent aussi affecter la valeur de la rotation du trou noir qui est elle déterminée à partir des spectres de rayons X. Miller-Jones et ses collaborateurs ont donc également réanalysé cette valeur de rotation à l’aune de leurs nouveaux paramètres et en se fondant sur des données d’archives en rayons X. Ils font au départ l’hypothèse que l’axe de rotation du trou noir est aligné avec la normale au plan orbital. Le paramètre de rotation a* d’un trou noir est un nombre sans dimension qui a une valeur maximale égale à 1, correspondant à une rotation à la vitesse de la lumière. Les astrophysiciens trouvent une valeur de a* > 0,9985 ! Cette valeur extrêmement élevée est compatible avec d’autres mesures antérieures sur le continuum X ou des raies spécifiques qui trouvaient elles aussi une rotation très élevée. Miller-Jones et ses collaborateurs précisent ensuite que si l’axe de rotation est désaligné, la vitesse de rotation déduite serait plus faible… mais juste un peu plus faible… Avec un désalignement de 15°, ils trouvent un paramètre de rotation a* > 0,9696…
Les trous noirs binaires peuvent être accélérés dans leur rotation du fait de l’accrétion de matière de la compagne. Mais il existe une limite physique à l’accrétion, un taux de transfert de masse maximal qu’on appelle la limite d’Eddington, et qui vaut 2 10-7 M par an pour Cygnus X-1. Or, l’étoile compagne du trou noir a un certain âge (ou durée de vie) qui se trouve être relativement faible : 4 millions d’années seulement (cette durée de vie est déduite de la masse de l’étoile). Les chercheurs font donc le calcul simple qu’au taux d’accrétion maximal durant toute la durée de vie de l’étoile, l’accrétion serait totalement insuffisante pour avoir accéléré la rotation du trou noir à sa valeur quasi maximale. Ils notent également que comme le système est entouré par une nébuleuse en expansion qui a quelques dizaines de milliers d’années, la durée d’accrétion pourrait correspondre à l’âge de cette nébuleuse associée aux jets de trou noir, ce qui ne collerait donc pas non plus... La rotation du trou noir de Cygnus X-1 serait donc indépendante de son accrétion actuelle. Elle serait plutôt liée au moment cinétique du coeur de son étoile progénitrice.


Miller-Jones et son équipe expliquent que pour former un trou noir tournant aussi vite, un scénario possible serait un transfert de masse entre l’étoile progénitrice du trou noir et sa compagne, avec le cœur de l’étoile progénitrice verrouillé gravitationnellement, ce qui induit sa rotation très rapide. Lors de la supernova, le cœur effondré en trou noir acquiert naturellement une vitesse de rotation encore plus élevée lorsqu’il atteint quelques dizaines de kilomètres de diamètre. Ce scénario d’évolution aurait une implication importante, comme le précisent les chercheurs : l’axe de rotation de l’étoile progénitrice du trou noir doit dans ce cas être aligné avec le moment cinétique orbital du couple. Et l’alignement de l’axe devrait toujours être le même aujourd’hui. C’est justement l’hypothèse qu’ont prise Miller-Jones et ses collègues pour calculer le paramètre de rotation...
La masse d’un trou noir stellaire est conditionnée au départ par les propriétés de son étoile progénitrice, puis peut augmenter au cours du temps par accrétion de matière ou par fusions. Les propriétés de l’étoile progénitrice qui sont en cause incluent en premier lieu sa masse initiale, ainsi que son abondance en métaux (éléments lourds), la masse qu’elle a perdu au cours de sa vie par des vents stellaires, et le chemin d’évolution qu’elle a suivi, qui peut d'ailleurs être fortement influencé par sa compagne dans un système binaire. Le fait de trouver un trou noir de 21 masses solaires avec une étoile montrant une métallicité plus forte que la métallicité solaire implique, selon les astrophysiciens, que le modèle en vigueur qui décrit les taux de perte de masse surestime largement cette perte de masse lors de la fin de vie des étoiles massives qui sont arrivées dans une phase dite de Wolf-Rayet ou de variable bleue lumineuse, des phases ou d’intenses vents stellaires expulsent une grande partie de l’enveloppe de ces étoiles surgonflées.
Dans le premier cas, la perte de masse serait surestimée d’un facteur 3 par les modèles et dans le second par un facteur 1,4. Une perte de masse moins forte en fin de vie implique directement la production de trous noirs plus massifs au moment de la supernova. Or il faut se rappeler que la population des trous noirs en coalescence détectés par leurs ondes gravitationnelles avaient des masses comprises entre 7 et 50 masses solaires. Ils avaient une masse moyenne plus élevée que ce qu’on attendait d’après les modèles d’évolution stellaire des systèmes binaires, posant une grosse colle aux spécialistes. Miller-Jones pense que le cas de Cygnus X-1 permet de répondre assez simplement à cette interrogation. Les trous noirs pourraient simplement se former plus gros dans des systèmes binaires. Mais ils mentionnent tout de même le bémol que la majorité des couples de trous noirs détectées par LIGO/Virgo semble avoir une origine différente car ils avaient des axes de rotation désalignés pour la plupart. 

En conclusion, les astronomes évoquent l’avenir du système de Cygnus X-1, lorsque l’étoile compagne massive explosera à son tour et formera, elle aussi, un trou noir. Les paramètres orbitaux du couple indiquent que Cygnus X-1 ne produira pas de fusion de ses deux futurs trous noirs avant au moins l’âge de l’Univers…

Source

Cygnus X-1 contains a 21–solar mass black hole—Implications for massive star winds
James Miller-Jones et al.
Science  (18 Feb 2021)


Illustration

1) Vue d'artiste de Cygnus X-1 (International Centre for Radio Astronomy Research)

2) Principe de la mesure de parallaxe pour calculer la distance (International Centre for Radio Astronomy Research) 

3) Vue d'artiste du système binaire Cygnus X-1 (International Centre for Radio Astronomy Research)

2 commentaires :

Pascal a dit…

Bonjour,

A priori, la séparation des 2 étoiles avant la formation du TN ne devait pas être supérieure à l'actuelle, au contraire (sauf erreur, vents, et éjection de l'enveloppe lors de la SN devraient plutôt l'augmenter); vu la masse et la taille des 2 astres, même en tenant compte des incertitudes dues aux transferts de masse, ne peut-on en conclure que le système était en contact, avec une enveloppe partiellement commune, y compris quand le progéniteur était encore sur la SP ? Quel effet peut avoir la SN sur un tel système ?

Le rapprochement des données classiques sur ce TN et de celles des GW, même s'il ne permet actuellement aucune conclusion, est un bel exemple d'astronomie multimessagers :-)

Didymos a dit…

Les deux astres se sont probablement rapprochés l’un de l’autre depuis l’apparition du TN, car celui-ci orbite, par rapport à l’étoile, à une "altitude" de seulement 0,6 rayon de l’étoile. (La distance de centre à centre est de 1,6 rayon de l’étoile)
Par ailleurs, je note que le centre de masse de l’ensemble est à l’intérieur de l’étoile.