samedi 18 mars 2023

Découverte d'un trou noir supermassif errant grâce au sillage laissé derrière lui


L'interaction d'un trou noir supermassif en fuite avec le milieu circumgalactique peut conduire à la formation d'un sillage de gaz choqué et la formation de jeunes étoiles derrière lui. C'est ce qu'une équipe d'astrophysiciens vient de trouver dans des images de Hubble. Ils publient leur étude dans The Astrophysical Journal Letters.

C'est une découverte fortuite qu'ont faite Pieter van Dokkum (Yale University) et ses collaborateurs. Ils ont remarqué l'existence d'une caractéristique linéaire extrêmement étroite dans les images du télescope Hubble qui s'étend à 62 kpc du noyau de la galaxie compacte RCP 28 située à un redshift z = 0,964. Les spectres acquis avec le télescope Keck et son spectrographe LRIS montrent que le rapport des raies [OIII]/Hβ varie de 1 à 10 le long de la caractéristique, indiquant qu'il est constitué d'un mélange de formation d'étoiles et de chocs rapides. La caractéristique linéaire se termine par un nœud brillant en [OIII] avec une luminosité de 1,9 1041 erg/s. Van Dokkum et ses collaborateurs montrent que les couleurs varient le long de la trainée et sont bien ajustées par un modèle simple qui a un âge stellaire croissant de manière monotone avec la distance de la pointe. Selon les chercheurs, les rapports de raie, les couleurs et la morphologie globale sont compatibles avec un trou noir supermassif éjecté se déplaçant à travers le milieu circumgalactique à grande vitesse tout en déclenchant la formation d'étoiles.
Ils calculent le temps qui se serait écoulé depuis l'éjection et trouvent environ 39 mégannées, sachant que la vitesse estimée du trou noir est de 1600 km/s. Mais les chercheurs remarquent aussi que la caractéristique singulière n'est pas parfaitement droite dans les images, et ils montrent que l'amplitude des variations spatiales qui sont observées est cohérente avec l'interprétation d'un emballement du trou noir supermassif.
Il faut rappeler qu'un trou noir supermassif peut s'échapper du centre d'une galaxie de différentes manières. La première étape est toujours une fusion de galaxies, qui conduit à la formation d'un système binaire de trous noirs supermassifs au centre de la galaxie résultante. Ce système binaire peut être de longue durée, de l'ordre du milliard d'années, et si un troisième trou noir supermassif  atteint le centre de la galaxie avant que la binaire ne fusionne, une interaction à trois corps peut conférer une grande vitesse à l'un des trous noirs, ce qui peut l'éjecter du noyau galactique. Et en l'absence d'un troisième trou noir, la fusion des deux premiers peut donner une forte impulsion linéaire (un kick) au trou noir nouvellement formé du fait de l'asymétrie du rayonnement gravitationnel, comme nous l'avons vu dans notre épisode précédent. La vitesse du trou noir supermassif éjecté dépend du mécanisme. En général, on s'attend à ce que la vitesse soit plus élevée pour les scénarios de fronde que pour les scénarios de recul, bien que dans des cas exceptionnels, les reculs puissent atteindre 5000 km/s. Ce qui est sûr, c'est que dans les deux cas, la vitesse du trou noir supermassif peut dépasser la vitesse d'échappement de sa galaxie hôte.
La détection de trous noirs supermassifs en fuite n'est pas chose facile. Jusqu'à aujourd'hui, l'accent a été mis sur le cas particulier où le trou noir accrète du gaz à un rythme suffisamment élevé pour être identifié comme un noyau actif de galaxie, qui serait déplacé cinématiquement ou spatialement par rapport à la galaxie hôte. Pour ces objets, la présence d'un trou noir ne fait aucun doute, mais il peut être difficile de déterminer s'il s'agit de trous noirs juste accompagnés d'une petite quantité de gaz et d'étoiles ou de noyaux de galaxies en fusion. Outre le cas de E1821+643 dont nous avons parlé dans notre épisode précédent, il existe quatre autres candidats de ce type : CID-42 (identifié en 2010), HE0450-2958 (en 2005), SDSSJ0927+2943 (en 2008) et 3C 186 (en 2017).
L'idée de détecter un trou noir errant via l'effet de son passage sur le gaz environnant et les jeunes étoiles qu'il laisserait derrière lui que proposent Van Dokkum et ses collaborateurs ne vient pas de nulle part. C'est même une histoire ancienne car elle remonte au début des années 1970 lorsque les astrophysiciens travaillaient sur des modèles de noyaux actifs galactiques (qui se sont finalement révélés faux). Saslaw & De Young avaient étudié en 1972 la suggestion de Burbidge et al. (1971) et Arp
(1972) que les décalages vers le rouge des quasars n'étaient pas cosmologiques, mais qu'ils étaient induits par une éjection de galaxies proches. Dans ce contexte, ils avaient étudié ce qui se passe lorsqu'un trou noir supermassif se déplace de façon supersonique à travers de l'hydrogène ionisé, et avaient découvert que cela produit un front de choc avec un long sillage derrière lui. Les nuages de gaz choqués dans le sillage peuvent se refroidir et former des étoiles, éclairant potentiellement le sillage avec le rayonnement ionisant des étoiles de type O. Puis en 1975, Rees & Saslaw avaient analysé la possibilité que les doubles sources radio soient produites par l'interaction des trous noirs supermassifs échappés avec le gaz intergalactique. Ils avaient estimé que cette hypothèse était plausible d'un point de vue énergétique. Mais cette idée s'est révélée complètement fausse, car nous compris quelques années plus tard que le bon modèle était celui de l'alimentation des lobes par des jets émanant du trou noir. C'est peut-être en raison de ces liens malencontreux avec des modèles de noyaux actifs galactiques qui ont échoué qu'il n'y a pas eu beaucoup de travaux sur le sujet de l'interaction des trous noirs en mouvement dans le gaz depuis cette époque. Il faudra attendre 2008 pour que la seule étude actuelle consacrée à la formation de sillages derrière des trous noirs supermassifs en fuite soit publiée, par de la Fuente Marcos et al.. Les chercheurs y analysent l'effet gravitationnel du passage d'un trou noir supermassif en utilisant l'approximation de l'impulsion. Ils constatent que le trou noir peut imprimer une vitesse de quelques dizaines de km/s aux nuages de gaz proches, et que le gaz peut alors devenir suffisamment instable pour se fragmenter et former des étoiles. Leur résultat est qualitativement similaire à l'analyse de Saslaw & De Young de 1972, dans le sens où, dans de bonnes conditions, la formation d'étoiles peut se produire le long de la trajectoire du trou noir supermassif.

Mais Van Dokkum et ses collègues ne détectent pas seulement cette longue trainée spectaculaire. A l'opposé de cette ligne, de l'autre côté de la galaxie, à 36 kpc du centre, ils détectent une autre trainée plus faible et beaucoup plus courte, qui est marginalement détectée dans la raie [OIII] et dans l'ultraviolet lointain. Ce blob possède des caractéristiques similaires à celles attendues pour un trou noir supermassif en recul à une vitesse de 900 km/s. Mais les astrophysiciens vont même plus loin : dans cette caractéristique, il n'y aurait pas un mais deux trous noirs supermassifs, en couple serré. Ils spéculent que ce couple de trous noirs supermassifs aurait été éjecté de la galaxie en même temps que le premier trou noir supermassif qui a produit le long sillage d'étoiles. Selon eux, nous serions donc dans le cas d'une interaction à trois corps et non dans celui d'une simple fusion avec recul du trou noir résultant. Un couple de trous noirs aurait existé au centre de la galaxie (qui résultait d'une fusion galactique antérieure) puis une troisième galaxie aurait fusionné avec elle, amenant son trou noir au voisinage du couple. Mais l'interaction gravitationnelle des trois aurait eu pour effet d'éjecter tout le monde, le couple restant lié ensemble. Mais les chercheurs précisent que dans ce type d'interaction gravitationnelle, le couple post-interaction peut être soit celui d'origine ou soit contenir le nouveau venu après un échange comme l'avait montré Saslaw et al. en 1974. Dans les deux cas, le trou noir non lié et le couple reçoivent un kick dans des directions opposées et avec une vitesse inversement proportionnelle à la masse. La contre caractéristique qui est vue de l'autre côté de la galaxie serait alors le sillage du produit le plus massif de l'interaction à trois corps, à savoir le couple. A partir des différences de longueurs des deux traînées, on en déduit le rapport des masses entre le trou noir seul et le couple, il serait égal à 62/36 = 1,7. Van Dokkum et son équipe en déduisent que les trois trous noirs devraient avoir des masses très proches, dans un rapport 4:4:3, pour que l'interaction produise ce qu'ils proposent. 
Bien sûr, des simulations de 2007 indiquent que les éjections complètes des trous noirs supermassifs de ce type devraient être rares, ne se produisant que dans environ 1% des interactions à trois corps. Les chercheurs notent cependant que la dynamique est complexe, en particulier lorsque le spin du trou noir, le rayonnement des ondes gravitationnelles et les flux de gaz dans le centre galactique sont pris en compte. Les chercheurs évoquent aussi la possibilité d'une variante qui serait la fusion accélérée du couple à cause de l'interaction du troisième trou noir, ce qui aurait éjecté le troisième par effet de fronde puis fait reculer le trou noir fusionné dans la direction opposée. Dans ce cas, on n'a pas besoin que les masses des trois trous soient quasi identiques. Mais dans ce scénario, la direction et l'amplitude du mouvement dépendent des rapports de masse, des spins et de l'orientation relative du couple au moment de la fusion et il semble très peu probable que les deux sillages se retrouvent dans des directions exactement opposées.

Il n'y a maintenant plus qu'à rechercher d'autres objets du même type pour mieux contraindre ces scénarios. La morphologie singulière du sillage qui est vu dans les images de Hubble est si frappante qu'il ne devrait pas être trop difficile de trouver d'autres exemples, s'ils existent. Les futures données du télescope Nancy Grace Roman pourront être investiguées à l'aide d'algorithmes automatisés. C'est typiquement le genre de tâche pour laquelle des algorithmes d'apprentissage peuvent être entraînés. Van Dokkum et al. précisent que la longueur d'onde la plus intéressante à rechercher est l'ultraviolet lointain, car elle peut inclure des cas où le trou noir supermassif n'a pas déclenché la formation d'étoiles...

Source

A candidate runaway supermassive black hole identified by shocks and star formation in its wake
Pieter Van Dokkum et al.
accepté pour publication dans The Astrophysical Journal Letters

Illustrations

1. Image du sillage longiligne obtenue avec Hubble (Van Dokkum et al.)
2. Schéma ds différentes étapes du scénario proposé pour expliquer les observations (Van Dokkum et al.)

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