samedi 13 mai 2023

Mesure inédite de H0 grâce à une supernova démultipliée réapparue avec un retard, et nouveau pavé dans la mare


Une nouvelle estimation de la constante de Hubble-Lemaitre H0, le taux d'expansion actuel de l'Univers, vient d'être obtenue grâce à une méthode inédite, celle du délai temporel d'une supernova ayant subi une lentille gravitationnelle, qui s'est retrouvée démultipliée à des époques différentes. Et le résultat est précis à 4 km/s/Mpc... et il est plutôt proche de la valeur déduite du fond diffus cosmologique... Diantre! L'étude fait l'objet de deux articles, un dans Science et l'autre dans The Astrophysical Journal.

Patrick Kelly (université du Minnesota) et ses collaborateurs avaient découvert en 2014 une supernova singulière qui est appelée depuis SN Refsdal. Cette supernova est singulière car elle est démultipliée, à la fois dans le temps et dans l'espace, dans l'espace-temps, quoi (nous en avions parlé ici en mars 2015). Elle est en effet située dans le champ de l'amas de galaxies MACS J1149 et de sa grosse galaxie centrale, qui courbent l'espace-temps autour d'eux et qui y défléchissent les rayons lumineux. Il existe ainsi plusieurs images de la superrnova, dont les photons ont tous parcouru des distances différentes avant de parvenir sur le miroir du télescope Hubble. Une première apparition a même dû se produire bien avant 2014 selon les prédictions du modèle de la lentille gravitationnelle, à la fin des années 1990, puisqu'une autre image de sa galaxie hôte est visible, mais elle a été manquée par les télescopes à l'époque. Kelly et ses collaborateurs ont détecté tout d'abord les images numérotées S1 à S4 dans une configuration en croix d'Einstein en novembre 2014 (une observation publiée en mars 2015), qui montrait quatre images de SN Refsdal. Et puis, suite à cette apparition, les modélisateurs de lentilles ont prédit que la supernova devrait à nouveau réapparaître quelques mois plus tard dans une autre zone du champs de galaxies, plus près du centre de l'amas de galaxies, à une distance angulaire de 8'', ce que s'est révélé finalement exact le 15 décembre 2015. Après un long suivi avec le télescope Hubble pour ne pas rater l'événement, Kelly et al. ont publié l'observation en 2016 de cette cinquième image de la même supernova, dénommée SX. C'tait la première fois que l'on pouvait observer une supernova prévue à l'avance... 
En utilisant les délais temporels entre les apparitions des 4 images de 2014 et celle de 2015, les chercheurs ont pu mesurer la constante de Hubble en utilisant une théorie développée en 1964 par l'astronome norvégien Sjur Refsdal, et qui a donné son nom à cette supernova. Refsdal avait démontré que l'on pouvait déterminer un paramètre cosmologique comme H0 à partir de la mesure du délai temporel d'un objet transitoire comme une supernova vu dans une lentille gravitationnelle bien caractérisée. On note qu'il aura fallu 50 ans entre la théorie de Refsdal et la première observation d'une supernova multipliée!

Par ailleurs, Kelly et ses collaborateurs profitent du fait d'avoir cinq images de la supernova pour définir très précisément le modèle du champ gravitationnel qui est à l'origine de l'effet de lentille, et donc le contenu en matière noire de l'amas de galaxies et des galaxies individuelles. Kelly et ses collaborateurs décrivent les observations et leurs analyses dans un article publié dans The Astrophysical Journal et se concentrent ensuite sur le calcul de la constante de Hubble-Lemaître dans leur second article publié lui dans Science.
Les chercheurs appliquent quatre techniques distinctes pour effectuer une mesure en aveugle des délais relatifs et des rapports d'amplification entre les différentes images et la première S1. Quatre algorithmes d'ajustement de courbes de lumière. Pour minimiser les biais humains, ils ont effectué l'analyse de manière aveugle en ajoutant des décalages aléatoires aux dates de la courbe de lumière. 
Les délais, avec leurs incertitudes qu'ils obtiennent sont les suivants : 
S2-S1 : 9,7 jours (+4,4/-3,7 jours)
S3-S1 : 7,9 jours (+5,6/-2,8 jours)
S4-S1 : 19,4 jours (+8,0/-4,9 jours)
SX-S1: 376,0 (-5,5/+5,6 jours) 
Quant aux amplifications relatives à la première image, elles varient de 1,06 pour S2 à 0,30 pour SX. 

Kelly et son équipe trouvent par ailleurs des preuves que l'image S4 a subi une microlentille chromatique, ce qui n'était pas prévu par les simulations. Dans le cas de SX mesurée par rapport à S1, les chercheurs obtiennent  une précision de 1,5 % sur le délai temporel et de 17 % sur le rapports d'amplification en incluant les incertitudes dues aux microlentilles. C'est cette bonne précision qui leur permet d'atteindre une valeur de la la constante de Hubble Lemaître H0 elle aussi avec une bonne précision. 

Dans leur second article, qu'ils publient dans Science, Patrick Kelly et son équipe exploitent les données de délais temporels pour déterminer H0, là encore avec une méthode en aveugle pour éviter tout biais humain. L'analyse est effectuée sans connaître les mesures de délai et la valeur implicite de H0. Pour la courbe de lumière (le flux en fonction du temps) de chacune des images S1 à SX, les chercheurs ont sélectionné un nombre aléatoire, dont la valeur a été stockée mais gardée cachée, qui a été ajouté aux dates associées aux mesures de flux, décalant ainsi la courbe de lumière dans le temps d'une quantité inconnue. Avant de dévoiler l'inconnue sur le retard temporel, ils savaient seulement que le retard relatif de SX sur S1 était compris entre 320 et 380 jours d'après une analyse précédemment publiée de deux époques d'imagerie. Cette fourchette correspond à environ 17 % sur H0, avant la levée de l'inconnue.

Kelly et son équipe utilisent 8 modèles de lentille différents pour l'amas MACS J1149 et de sa grosse galaxie centrale. Les observations sont mieux reproduites par les modèles qui attribuent des halos de matière noire aux galaxies individuelles et à l'ensemble de l'amas. Avec les 2 modèles les plus cohérents avec les observations, ils trouvent respectivement la valeur de H0 suivante (accrochez-vous!) :
H0 = 64,8 (+4,4/-4,3) km/s/Mpc   et   H0= 66,6 (+4,1/-3,3) km/s/Mpc.

Comme vous le savez, la valeur de H0 est actuellement fortement débattue, en raison d'une tension qui existe entre les mesures de H0 issues de l'Univers précoce d'un côté (le fond diffus cosmologique et les oscillations acoustiques baryoniques (BAO)), et les mesures obtenues dans l'Univers "tardif" de l'autre, comme les mesures de distances de supernovas Ia. En supposant le modèle cosmologique standard ΛCDM avec une géométrie plate, une constante cosmologique Λ, et de la matière noire froide (CDM), les mesures du fond diffus cosmologique (CMB) par le satellite Planck ont donné la valeur très précise H0=67,4 ± 0,6 km/s/Mpc. Les mesures effectuées via les oscillations acoustiques baryoniques (liées aux propriétés du CMB et de l'Univers précoce) ont, elles, donné exactement le même valeur que Planck, mais avec une incertitude un peu plus grande : H0=67,4 ± 1,2 km/s/Mpc.


En revanche, la méthode de l'échelle des distances locales, utilisée par l'équipe Supernova H0 for the Equation of State (SH0ES) de Adam Riess, à partir d'un calibrage fin des supernovas avec des Céphéides, et qui a fourni la valeur la plus précise à ce jour après Planck, donne H0=73,04 ±1,04 km/s/Mpc. Cette tension entre les mesures de SH0ES et de Planck a une signification statistique supérieure à 5σ, indiquant un réel problème potentiel avec la cosmologie standard.
Des mesures de H0 utilisant des nouvelles techniques indépendantes ont donc vu le jour ces 10 dernières années pour tenter de départager les différentes approches. Une mesure locale de l'échelle des distances utilisant la méthode dite de la "pointe de la branche des géantes rouge" (TRGB) a trouvé en 2019 H0=69,8 ±2,5 km/s/Mpc (donc compatible avec les barres d'erreur des deux mesures antagonistes). Une mesure de délais temporels des variations intrinsèques de la luminosité de quasars lentillés par une galaxie d'avant-plan a trouvé H0=73,7 ±1,5 km/s/Mpc (incompatible avec Planck et BAO et compatible avec SH0ES) ou H0=74,5 ±6,1 km/s/Mpc avec des hypothèses plus larges (compatible avec Planck et SH0ES), et H0=68,4 ±4,1 km s/Mpc en combinant plusieurs types de lentilles (donc à nouveau compatible avec les deux). 
Et puis, la fusion d'étoiles à neutrons GW170817 du 17 août 2017, grâce au temps de propagation des ondes gravitationnelles et des photons a aussi permis à Tim Dietrich (université de Potsdam) et son équipe en 2020 une détermination de H0 à 66,2 ±4,4 km/s/Mpc, donc compatible avec Planck et incompatible avec SH0ES! Cette mesure via les ondes gravitationnelles était déjà un pavé dans la mare de la tension H0, montrant pour la première fois une mesure "locale" cohérente avec celles de l'Univers précoce et incohérente avec les autres mesures locales.
Les résultats de Patrick Kelly et son équipe jettent donc aujourd'hui un nouveau pavé dans le marigot : avec leur valeur centrale plutôt faible et des incertitudes comparables à celles de la méthode des ondes gravitationnelles, ils sont eux aussi compatibles avec la valeur du CMB de Planck et incompatibles avec les valeurs des échelles de distance locales de SH0ES, alors qu'ils concernent pourtant aussi l'Univers dit tardif. Pour comparaison, pour que la valeur de H0 ait été de 73 km/s/Mpc, il aurait fallu que le délai temporel séparant l'image S1 de l'image SX de SN Refsdal soit de 333,8 jours, ce qui ne colle pas du tout avec les observations, qui sont bien mieux ajustées avec un délai de 376,0 jours (avec une incertitude d'un peu moins de 6 jours). 


Selon Kelly et ses collaborateurs, leurs résultats ont des incertitudes systématiques qui sont différentes de celles des autres méthodes de mesure de H0, y compris celle utilisant des quasars lentillés par une galaxie, qui est assez proche. La principale source d'incertitude est ici le modèle de lentille d'amas. Avec une incertitude de 1,5% dans la mesure du retard entre SX et S1, il serait possible selon eux de fournir une contrainte tout aussi précise sur la valeur de H0, si le modèle de l'amas était parfait. Ils notent aussi que ce sont les modèles simplement paramétrés qui reproduisent le mieux les observables. Kelly et son équipe ne s'aventurent pas plus loin dans les analyses théoriques que leurs résultats impliquent sur la tension cosmologique, qui risque de monter d'un cran après ces articles...

A ce jour, il n'y a eu seulement que trois supernovas lentillées observées avec des images multiples. SN Refsdal était la première en 2014 et 2015. La seconde, SN 2016geu, en 2016, était une supernova de type Ia avec des retards courts qui avaient rendu impossibles les mesures de haute précision des retards temporels. Puis il y a eu AT 2016jka en 2021, alias SN Requiem, avec déjà trois images et une réapparition observable qui est prévue, et très attendue pour 2037.
SN Refsdal était surprenante étant donné qu'il s'agissait d'une explosion de type II d'une étoile supergéante bleue, semblable à SN 1987A, qui n'est pas courante dans l'univers proche. Et curieusement, une deuxième étoile supergéante bleue fortement amplifiée a été découverte dans la même galaxie hôte par Kelly et son équipe en 2018, dont on s'était fait l'écho ici, une très rare observation d'une étoile individuelle distante de plusieurs milliards d'années-lumière sans que ce soit une supernova.
Au cours de la prochaine décennie, les relevés d'imagerie profonde qui utilisent les télescopes terrestres et spatiaux à grand champ nouvellement construits découvriront des centaines de supernovas démultipliées par des lentilles gravitationnelles. L'Observatoire Vera Rubin, si les saletés de starlink le lui permettent, découvrira à lui seul des centaines de supernovas lentillées et fournira des mesures de leurs courbes de lumière pour des systèmes à large séparation. Et puis, après son lancement au milieu des années 2020, le télescope spatial Nancy Grace Roman sera aussi utilisé pour un programme d'observation de supernovas de 2 ans, qui pourrait produire des courbes de lumière bien mesurées de dizaines de supernovas fortement lentillées, dont une fraction importante devrait être à images multiples. 
Avec des centaines d'objets, les astrophysiciens et cosmologistes observationnels vont pouvoir non seulement mesurer précisément H0, mais aussi imposer des contraintes sur d'autres paramètres cosmologiques tel que le paramètre d'équation d'état de l'énergie noire. Avec ces images multiples, on pourra également anticiper l'apparition d'une image de supernova et acquérir ainsi des observations très peu de temps après le moment de l'explosion, un super replay cosmique quand on a raté le début du film. Cette méthode d'observation pourra fournir des contraintes puissantes sur les propriétés des supernovas et de leurs étoiles progénitrices, et comment elles évoluent à travers le temps cosmique.

Sources

The Magnificent Five Images of Supernova Refsdal: Time Delay and Magnification Measurements
Patrick L. Kelly et al.
The Astrophysical Journal, Volume 948, Number 2 (11 may 2023)

Constraints on the Hubble constant from Supernova Refsdal’s reappearance
Patrick L. Kelly et al.
Science (11 May 2023)


Illustrations

1. Les multiples images de SN Refsdal (Kelly et al.)
2. Courbes de luminosité des 5 images de SN Refsdal, recalées en temps (Kelly et al.)
3. Comparaison des différentes valeurs de H0 obtenues par différentes méthodes (Kelly et al.)
4. Comparaison des courbes de luminosité des images S1 et SX dans deux longueurs d'onde différentes en considérant H0=73 km/s/Mpc ou 64,8 km/s/Mpc




2 commentaires :

Pascal a dit…

Bonjour,

Un article paru dans Nature le 17 mai (E.C. Kool et al. 2023. A radio-detected type Ia supernova with helium-rich circumstellar material) présente le suivi de SN 2020 eyj, une SN Ia initialement typique, mais dont l'évolution spectroscopique montre plus tardivement une interaction des éjecta avec un milieu circumstellaire riche en hélium ; celle ci est confirmée par la première détection d'une émission radio synchrotron d'une SN Ia. Les auteurs concluent à une SN Ia He CSM formée à partir d'une binaire He star + WD. Or la présence d'hélium affecte la modélisation de la SN, et sa mise en évidence nécessite un suivi spectroscopique à long terme, rarement réalisé. Ce scénario pourrait représenter 10 % des SN Ia simples dégénérées. Une pierre de plus dans le jardin des SN Ia comme chandelle standard ?

Dr Eric Simon a dit…

Merci Pascal, ce papier est dans ma liste de sujets à venir ! ;-)