Il existe aujourd'hui trois événements de destruction d'étoiles par effet de marée de trous noirs candidats (AT2019 dsg , AT2019 fdr et AT2019 aalc ) qui ont été associés à une détection de neutrinos astrophysiques de haute énergie, mais environ une centaine de jours après le pic de luminosité optique dans les trois cas. Une équipe de chercheurs propose une solution pour expliquer ces observations dans The Astrophysical Journal.
Près d'une décennie après leur découverte en 2013, les neutrinos extragalactiques de haute énergie vus par le détecteur antarctique IceCube, qui indiquent peut-être les sites de production des rayons cosmiques à ultra-haute énergie, sont encore largement un mystère car leur origine n'est toujours pas résolue. Les recherches de suivi dans les données électromagnétiques déclenchées par les alertes de détection de neutrinos se sont avérées efficaces pour identifier des blazars comme sources. Le cas le plus important d'entre eux est le blazar TXS 0506 + 056, caractérisé en 2018. Dans les recherches de sources ponctuelles, deux autres blazars ont été identifiés comme des candidats très sérieux, mais aussi une galaxie à flambée d'étoiles (NGC 1068).
Des limites strictes pour les sources transitoires comme les sursauts gamma ont également pu être fixées, indiquant que ceux-ci ne peuvent contribuer au flux diffus de neutrinos astrophysiques qu'au niveau du pourcent. Des arguments tirés des détections d'événements de neutrinos et des statistiques de population, ainsi que de la forme spectrale et des informations directionnelles pointent vers de multiples populations de sources contribuant au flux de neutrinos diffus astrophysique : des blazars, des noyaux actifs de galaxies, des galaxies à flambée d'étoiles, des neutrinos d'origine galactique et des événements de destruction maréale d'étoiles par des trous noirs supermassifs (Tidal Disruption Events, TDE).
Pour rappel, les TDE sont des phénomènes dans lesquels une étoile passe suffisamment près d'un trou noir supermassif pour être déchirée par ses forces de marée. Suite à ce processus de perturbation de marées, environ la moitié de la matière de l'étoile reste liée au trou noir et est finalement accrétée sur celui-ci. D'un point de vue observationnel, cette accrétion de masse se traduit par une éruption d'une durée de l'ordre d'un mois à un an, avec l'émission de photons sur une large gamme de longueurs d'onde, dans la gamme visible-ultraviolet, ainsi que parfois en rayons X, infrarouge et radio. À partir des observations et de modélisations numériques, l'image de la phase post-accrétion d'un TDE a émergé depuis quelques années, faisant apparaître un disque d'accrétion, un écoulement semi-relativiste et éventuellement un jet par le trou noir.
Les neutrinos ont été associés aux TDE par des recherches de suivi. Le Zwicky Transient Facility (ZTF) a notamment conduit à l'identification de AT2019 dsg en 2021 (Stein et al.) et AT2019 fdr en 2022 (Reusch et al.) comme étant des homologues optiques de deux neutrinos de très haute énergie (les événements IceCube nommés IC191001A et IC200530A, respectivement). Par la suite, il a été remarqué que ces TDE étaient accompagnés d'un écho infrarouge dû au retraitement des rayonnements X dans l'infrarouge par les poussières environnantes, et c'est ce lien neutrinos-poussière qui a conduit à l'identification en 2021 d'un troisième TDE, AT2019 aalc, comme étant un homologue de l'événement IceCube IC191119A (van Velzen et al.). Avec trois associations neutrino-TDE en moins d'un an, le cas des TDE en tant que sources de neutrinos est devenu plus fort, et il est devenu important de revoir le mécanisme de production de neutrinos dans les TDE, et surtout leur contribution au flux diffus de neutrinos qui est observé par IceCube, qui avait été contraint à moins de 30 % dans une recherche en 2020.
Walter Winter (DESY) et Cecilia Lunardini (Arizona State university) ont donc élaboré des interprétations unifiées entièrement dépendantes du temps des signaux associés aux trois neutrinos qui ont été observés, où les retards des neutrinos par rapport à l'événement de destruction maréale proprement dit ne seraient pas un effet statistique, mais plutôt la conséquence physique du système post-destruction. Ils notent que des éruptions de rayons X et des échos de poussière dans l'infrarouge ont été observés dans tous les cas, ce qui les amène à considérer trois modèles dans lesquels l'émission de neutrinos quasi-isotrope serait due aux interactions de protons accélérés à d'énergies modérées, moyennes et ultra-élevées avec respectivement des rayons X, des photons UV et visibles et des photons infrarouges. Winter et Lunardini trouvent que les retards temporels des neutrinos peuvent être bien décrits dans le modèle de rayons X (modèle MX) en supposant un confinement magnétique des protons dans une approche calorimétrique, si la luminosité des rayons X non obscurcie est à peu près constante dans le temps. Ca marche aussi très bien dans leur modèle infrarouge (modèle M-IR), où le retard est directement corrélé à l'évolution temporelle de la luminosité de l'écho infrarouge émis par les poussières. Quant au modèle visible/UV (modèle M-OUV), c'est celui qui présente l'efficacité de production de neutrinos la plus élevée. Dans ces différents modèles, le processus de production est le même : des protons interagissent avec des photons, ce qui produit des neutrinos. Dans les trois modèles, la fluence de neutrinos la plus élevée est prévue pour l'événement AT2019aalc , en raison de la masse du trou noir supermassif impliqué qui est estimée élevée et aussi de son faible décalage vers le rouge. Tous les modèles produisent des flux diffus de neutrinos qui sont cohérents avec les observations.
La production de neutrinos dans les TDE avait été proposée dès 2011 dans des modèles à jets, et était principalement motivée par des observations du TDE à jets Swift J1644 + 57. Les TDE peuvent aussi être des candidats pour accélérer des particules et alimenter les rayons cosmiques de ultra-haute énergie (UHECR) comme l'ont montré plusieurs études depuis 2009. Pour AT2019 dsg, a peu près tous les mécanismes avaient été proposés depuis 2020, impliquant des jets, des interactions écoulement-nuage, un disque, une couronne, des vents cachés... Un écoulement collimaté comme un jet a l'avantage de pouvoir fournir la puissance nécessaire à l'émission de neutrinos, mais aucune signature de jet directe convaincante n'a été observée pour AT2019 dsg, et le signal radio observé ne pourrait être interprété comme une signature de jet que dans des scénarios avec des signatures radiatives purement leptoniques pour un jet anormalement étroit ou un profil de densité abrupt, bref, une configuration très peu probable... Pour AT2019 fdr , en revanche, les modèles de couronne, de vent caché et de jet seraient toujours possible, et un modèle de disque d'accrétion pour les trois TDE a aussi été proposé. On le voit, le site de production des neutrinos est donc encore incertain et des études quantitatives comparatives des trois TDE sont les bienvenues.
C'est ce que nous offrent Winter et Lunardini, qui fournissent donc une description quantitative unifiée des trois TDE émetteurs de neutrinos observés, AT2019 dsg , AT2019 fdr et AT2019 aalc . Leurs modèles d'interaction de protons accélérés s'appuient sur le fait que ces TDE ont quelques caractéristiques communes : les énergies les plus probables des neutrinos se situent dans la gamme des 100 TeV, les neutrinos sont arrivés quelques centaines de jours après le pic de lumière, et des rayons X provenant de toutes les sources associées aux neutrinos ont été détectés, bien que la détection des rayons X soit généralement rare dans les TDE. Dans tous les cas, la masse estimée du trou noir supermassif est comprise entre environ 5 millions (AT2019 dsg) et 16 millions M⊙ (AT2019 aalc) selon les chercheurs, qui la déduisent à partir du signal électromagnétique observé. A partir de leurs modélisations, Winter et Lunardini déduisent de nombreux autres paramètres, et parmi eux bien sûr la masse de l'étoile qui a été déchirée par le trou noir, elle vaut respectivement pour les trois TDE AT2019 dsg , AT2019 fdr et AT2019 aalc : 0,6 M⊙, 5,7 M⊙ et 6,3 M⊙. Etonnamment, le neutrino le plus énergétique des trois provenait du TDE qui impliquait à la fois le plus petit trou noir et la plus petite étoile : AT2019 dsg (un neutrino de 217 TeV, les deux autres faisant respectivement 82 et 176 TeV...).
Les modèles développés ont adopté les photons de rayons X (modèle MX), visible-UV (modèle M-OUV) et infrarouges (modèle M-IR) comme principales cibles d'interaction, sélectionnées par l'énergie maximale des protons disponibles. Winter et Lunardini soulignent que la cible photonique dominante pour les interactions de protons dépend de l'énergie maximale disponible des protons qui est fournie par la région d'accélération. Ils ne précisent pas explicitement le type d'accélérateur mais l'ont paramétré par l'énergie maximale des protons et leur luminosité d'injection. Des exemples pourraient être selon eux des jets hors axe, des vents cachés, ou des chocs dus à des interactions écoulement-environnement. Pour l'un des modèles, le disque ou la couronne pourraient également être des sites d'accélération si des énergies de protons suffisamment élevées peuvent être atteintes.
En ce qui concerne l'origine des retards temporels des neutrinos par rapport à l'événement de destruction stellaiere, selon les chercheurs, sa description a été particulièrement difficile en raison de l'hypothèse selon laquelle l'injection de protons suit le taux d'accrétion de masse. D'autres raisons possibles des retards temporels des neutrinos peuvent exister, comme par exemple une évolution temporelle de l'injection de protons qui serait différente du taux d'accrétion de masse, ou une transition de l'état du disque d'accrétion.
Pour Winter et Lunardini, même si ils l'ont beaucoup mieux caractérisé, le modèle de production de neutrinos, basé sur les informations disponibles, ne peut pas encore être déterminé précisément. Les futures observations montreront si des signaux de rayons X sont associés aux neutrinos des TDE (pointant vers le modèle MX), ou si des échos de poussière sont observés (pointant vers le modèle M-IR); dans ces deux cas, des retards temporels de neutrinos sont attendus. Si, par contre, des TDE lumineux dans le visible et l'UV avec des neutrinos proches du pic de lumière sont trouvés, c'est le modèle M-OUV qui serait préféré.
La question peut-être plus difficile est celle de l'origine des protons accélérés, quel que soit le modèle de production de neutrinos ultérieur : ces protons peuvent ils être associés à d'autres signatures dans le spectre électromagnétique, qui permettraient d'identifier la région d'accélération ? La question reste ouverte.
Source
Interpretation of the Observed Neutrino Emission from Three Tidal Disruption Events
Walter Winter and Cecilia Lunardini
The Astrophysical Journal, Volume 948, Number 1 (4 may 2023)
Illustration
Schéma de la structure d'un TDE (après destruction stellaire) (Winter and Lunardini)
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