vendredi 7 juillet 2023

IceCube détecte les neutrinos de la Voie Lactée



La semaine dernière, la collaboration IceCube a publié des nouveaux résultats de détection de neutrinos astrophysiques, une publication annoncée bien en avance avec conférence de presse et tout le tintouin. Alors que je m’attendais à l’annonce de la découverte de nouvelles sources de neutrinos astrophysiques clairement identifiées, comme par exemple des galaxies de Seyfert, quelle ne fut pas ma surprise (et ma petite déception) en découvrant qu’il s’agissait en fait de la découverte de l’émission de neutrinos de notre propre galaxie, et plus exactement de son disque. Cette découverte est parue dans Science et mérite tout de même qu’on s’y arrête un instant.

Ce signal était recherché depuis longtemps, car on savait qu’une galaxie comme la nôtre devait être une source de neutrinos diffus. En effet, entre ses étoiles, la Voie lactée est remplie de gaz et poussière, ce qu’on appelle le milieu interstellaire (ISM). Sa densité est loin d'être homogène, avec des régions beaucoup plus denses situées le long du plan galactique, le plan médian du disque d'étoiles en rotation de la Voie lactée. En plus du gaz et de la poussière, des rayons cosmiques (des protons et des noyaux se déplaçant à une vitesse proche de celle de la lumière) remplissent également la Voie lactée. Ces particules chargées sont piégées par des champs magnétiques pendant des milliers, voire des millions d'années à l'intérieur de la galaxie. Au cours de leur voyage, protons et noyaux lourds peuvent occasionnellement entrer en collision avec un constituant atomique de l’ISM et produire une réaction nucléaire. La plupart des particules secondaires produites, comme des mésons pi par exemple ont une courte durée de vie et peuvent se désintégrer en rayons gamma et en neutrinos. Les neutrinos ne peuvent être produits qu'à la suite de ces interactions, mais concernant les photons gamma, il existe des réactions concurrentes, à savoir les processus de perte d'énergie des électrons. La détection des neutrinos nous renseigne ainsi sur les rayons cosmiques primaires, alors que les rayons gamma ne permettent pas une identification aussi claire. Les rayons cosmiques sont mesurés depuis plus de cent ans maintenant, mais il reste encore beaucoup d'inconnues sur leur composition, leurs sources et leurs accélérateurs, ainsi que sur leur comportement au cours de leur voyage

De telles collisions dans l'ISM sont plus probables dans le plan galactique intérieur, plus dense, et c'est donc de là que devrait provenir un flux intense de neutrinos. Les neutrinos ont la particularité d'interagir très faiblement avec la matière et peuvent traverser la galaxie sans encombre. La Voie lactée n'étant pas homogène, la population de rayons cosmiques détectée sur Terre ne peut pas être extrapolée pour refléter celle de l'ensemble de la galaxie. La détection des neutrinos permet de surmonter ces problèmes en fournissant des informations sur l'aspect des rayons cosmiques lorsqu'ils interagissent pour la première fois avec l’ISM (soit à proximité de leurs sources, soit au cours de leur voyage à travers la galaxie). C’est cette fenêtre d'observation qui a finalement été ouverte par la collaboration IceCube dans leur nouvel article.

Le 10 juin dernier, la collaboration ANTARES, qui exploite un détecteur de neutrinos dans la mer méditerrannée avait annoncé la détection d’un excès de neutrinos qui serait compatible avec les neutrinos galactiques produits par les rayons cosmiques. L’avantage de ANTARES vis-à-vis de IceCube est qu’étant dans l’hémisphère nord, ils regardent le ciel de l’hémisphère sud (les neutrinos traversant la Terre), et voient mieux le centre et le plan galactique. Pour IceCube, c’est l’inverse : situé au pôle sud, ils regardent les neutrinos provenant de l’hémisphère nord. Le but ici est de s’affranchir du bruit de fond des particules créées dans l’atmosphère. Ces recherches de sources de neutrinos astrophysiques sont en effet affectées par un bruit de fond écrasant de muons et de neutrinos produits par les interactions des rayons cosmiques avec l'atmosphère terrestre. Les muons atmosphériques dominent largement ce bruit de fond. Pour donner une idée, IceCube enregistre environ 100 millions de muons pour chaque neutrino astrophysique observé. Alors que les muons provenant de l'hémisphère sud (au-dessus d'IceCube) peuvent pénétrer à plusieurs kilomètres de profondeur dans la glace, les muons provenant de l'hémisphère nord (au-dessous d'IceCube) sont absorbés lors de leur passage à travers la Terre.

Pour rappel, IceCube, situé au pôle Sud géographique, a été conçu pour détecter les neutrinos astrophysiques de haute énergie (≳1 TeV) et d'identifier leurs sources. Il est composé de 5160 modules optiques photomultiiplicateurs qui ont été placés à des profondeurs comprises entre 1,5 et 2,5 km sous la surface de la calotte glaciaire de l'Antarctique. Les neutrinos sont détectés grâce au rayonnement Cherenkov, émis par des particules secondaires chargées produites par les interactions des neutrinos avec les noyaux d’oxygène et hydrogène de la glace. En raison de l'important transfert d’impulsion du neutrino incident, les directions des particules secondaires sont étroitement alignées avec la direction du neutrino, ce qui permet d'identifier la direction d’origine du neutrino. Dans IceCube, les deux principaux canaux de détection sont les cascades et les traces. Les cascades sont des gerbes de particules de courte durée, provenant principalement des interactions de neutrinos électroniques (ve) et de neutrinos tau (vτ) avec les noyaux, ainsi que des interactions de diffusion des trois saveurs de neutrinos (ve, vμ et vτ) sur les noyaux. Comme les particules chargées dans les événements de cascade ne parcourent que quelques mètres, ces dépôts d'énergie apparaissent presque ponctuels au niveau des photomultiplicateurs qui sont espacés de 125 m (en horizontal) et de 7 à 17 m (en vertical). Les traces sont des dépôts d'énergie allongés (souvent plusieurs kilomètres de long), qui proviennent principalement des muons générés par les rayons cosmiques ou des muons produits par des interactions de vμ avec des noyaux. L'énergie déposée par les cascades est souvent contenue entièrement dans le volume instrumenté, ce qui fournit une mesure plus complète de l'énergie des neutrinos (contrairement aux traces). En revanche, les incertitudes directionnelles sont plus importantes pour les cascades que pour les traces. En raison de la résolution angulaire supérieure des traces sur les cascades (≲1° contre ≲10° respectivement, pour des énergies supérieures à 10 TeV), les recherches de sources de neutrinos de IceCube reposent généralement sur des sélections de traces, ce qui les rend plus sensibles aux sources astrophysiques dans le ciel du Nord.

Mais le problème, c’est que le centre galactique, ainsi que l'essentiel du plan galactique, sont situés dans le ciel austral. Pour surmonter le bruit de fond des muons dans le ciel austral (au dessus de IceCube), des muons qui produisent des événements de type traces, les chercheurs ont donc exploité dans leur analyse des événements de type cascade, même si leur résolution angulaire est moins bonne. Pour réduire l’impact des neutrinos muoniques atmosphériques, qui ne peuvent pas être distingués des neutrinos muoniques galactiques, la méthode utilisée par les chercheurs est simplement de rejeter les neutrinos qui sont détectés en coïncidence avec des muons, a priori provenant de la même gerbe de particules atmosphériques. Et ces neutrinos muoniques produisent d’ailleurs le plus souvent des événements de type traces dans la glace antarctique. En ne conservant que les événements de détection en cascades, les physiciens de IceCube arrivent à regarder le ciel austral en réduisant fortement le bruit de fond, et quelque part, la meilleure résolution en énergie et le seuil d'énergie plus bas des événements en cascade compensent leur résolution angulaire inférieure à celle des traces. Et c’est particulièrement vrai pour la recherche d'émission d'objets étendus, tels que le plan galactique, pour lesquels la taille de la région émettrice est plus grande ou similaire à la résolution angulaire du détecteur géant. On s'attend donc à ce que les analyses basées sur les cascades aient une bien meilleure sensibilité à l'émission étendue de neutrinos dans le domaine d'énergie des téra-électronvolts du ciel austral.

Pour essayer d'améliorer encore l'analyse, les chercheurs de la collaboration IceCube ont recherché l'émission de neutrinos de notre galaxie en utilisant des techniques d'apprentissage automatique qu’ils ont appliquées à 10 ans de données. En comparant les modèles d'émission diffuse à une hypothèse de fond seul, ils ont alors identifié l'émission de neutrinos du plan galactique avec un niveau de signifiance statistique de 4,5σ. Et ils peuvent produire une carte de l'émission neutrino de notre galaxie, à l'image de ce qui existe dans le domaine visible ou en rayons gamma par exemple. Le signal est cohérent avec l'émission diffuse de neutrinos de la Voie Lactée mais les chercheurs indiquent que le signal détecté pourrait également provenir d'une population de sources ponctuelles non résolues. On voit d'ailleurs sur la carte qu'ils montrent dans leur article qu'il semble exister plusieurs points chauds qui ne sont pas situés au centre de la galaxie mais assez décalés. Un de ces points chauds en neutrinos semble d'ailleurs coïncider avec un léger point chaud en gamma qui se trouve au même endroit. Mais les physiciens indiquent que ce qui semble être des sources ponctuelles sont compatibles avec des fluctuations statistique d'un disque galactique diffus. Il leur faudra plus de statistique (de temps de comptage) pour identifier de réelles sources ponctuelles. Les chercheurs indiquent que ce flux galactique diffus correspond à environ 6 à 13% du flux de neutrinos diffus astrophysiques détectés à 30 TeV par IceCube. Ils concluent que L'excès observé de neutrinos provenant du plan plan galactique constitue une preuve solide que la Voie lactée est une source de neutrinos de haute énergie. Cette preuve est cohérente avec la présence de rayons cosmiques dans la galaxie, comme l'ont montré les mesures des rayons gamma. Et cette nouvelle détection complète les mesures du flux extragalactique diffus effectuées par IceCube pour fournir une image plus complète du ciel en neutrinos.

La découverte d'IceCube et celle d'Antares indiquent qu'il reste encore beaucoup d'informations à extraire des neutrinos de notre galaxie. Ce n'est que le début, car une nouvelle génération de télescopes à neutrinos est en cours de construction, notamment KM3NeT (Cubic Kilometre Neutrino Telescope) dans la mer Méditerranée, GVD (Gigaton Volume Detector) dans le lac Baïkal, en Russie, ainsi que des propositions pour IceCube Gen-2, P-One (au large du Canada) et TRIDENT (The Tropical Deep-sea Neutrino Telescope au large de la Chine). Et puis ces observatoires de nouvelle génération seront accompagnés par des nouveaux observatoires de rayons gamma : LHAASO (le Large High Altitude Air Shower Observatory), CTA (le Cherenkov Telescope Array) et le SWGO (Southern Wide-field Gamma-ray Observatory). La combinaison de plusieurs messagers, photons et neutrinos, sera cruciale pour fournir de nouvelles informations sur les propriétés des rayons cosmiques dans la Voie lactée. Lorsque les observatoires de nouvelle génération commenceront à dévoiler les sources individuelles de rayons cosmiques, nous pourrons répondre aux questions relatives à leur origine et à leur accélération, de quoi ouvrir de nouvelles fenêtres sur la Voie lactée.


Sources

Observation of high-energy neutrinos from the Galactic plane

ICECUBE Collaboration

Science Vol 380, Issue 6652 (29 Jun 2023)

https://doi.org/10.1126/science.adc9818


Hint for a TeV neutrino emission from the Galactic Ridge with ANTARES

The ANTARES Collaboration

Physics Letters B 841 (10 june 2023)

https://doi.org/10.1016/j.physletb.2023.137951


Illustrations

1. Carte des neutrinos galactiques produite avec IceCube (en coordonnées équatoriales), le plan galactique est représenté par la ligne grise, le centre galactique par le point gris (IceCube Collaboration) 

2. Cartographie en coordonnées galactiques, comparaison entre différents messagers (IceCube)

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