samedi 29 juillet 2023

Des étoiles sombres énergisées par la matière noire vues par le télescope Webb ?


En 2007, Katherine Freese (université du Michigan) et ses collaborateurs de l’époque avaient proposé le concept d’ « étoiles sombres » (dark stars), qui auraient pu être la première phase de l'évolution stellaire dans l'histoire de l'univers, des « étoiles » alimentées par le chauffage induit par la matière noire plutôt que par la fusion nucléaire. Freese et d’autres collaborateurs montrent aujourd’hui que trois objets lointains vus par le télescope Webb pourraient ne pas être des galaxies, mais ce nouveau type d’objets… Ils publient leur étude dans Proceedings of the National Academy of Sciences.

Freese et ses collaborateurs avaient montré que les étoiles sombres seraient presque entièrement constituées d'hydrogène et d'hélium issus du Big Bang et se formeraient au centre des protogalaxies, là où la matière noire est suffisamment abondante pour servir de source de chaleur via son annihilation. Il s'agirait d'objets diffus très brillants qui peuvent devenir très massifs. Ces nuages de gaz très denses pourraient atteindre jusqu'à dix millions de masses solaires et jusqu'à dix milliards de luminosités solaires. Or, en décembre 2022, le télescope Webb a permis d’identifier ce qui ressemble à des galaxies très éloignées. Grâce à une analyse spectroscopique, les astrophysiciens du programme JADES (JWST Advanced Deep Extragalactic Survey) ont confirmé que ces objets se situent entre 320 et 400 millions d'années après le Big Bang, ce qui en fait les objets parmi les plus anciens jamais observés. JADES-GS-z13-0, JADES-GS-z12-0 et JADES-GS-z11-0 ont été initialement identifiées comme des galaxies précoces. Mais ce que montrent Katherine Freese et son équipe, c’est que les données de Webb sont compatibles avec les deux possibilités concurrentes pour ces objets. Il peut effectivement s’agir des galaxies parmi les plus lointaines connues, mais aussi bien d’étoiles sombres telles qu’elles avaient été imaginées il y a 15 ans.

Il faut rappeler que depuis qu'il a commencé à prendre des données, le JWST a découvert un nombre surprenant de galaxies candidates extrêmement lumineuses à grand décalage vers le rouge, qui sont difficiles à réconcilier avec les attentes des simulations numériques de l'univers dans le scénario du modèle standard ΛCDM. De plus, une étude récente a montré qu'au vu des données du télescope Hubble, il est peu probable que des modifications du modèle ΛCDM puissent constituer des solutions viables à cette tension sur les galaxies trop grosses et trop précoces. Selon Freese et son équipe, les étoiles sombres correspondent bien aux données du JWST, à la fois en termes de spectres (avec de bons ajustements à la photométrie) et aussi parce que le JWST, compte tenu de sa résolution angulaire, ne peut pas exclure une interprétation de source ponctuelle pour beaucoup de ces objets candidats.

Dans l'image standard, les premières étoiles (Population III) se sont formées entre 100 et 400 millions d’années après le Big Bang (à un redshift compris entre 20 et 10) comme conséquence de l'effondrement gravitationnel de nuages d'hydrogène moléculaire vierges, de métallicité nulle au centre de minihalos de masse comprise entre 1 million et 100 millions de masses solaires. Les étoiles de Pop III croissent par accrétion, atteignant des masses de 1000 M au maximum et peuplent les premières galaxies. Mais certaines des galaxies candidates observées par le JWST à grand décalage vers le rouge pourraient aussi être des étoiles sombres, composées presque exclusivement d'hydrogène et d'hélium, avec moins de 0,1 % de leur masse sous forme de matière noire. Comme elles restent froides (sans noyau central chaud), il n'y a pas de fusion en leur sein, mais des annihilations de particules de matière noire (entre elles) dans tout le volume de l’ « étoile », qui produisent des photons gamma qui peuvent échauffer le gaz suffisamment pour le faire rayonner. Ces étoiles sombres seraient des objets très gonflés (d’une taille d’environ 10 unités astronomiques) et relativement froids (une températures de surface de l’ordre de 10 000 K). Il existe bien sûr un ensemble de paramètres indéterminés qui contrôlent la formation et l'évolution d'une étoile sombre dans le modèle de Freese et ses collaborateurs, et donc en fin de compte, ses propriétés observables. Les chercheurs ont supposé certaines valeurs plausibles pour les paramètres des particules de matière noire (notamment une masse mχ = 100 GeV et une section d'annihilation canonique) et ils ont permis à quatre paramètres astrophysiques principaux de varier : deux prenant des valeurs discrètes (la masse de l’étoile supermassive et son type de formation) et deux paramètres continus (le décalage vers le rouge de l'émission et le facteur de lentille gravitationnelle). Ils ont balayé ces paramètres afin de trouver les meilleurs ajustements aux données photométriques. Dans la construction de modèles d'étoiles sombres, Freese et al. avaient considéré une variété de masses de particules de matière noire, allant de 1 GeV à 10 TeV. Comme le taux de chauffage est égal au rapport de la section efficace d’annihilation sur la masse de la particule σv/mχ, l'étude d'une variété de masses de particules est équivalente à l'étude d'une variété de sections efficaces d'annihilation. Mais les astrophysiciens ont constaté que l'existence d'étoiles sombres est insensible à ces valeurs. Les chercheurs ont ainsi suivi l'évolution d’étoiles sombres, en équilibre thermique et hydrostatique, depuis leur création à 1 M jusqu'à l'accrétion de la masse de leur environnement pour devenir des étoiles sombres supermassives, jusqu’à des masses de 1 million M et des luminosités supérieures à 10 milliards L, ce qui les rend visibles par le JWST, aussi lumineuses que des galaxies.

À l'heure où a été écrit cet article, sur les centaines d'objets potentiellement à redshift élevé découverts par le JWST, seuls une dizaine a été confirmés par spectroscopie grâce à l'identification de la rupture de Lyman dans leurs distributions spectrales d'énergie. Le relevé JADES a permis de découvrir quatre objets à rupture de Lyman confirmés par spectroscopie : JADES-GS-z13-0, JADES-GS-z12-0, JADES-GS-z12-0, et JADES-GS-z10-0. Freese et son équipe montrent que trois de ces quatre objets sont compatibles avec les étoiles sombres supermassives. Ils trouvent en effet que, à l'exception de JADES-GS-z10-0, la photométrie de ces objets peut être modélisée par des spectres d’étoiles sombres supermassives. Parmi les trois candidates au titre d’étoile sombre supermassive JADES-GS-z13-0, JADES-GS-z12-0, et JADES-GS-z11-0, les chercheurs montrent qu’un éventuel contaminant d’avant-plan est exclu en raison de la détection spectroscopique de la rupture de Lyman.

Mais les astrophysiciens précisent tout de même que pour une réponse plus définitive sur la nature de ces trois objets, une spectroscopie de meilleure qualité sera nécessaire. En particulier, ils prédisent que les raies de l’hélium seront des smoking guns pour les étoiles sombres et pourraient distinguer une galaxie composée d'étoiles de Pop III d'une seule étoile sombre supermassive. La raie d'absorption de l'hélium II à 1640 Å serait notamment caractéristique d'une étoile sombre supermassive chaude. Mais une raie d'émission à la même longueur d'onde serait quant à elle caractéristique d'une galaxie peuplée d’étoiles de Pop III/II. Les chercheurs notent que pour tous les types d’étoiles sombres supermassives, les raies d'absorption de Balmer, à des longueurs d'onde au repos λ ≳ 0,35 μm, pourraient être utilisées pour les différencier des galaxies précoces, qui doivent présenter typiquement des raies d'émission aux mêmes longueurs d'onde, et non d’absorption.

Cette nouvelle analyse des résultats quelque peu étonnants du télescope Webb est loin d’être anodine. Si elle se révèle exacte, elle permettrait non seulement d’expliquer le trop grand nombre de galaxies précoces observées, mais elle serait aussi une preuve presque directe de l’existence de la matière noire, et, qui plus est, comme une fois que la matière noire s'épuise dans les étoiles sombres, celles-ci doivent s'effondrer en trous noirs, selon les auteurs, les étoiles sombres peuvent également être à l'origine des trous noirs supermassifs qui sont observés au centre des galaxies et dont l’origine est toujours débattue….

 

Source

Supermassive Dark Star candidates seen by JWST

Cosmin Ilie, Jillian Paulin and Katherine Freese

PNAS 120 (30) (11 July 2023)

https://doi.org/10.1073/pnas.2305762120

 


Illustrations


1. Les trois objets détectés par le JWST pouvant être des étoiles sombres au lieu de galaxies (NASA)

2. Katherine Freese (University of Michigan)

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