mardi 9 juin 2020

Saturne : les anneaux se désagrègent vraiment


Il n'y a pas que Titan qui se fait la malle autour de Saturne, les anneaux aussi, mais eux sont en train de littéralement tomber sur la géante gazeuse... Nous en avions déjà parlé en octobre puis en décembre 2018 et une nouvelle étude vient confirmer ces précédentes mesures d'érosion accélérée des anneaux saturniens. C'est à la sonde Cassini dans ses toutes dernières orbites au plus près de l'enveloppe de Saturne que l'on doit ces mesures indiquant une perte de masse jusqu'à 8 tonnes par seconde. Une étude parue dans Journal of Geophysical Research : Planets.



Joseph Serigano (Johns Hopkins University, Baltimore) et ses collaborateurs américains et français ont utilisé les données recueillies par la sonde Cassini au cours de ses 5 derniers passages au plus près de Saturne avant d'y plonger la tête la première en septembre 2017. Parmi ces passages très utiles pour étudier Saturne au plus près figurent même la toute dernière orbite de la sonde. Il s'agit donc des toutes dernières données qui ont été transmises par le spectromètre de masse de Cassini nommé INMS (Ion and Neutral Mass Spectrometer) que les chercheurs ont utilisées pour mesurer la composition de la haute atmosphère de Saturne, et plus particulièrement la zone qui fait face au bord intérieur des anneaux.
En plus des constituants principaux de Saturne (l'hydrogène et l'hélium), Serigano et ses collaborateurs se sont intéressés à trois molécules exogènes que sont le méthane (CH4), l'eau (H20) et l'ammoniac (NH3). Ils ont sélectionné ces molécules d'une part du fait de leur importance dans le système solaire externe et dans la composition des anneaux de Saturne et d'autre part parce que ces molécules ont une signature qui est très proche dans le spectre de masse (entre 12 et 20 unités de masse atomique). Pour leur analyse, les chercheurs ont utilisé un algorithme de déconvolution spectrale sophistiqué qui a été développé l'année dernière.
On peut rappeler ici que le spectromètre de masse INMS avait été conçu initialement pour caractériser la composition, la densité et la température de l'atmosphère de Titan, ainsi que son interaction avec le plasma magnétosphérique de Saturne. L'instrument a parfaitement fonctionné durant ses 13 années autour de Saturne et a permis d'énormes avancées sur la compréhension de l'atmosphère de Titan. Et le INMS de Cassini nous a également offert le luxe d'analyser au plus près les geysers d'eau salée de Encelade à plusieurs reprises par des passages répétés de la sonde à son voisinage immédiat, révélant des détails cruciaux sur la nature de l'océan liquide du petit satellite.

Serigano et ses collaborateurs ont ainsi pu mesurer les profils de densité de ces espèces chimiques présentes dans les hautes couches de Saturne, sachant que ces espèces chimiques ne peuvent provenir que des anneaux. Ils parviennent également à déterminer le gradient de masse de ces molécules, c'est à dire le gain en masse pour la planète, ce qui signifie la perte de masse pour les anneaux, à commencer par l'anneau le plus interne, l'anneau D. Ils obtiennent une mesure différente pour chacune des 5 orbites de la sonde et pour chaque espèce chimique. 
Les orbites numérotées 288 à 292 entre le 14 août et le 9 septembre 2017 ont sondé l'atmosphère de Saturne jusqu'à une altitude d'environ 1626 km au dessus du niveau à 1 bar de pression. L'orbite 289 n'était pas optimale et a été exclue de l'analyse. Quant à l'orbite n°293 du 15 septembre 2017 qui fut la toute dernière de Cassini, elle a permis de sonder l'atmosphère jusqu'à 1367 km au dessus du niveau à 1 bar.
Les enregistrements du spectromètre de masse ont été fait toutes les 0,6 secondes pour l'hydrogène et toutes les secondes pour les autres molécules, alors que Cassini fonçait à une vitesse d'environ 30 km/s. Les données obtenues ont donc une résolution spatiale comprise entre 18 km et 30 km le long de la trajectoire de la sonde du nord vers le sud.
Cette grande vitesse de la sonde était 5 fois plus élevée que la vitesse qu'elle atteignait lors de ces survols de Titan, ce qui pourrait théoriquement impliquer pour le spectromètre de masse de détecter des fragments de grosses molécules brisées par leur impact avec le détecteur. Mais l'étude précédente de 2018 avait montré que l'abondance des grosses molécules organiques était au moins 10 fois plus faible que celle du méthane et qu'elles ne devaient pas affecter significativement l'abondance en CH4. D'autres études récentes ont également montré que la vitesse de la sonde avait finalement un impact négligeable sur la détection des particules. Serigano  et son équipe ne voient effectivement pas d'effets mesurables liés à la cassure de grosses molécules organiques dues à la grande vitesse de la sonde.

Serigano et son équipe mesurent la densité des molécules en fonction de l'altitude et comparent les espèces entre elles. On observe clairement une différence entre l'hydrogène d'un côté, pour lequel la densité (en échelle logarithmique) croit linéairement lorsque l'altitude décroit et les trois molécules exogènes CH4, H20 et NH3 qui ont une densité qui augmente beaucoup plus vite lorsque l'altitude est plus faible. Et surtout, le ratio de ces trois molécules reste toujours le même, signant une origine commune, qui ne peut être que l'anneau D. Par ailleurs, les chercheurs déterminent la température à chaque passage en utilisant le profil de densité de l'hydrogène, obtenant des valeurs très proches, comprises entre  339,6 ± 1,2 K pour la plus basse (pour l'orbite 291) et 372,1 ± 1,0 pour la plus élevée (pour l'orbite 292).

Munis des profils de densité et de la température, les chercheurs peuvent calculer les flux de molécules et donc la perte de masse des anneaux (id est le gain de masse de l'atmosphère), espèce chimique par espèce chimique et pour chaque orbite de la sonde. Voilà les chiffres en faisant la somme du méthane (majoritaire), de l'eau et de l'ammoniac : la perte de masse mesurée est de :
1,66 ± 0,27 tonnes/s pour l'orbite 288, 
2,90 ± 0,31 tonnes/s pour l'orbite 290, 
8,26 ± 1,32 tonnes/s pour l'orbite 291, 
5,02 ± 1,23 tonnes/s pour l'orbite 292,
2,08 ± 0,29 tonnes/s.pour l'orbite 293

Ces résultats élevés ne représentent qu'une limite inférieure du flux de matière existant entre les anneaux et l'atmosphère de Saturne car ces mesures de INMS n'étaient sensibles qu'aux molécules neutres et l'eau et l'ammoniac peuvent exister facilement à l'état ionisé H3O+ et NH4+, non détectés ici. 
L'étude d'octobre 2018 de Hunter Waite et al. concluait à une perte de masse des anneaux comprise entre 4,8 tonnes/s et 45 tonnes/s. Ces nouveaux résultats viennent donc confirmer d'une manière éclatante ces précédentes études.
Etant donné que la masse de l'anneau D est estimée à 1013 tonnes et que celle de l'anneau C à 1015 tonnes, à raison d'une perte de disons 10 tonnes/s, cela signifierait que l'anneau D disparaîtrait complètement en seulement 32000 ans et l'anneau C en 3,2 millions d'années... 
Il semblerait que l'être humain soit arrivé au bon moment dans l'histoire du système solaire.


Source

Compositional Measurements of Saturn's Upper Atmosphere and Rings from Cassini INMS
J. Serigano  S. M. Hörst  C. He  T. Gautier  R. V. Yelle  T. T. Koskinen  M. G. Trainer
Journal of Geophysical Research: Planets (28 May 2020)
https://doi.org/10.1029/2020JE006427


Illustrations

1) Saturne imagée par Cassini (NASA/JPL-Caltech/Space Science Institute)

2) Vue d'artiste de la sonde Cassini dans son orbite finale (NASA/JPL-Caltech)

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