mardi 23 juin 2020

Détection gravitationnelle d'une fusion d'objets compacts très asymétrique


Voilà une belle découverte obtenue par la détection d'ondes gravitationnelles : celle d'un objet à la frontière entre étoile à neutrons et trou noir. C'est la première détection d'ondes gravitationnelles par LIGO/Virgo qui a pour origine un couple aussi différent en terme de masses : 23,2 masses solaires pour le premier trou noir et seulement 2,6 masses solaires pour l'"autre objet"... car les chercheurs n'arrivent pas à savoir si c'est une (trop) grosse étoile à neutron ou bien un très petit trou noir... L'étude est parue dans The Astrophysical Journal Letters.


Le 20 avril dernier, la collaboration LIGO/Virgo avait déjà prépublié la découverte d'un couple de trou noir assez asymétrique en terme de masses, le premier du genre pour les interféromètres gravitationnels. GW190412 indiquait un couple de trous noirs de 30 et 8 masses solaires. Mais celui dont la découverte est publiée aujourd'hui montre un ratio de masse beaucoup plus important encore puisqu'il y a presque un facteur 10 entre les masses des deux objets de cet événement gravitationnel GW190814. Et c'est la première fois qu'est trouvé un objet compact dont la masse se situe entre la population des étoiles à neutrons et celle des trous noirs stellaires que l'on a l'habitude de trouver. Cette plage de masse est appelée par les spécialiste le "mass gap", une sorte de no man's land séparant les étoiles à neutrons dont la masse maximale théorique est d'environ 2,5 masses solaires et les trous noirs dont le plus petit trouvé faisait environ 5 masses solaires. 

C'est le 14 août 2019 tout juste un an après le début des opérations conjointes entre les interféromètres américains de LIGO et l'européen VIRGO qu'a été détecté ce train d'ondes gravitationnelles pas comme les autres. GW190814 est parmi les trois événements d'ondes gravitationnelles les plus intenses qui ont pu être détectés par les interféromètres, les deux autres étant le tout premier en 2015 (GW150914) et la première collision d'étoiles à neutrons de 2017 (GW170817).
Au moment de sa détection, l'alerte envoyée 20 minutes après sur les réseaux indiquait clairement la catégorie "mass gap", signifiant la présence très probable d'une composante dont la masse se situait entre 3 et 5 masses solaires. Et 11 heures plus tard, les premières analyses des chercheurs de LIGO/Virgo reclassifiait l'événement en une fusion étoile à neutrons+trou noir, validant le fait que la plus petite masse était inférieure à 3 masses solaires. Le trou noir résultant a une masse de 25,6 masses solaires, soit 0,2 masses solaires évaporées sous forme d'ondes gravitationnelles... 
Bien que la source ait pu être localisée dans une région du ciel de 20 degrés carré, aucune contrepartie électromagnétique ou neutrino n'a pu être détectée simultanément ou un peu plus tard. Il faut dire que la source est relativement lointaine, avec 800 millions d'années-lumière, ce qui ne facilite pas les observations de signaux électromagnétiques.
La forte asymétrie du système offre aux chercheurs l'opportunité de mesurer les propriétés des deux objets avec une bonne précision. Plus grande est l'asymétrie, plus puissante est la signature des harmoniques de la fréquence fondamentale des ondes gravitationnelles.
Comme dans le cas de GW190412 dont le ratio de masse était de l'ordre de 3, l'information contenue dans les harmoniques élevées permet de lever l'ambiguité entre la distance et l'inclinaison du système binaire. Et comme le signal d'ondes gravitationnelles a duré environ 10 secondes dans les détecteurs, les chercheurs on pu mesurer pour la première fois avec une grande précision la rotation du trou noir. Celle-ci n'est que de 7% du maximum autorisé par Einstein (le maître des trous noirs). Ces ondes gravitationnelles montrent aussi des multipoles plus élevés, comme ce que prédit la Relativité Générale.

Les physiciens ne peuvent pas affirmer avec certitude que le petit objet compact était un trou noir ou une étoile à neutrons. Le signal gravitationnel ne permet pas de départager les deux. L'étoile à neutrons la plus massive connue à ce jour est MSP J0740+6620 (2,14 masses solaires). Et on peut cependant noter que 2,6 masses solaires est la masse résultante de la fusion des étoiles à neutrons observée via GW170817, qui doit être très probablement un trou noir. 
Normalement, dans le cas d'une fusion entre un trou noir et une étoile à neutrons de masses pas trop asymétriques, le trou noir doit produire un effet de marée sur l'étoile à neutrons, qui doit être visible dans les ondes gravitationnelles. Mais ici, l'asymétrie est trop importante pour pouvoir déceler la signature d'une étoile à neutrons. La trace de la déformation de l'étoile à neutrons est trop faible pour être mesurée par LIGO/Virgo.
Les physiciens semblent tout de même pencher vers une nature de type trou noir pour le petit objet compact, ne serait que par des considérations théoriques sur la matière des étoiles à neutrons et par les observations qui ne montrent aucune étoile à neutrons de plus de 2,15 masses solaires. Mais ça s'arrête là. Rien dans les données gravitationnelles ne permettent de rejeter une solution de type étoile à neutrons très massive. Dans tous les cas, c'est du jamais vu : soit nous avons le plus petit trou noir stellaire détecté, soit nous avons la plus grosse étoile à neutrons, un peu comme le résidu de GW170817 en somme... 
Pour expliquer la formation d'un couple aussi atypique, les spécialistes ont un peu de mal. Les modèles standards de formation des couples de trous noirs produisent le plus souvent des couples de masse assez similaires, qui peuvent varier de 10 à 30 masses solaires mais en restant dans un ratio de masse inférieur à 2 ou 3. Il semble donc qu'un système comme celui-là soit rare, voire très rare. Les premières analyses des voies de formation possibles de ce couple de 23,2 et 2,6 masses solaires pointent vers un environnement de formation dans un jeune amas d'étoiles dense ou dans un disque entourant un noyau galactique actif, plutôt que dans un amas globulaire. Mais les chercheurs estiment que cette observation va les forcer à réviser les canaux de formation des objets compacts.
Il est notamment envisageable que le petit trou noir de 2,6 masses solaires (si c'en est un) soit lui même le résultat d'une fusion précédente, mais de deux étoiles à neutrons (du type de GW170817), qui aurait été ensuite attrapé par le gros au sein d'un amas d'étoiles à forte densité par interaction gravitationnelle.

Plus intéressant encore, le signal gravitationnel de cette fusion atypique a permis aux physiciens gravitationnels de mesurer la constante de Hubble-Lemaitre de façon indépendante des autres méthodes en vigueur et qui se chamaillent... Et surtout de prouver qu'il était possible de faire ce type de mesure à partir de fusions de ce type. Pour faire cette évaluation, forcément soumise à une précision assez faible par rapport aux autres méthodes, en l'absence de localisation exacte de la galaxie hôte de cette fusion de trou noir/étoile à neutrons, les chercheurs ont considéré toutes les galaxies potentielles présentes dans la zone localisée de 20° carré (472 galaxies) et ont calculé un redshift moyen pondéré par la probabilité que la galaxie soit effectivement celle où s'est déroulé le cataclysme. Avec cette valeur de redshift d'une part et la valeur de distance obtenue par les ondes gravitationnelles d'autre part, les physiciens de la grande collaboration obtiennent une valeur de H0 égale à 75 +- 36 km/s/Mpc. Pas si mal compte tenu de la mauvaise localisation de la source. L'ajout des nouveaux interféromètres KAGRA et LIGO-India pour former un réseau mondial de détecteurs d'ondes gravitationnelles permettra bientôt de localiser les sources beaucoup plus précisément dans le ciel et de pouvoir identifier la galaxie hôte et ainsi déterminer H0 sans besoin de contrepartie électromagnétique. C'est le pari des physiciens gravitationnels.  
Cette belle découverte des interféromètres LIGO et Virgo n'est peut-être que le sommet d'un iceberg qui nous révélera bientôt l'existence de nombreux couples d'objets compacts plus atypiques les uns que les autres. En plus d'une meilleure localisation grâce à de nouveaux interféromètres, la sensibilité des premiers interféromètres américains et européen n'a de cesse d'être améliorée, pour sonder toujours plus loin les vibrations de l'Univers les plus infimes. 

Source

GW190814: Gravitational Waves from the Coalescence of a 23 Solar Mass Black Hole with a 2.6 Solar Mass Compact Object
R. Abbott et al.
The Astrophysical Journal Letters, Volume 896, Number 2 (23 June 2020, open access)


Illustrations

1) Schéma de la population des objets compacts ayant subi une fusion détectée par les ondes gravitationnelles (LIGO/Virgo Collaboration)

2) Graphe des masses le plus probables pour les deux objets compacts (LIGO/Virgo Collaboration)

3) localisations dans le ciel les plus probables pour l'événement GW190814 (contours)(LIGO/Virgo Collaboration)

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