lundi 20 mai 2024

Nouvelle estimation (très différente) de la rotation du trou noir de Cygnus X-1


La rotation du trou noir Cygnus X-1 vient d'être réestimée par une équipe d'astrophysiciens polonais et indiens. Ils trouvent toujours une solution qui permet de passer d'une vitesse de rotation très élevée à une vitesse de rotation très faible... L'étude est parue dans The Astrophysical Journal Letters.

Un résultat très important qui a été obtenu ces dernières années grâce aux études sur les ondes gravitationnelles, c'est que les taux de rotation (les spins) des trous noirs binaires, avant de fusionner, sont généralement faibles. L'étude de population la plus récente qui a été publiée par la collaboration LIGO/Virgo en 2023 présente les statistiques de 70 fusions binaires. Le paramètre de spin moyen a* (spins individuels pondérés par les masses et les angles d'inclinaison), a une valeur moyenne de 0,06. La valeur la plus élevée était de 0,6, sachant que la distribution des spins individuels culmine à 0,13, la plupart d'entre étant inférieurs à 0,4. Pour rappel, le paramètre de spin est une valeur sans dimension qui varie entre 0 (pas de rotation) et 1 (rotation maximale à la vitesse de lumière). Le paramètre de spin est égal au moment cinétique du trou noir divisé par sa masse, en considérant la valeur des constantes c et G égales à 1.
Ces résultats sont un peu étonnants, parce qu'ils impliquent que la plupart de ces trous noirs sont formés avec de faibles spins natifs. Cela peut se produire si le noyau stellaire pendant l'expansion qui se produit à la sortie de la séquence principale reste fortement couplé à l'enveloppe externe. Et ça exclut les modèles stellaires avec un transfert de moment cinétique modéré. D'un autre côté, ces résultats sont cohérents avec les modèles stellaires standard MESA incluant un transport efficace, qui prédisent généralement une valeur a* d'environ 0,1.

Mais il y a un problème. Parce que parmi les progéniteurs des trous noirs binaires, on devrait trouver les binaires à rayons X qui sont constituées d'un trou noir et d'une étoile de masse élevée (qui lui donne de la matière qui en profite pour rayonner). On connait seulement trois systèmes de ce type : Cyg X-1, LMC X-1 et M33 X-7. Or, les valeurs de spin de ces trous noirs qui ont été publiées sont toutes élevées : supérieure à 0,9985 pour Cyg X-1 (Zhao et al. 2021), 0,92 ± 0,07 pour LMC X-1 (Gou et al. 2009 ) et 0,84 ± 0,05 pour M33 X-7 (Liu et al. 2008). Et tous les auteurs de ces mesures indiquent que ces spins doivent être natifs, et non induits par l'accrétion de matière en cours, ce qui apparaît donc en conflit flagrant avec le résultat des spins observés sur les trous noirs binaires juste avant leur fusion par LIGO/Virgo. 

Il existe donc un désaccord aigu entre les spins faibles déduits pour les fusions et les spins élevés déterminés à partir de la modélisation de l'émission électromagnétique des binaires X. La méthode utilisée pour la détermination du spin des trois binaires X avec des étoiles donneuses de masse élevée est la méthode dite du "continuum", qui est basée sur l'ajustement de la forme du spectre du disque. La méthode suppose que le disque s'étend jusqu'à l'orbite circulaire stable la plus interne (ISCO), comme cela a d'ailleurs été confirmé par l'observation, et que nous connaissons la masse du trou noir, et bien sûr sa distance. 

Une autre hypothèse majeure du modèle de continuum tel qu'utilisé jusqu'à présent est que le disque est décrit par le modèle d'accrétion standard. Les trois études sur ces binaires X ont été réalisées à l'aide du modèle kerrbb2 (McClintock et al. 2006). Ce modèle utilise le traitement relativiste général de Li et al. ( 2005) et les calculs des spectres de disques de Davis et al. (2005 ) et Davis & Hubeny (2006) pour un paramètre de viscosité α = 0,1.

Mais ce modèle standard prédit que le disque est visqueusement et thermiquement instable lorsqu'il est dominé par la pression de rayonnement. Au contraire, les observations de l'émission de rayons X mous des binaires X montrent qu'ils sont très stables, comme l'avaient trouvé Gierliński & Done en 2004. Un autre problème concerne aussi la valeur de α, qui peut être très différente d'un système à l'autre.

Andrzej Zdziarski et ses collaborateurs ont donc décidé de tout reprendre depuis le début, c'est à dire à partir de nouvelles observations, sur le cas emblématique de la binaire X Cygnus X1 et en utilisant une méthode un peu différente. Les astrophysiciens ont effectué des observations simultanées avec les télescopes spatiaux NICER et NuSTAR, ainsi qu'une observation contemporaine de INTEGRAL. Ils ont constaté que la forme de la queue à haute énergie des spectres était relativement complexe. Elle est très mal décrite par une loi de puissance avec un phénomène de réflexion. Le meilleur modèle qu'ils ont trouvé est celui de la "Comptonisation hybride", qu'ils ont modélisée avec les photons d'un disque relativiste. Ils ont ainsi pu lier les paramètres de spin du disque d'accrétion avec les modèles d'élargissement de raies relativistes, en combinant la méthode du continuum du disque et les méthodes de spectroscopie de réflexion.
Ce que voient Zdziarski et ses collaborateurs, c'est que le paramètre de spin du trou noir mesuré de Cyg X-1 dépend fortement de la manière dont le disque est modélisé. Pour le modèle standard du disque d'accrétion, dans lequel les champs magnétiques résultent de la dynamo magnétorotationnelle, et avec l'inclinaison du système binaire déduite des études optiques, les nouvelles mesures confirment le résultat précédent de a* ≳ 0,99. Mais les chercheurs indiquent que les disques peuvent être partiellement soutenus par une pression magnétique, ce qui peut augmenter le facteur de correction de couleurs. Autoriser une valeur libre de ce facteur de correction lors de l'ajustement des données observationnelles mène déjà à une valeur plus basse du paramètre de spin : a*=0,90. Ensuite, si l'inclinaison du disque peut être différente de l'angle généralement admis, par exemple en raison d'une déformation, on parvient à nouveau à une réduction du paramètre de spin : a*=0,87 (obtenu pour un angle d'inclinaison de 39°), et avec une amélioration significative de l'ajustement.

Mais les chercheurs trouvent une valeur du paramètre de spin encore plus basse (et vraiment plus basse!) lorsqu'ils prennent en compte la couche dissipative optiquement épaisse recouvrant le disque, qui avait été modélisée avec succès pour expliquer les excès de rayons X mous dans les AGN, et qui, d'après eux, produirait un effet de Comptonisation (une augmentation d'énergie des photons par diffusion d'électrons du gaz sur les photons par effet Compton inverse). Ils montrent que cette variante du modèle d'émission de rayons X du disque d'accrétion conduit à une amélioration de l'ajustement des paramètres très significative par rapport au modèle standard de disque. Et ce nouveau modèle donne un paramètre de spin très faible :  a* < 0,07. Le faible spin de ce nouveau modèle est compensé par une valeur plus grande de l’indice d’irradiation, augmentant de ∼2 à ∼5, ce qui signifie que la réflexion est désormais beaucoup plus concentrée au centre du disque d'accrétion. Les puissances dissipées dans le disque et la couche chaude sont dans ce cas proches l'une de l'autre, à l'image de ce qui avait été trouvé dans la modélisation des excès de rayons X mous des AGN, où la couche chaude  contribuait à hauteur de 51 % en moyenne (Ballantyne et al. 2024).

Le changement de modélisation des disques d'accrétion dans les binaires X suffirait donc à retomber sur nos pattes, au lieu de trouver des trous noirs tournant très rapidement, on aurait au contraire des trous noirs tournant très lentement... Les auteurs notent en outre qu'un modèle similaire avait été précédemment appliqué aux données du télescope Suzaku pour Cyg X-1 par Belczyński et al. en 2023 et par eux-mêmes aussi avec des données de NICER et NuSTAR mais pour LMC X-1, avec dans les deux cas des résultats relativement similaires. Pourtant, même avec les nouvelles données et sur la base de la compréhension actuelle des disques d’accrétion, Zdziarski et ses collaborateurs indiquent dans leur conclusion qu'ils ne sont pas en mesure de prouver sans ambiguïté que ce modèle correspond effectivement aux disques des trous noirs des binaires X... Cette grande humilité nous dit aussi que l'histoire de l'anomalie des binaires X n'est peut-être pas encore finie.

Source

What Is the Black Hole Spin in Cyg X-1?
Andrzej Zdziarski et al.
The Astrophysical Journal Letters, Volume 967, Number 1 (17 may 2024)


Illustrations

1. Cygnus X1 imagé par le télescope X Chandra ( NASA/CXC)
2. Ratio données/modèle pour le spectre de rayons X (Nicer, NuSTAR et INTEGRAL) (Zdziarski et al.)
3. Andrzej Zdziarski

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