jeudi 9 mai 2024

Observation de trous noirs supermassifs surmassifs entre 2 et 5 gigannées après le Big Bang


Pour la première fois, des astrophysiciens ont observé des trous noirs d’une taille inattendue par rapport à leur galaxie hôte au cours d’une période appelée le midi cosmique, dans l'univers âgé de 2 à 5 milliards d'années. Ces trous noirs très massifs pourraient combler le fossé entre les trous noirs trop massifs de l'univers primordial et ceux présents dans l'univers local. L'étude est publiée dans The Astrophysical Journal Letters.

Des corrélations étroites entre la masse d'un trou noir supermassif et les propriétés de sa galaxie hôte (par exemple, masse du renflement ou dispersion de la vitesse stellaire) suggèrent fortement que la croissance des galaxies est liée à celle de leur trou noir central, qui peut être expliqué si une fraction de la production d'énergie du noyau actif galactique induite par le trou noir module la formation d'étoiles, régulant ainsi la croissance de la galaxie hôte.
Malgré le rôle clé que l’on attribue désormais aux trous noirs supermassifs dans la formation et l’évolution des galaxies, comprendre leur origine reste encore un défi. La découverte de trous noirs aussi massifs que 10 milliards M⊙ aux redshifts z ∼ 7 (donc environ 700 Mégannées après le Big Bang) et de 10 millions M⊙ à des époques encore plus anciennes ( à z = 10,6, soit 440 Mégannées après le Big Bang) suggère que ces trous noirs supermassifs auraient pu naître à partir de graines de trous noirs ayant des masses entre de 100 et 100 000 M⊙ (des trous noirs de masse intermédiaire) dès z ∼ 20 (180 mégannées post Big Bang).
Deux classes de modèles de formation ont été proposées et étudiées en détail. Dans le modèle des graines légères, des trous noirs d'une centaine de masses solaires se seraient formés à la suite de l'explosion de la première génération d'étoiles très massives  (la population III) ; tandis que dans le modèle des graines lourdes, les trous noirs graines feraient entre 10 000 et 100 000 M⊙ et auraient pu se former via l'effondrement direct du gaz prégalactique.
Mais il existe aussi d'autres possibilités qui incluent la croissance précoce à un taux extrême super-Eddington, les fusions stellaires dans les premiers amas stellaires nucléaires, la croissance rapide de graines légères via l'accrétion au début amas d'étoiles nucléaires, ou encore l'existence de trous noirs primordiaux plus ou moins massifs. 
Ce qui est sûr aujourd'hui, c'est qu'il existe de plus en plus de preuves de la détection de trous noirs de 1 à 10 millions M⊙ à des redshifts z > 8, et que ça favorise le scénario des graines lourdes, car des graines plus légères nécessiteraient des périodes d'accrétion extrême à des taux super-Eddington sur de trop longues durées.


Beaucoup de ces trous noirs trop massifs se trouvent au centre de galaxies de faible masse, ce qui signifie qu’ils sont également étonnamment grands par rapport à la masse de leur galaxie hôte. Les observations de trous noirs dans l'univers local soutiennent l'hypothèse que de nombreux trous noirs supermassifs se sont développés à partir de graines massives, et que les galaxies de faible masse avec des trous noirs supermassifs sont courantes à la fois dans l'univers local et dans l'univers primitif. Mais ce qui manque dans cette histoire de croissance des trous noirs, c'est ce qui s'est passé entre ces deux périodes : on cherche donc le lien entre les trous noirs trop massifs du début de l'univers et ceux d'aujourd'hui. 

Pour relier ces deux époques, Mar Mezcua (Institut des sciences spatiales, Espagne) et ses collaborateurs se sont tournés vers la période de l'histoire de l'univers qui est connue sous le nom de "midi cosmique". Cette période, alors que l’univers n’avait que 2 à 5 milliards d’années, est marquée par des taux très élevés de formation d’étoiles et une croissance rapide des trous noirs. Pour étudier les trous noirs au cours de cette période, l'équipe de Mezcua a recherché des galaxies contenant des trous noirs supermassifs en accrétion active, également appelés noyaux galactiques actifs. À partir d’un échantillon de plus d’un millier de galaxies dotées de noyaux galactiques actifs, l’équipe a sélectionné 12 galaxies de faible masse avec des données de haute qualité et des redshifts qui les ont placées au midi cosmique.

Les mesures de la largeur des raies d'émission révèlent que ces trous noirs sont environ 100 à 1 000 fois plus massifs que les trous noirs des galaxies actives de taille similaire dans l'univers local. Ils sont également plus massifs que prévu vis à vis du rapport typique entre la masse des trous noirs et la masse stellaire. Mais lorsque Mezcua et ses collaborateurs comparent les trous noirs supermassifs de leur échantillon du midi cosmique à ceux observés dans l'univers primitif avec Webb, ils constatent que les deux échantillons montrent la même relation entre la masse du trou noir et la masse stellaire de la galaxie hôte. Les luminosités bolométriques et les taux d’accrétion sont également similaires. Cela suggère selon eux que ces deux groupes de trous noirs, tous deux trop massifs par rapport aux autres trous noirs présents à leur époque respective, appartiennent à la même population.

Le plus petit trou noir que les chercheurs mesurent a une  masse de 20 millions de masses solaires pour une galaxie de 25 milliards de masse solaires en étoiles. Le plus gros trou noir de l'échantillon, lui, a une masse de 794 millions de masses solaires et sa galaxie fait aussi 25 milliards de masses solaires en étoiles. Le plus grand ratio entre masse de trou noir central et masse stellaire qui est observé parmi ces 12 galaxies est de 630 millions/1,6 milliards, ce qui fait à peine 0,4 (les étoiles sont juste 2,5 fois plus massives ensemble que le trou noir supermassif) ! (il s'agit de la galaxie cataloguée avec le numéro 401126746 et qui est située à un redshift z=2,587).


Les chercheurs indiquent que les deux groupes de trous noirs peuvent cependant avoir des raisons différentes d’être trop massifs : dans l’univers primitif, la présence de trous noirs trop massifs signifie que ces trous noirs se sont développés à partir de graines trous noirs massives. Plus tard, à l'époque du midi cosmique, c'est la rétroaction des trous noirs qui a pu perturber et chauffer le gaz qui produit la formation d'étoiles, et les interactions entre galaxies ont aussi dû éliminer une grande partie du gaz. La rétroaction du trou noir stoppe la formation stellaire. Dans les deux cas, le résultat est que le trou noir apparait  gros par rapport à la quantité d'étoiles de sa galaxie hôte. 

D'ailleurs, il existe des preuves possibles de processus de rétroaction de trous noirs dans cinq des douze sources de l'échantillon. Mezcua et ses collaborateurs montrent d'éventuelles composantes asymétriques dans l'émission Ly α, C iv et CIII ce qui indique des flux sortants. Ils notent par ailleurs que dans l'Univers local, la rétroaction des AGN peut être tout aussi importante, voire plus, que la rétroaction des supernovas dans la formation des galaxies naines.

Cette découverte contribue à notre compréhension de la croissance et de la coévolution des trous noirs supermassifs et de leurs galaxies hôtes à travers le temps cosmique, offrant un lien entre l'Univers primitif (redshift z > 4) observé par Webb et les observations de l'Univers actuel ( z < 1).

Pour les chercheurs, une étude plus complète de la physique des processus de rétroaction des AGN dans les systèmes supermassifs à midi cosmique et au-delà est nécessaire, pour encore mieux comprendre la coévolution des étoiles et des trous noirs supermassifs hébergés dans les galaxies. En particulier, le rôle des flux sortants dans la modulation de la croissance asynchrone du trou noir et de la galaxie et/ou de la croissance en tandem doit être mieux étudié. De plus, l'environnement est également susceptible de jouer un rôle important. Une étude récente d'Inayoshi & Ichikawa (2024) suggère par exemple que les environnements riches en poussière dans l'Univers jeune pourraient créer des conditions à même de générer des populations de trous noirs intrinsèquement supermassives, avec une distribution similaire à celle montrée par les données de cette étude à z < 3.

De futures études observationnelles de suivi visant à caractériser les environnements galactiques à la recherche de signes de fusions et d'interactions permettraient de dresser un tableau complet des nombreux effets concurrents qui opèrent dans la coévolution.

Source

Overmassive Black Holes at Cosmic Noon: Linking the Local and the High-redshift Universe
Mar Mezcua et al.
The Astrophysical Journal Letters, 966 (2024 May 10)


Illustrations

1.Vue d'artiste d'un noyau actif galactique produisant une rétroaction sur la galaxie (ESO/M. Kornmesser)
2. Graphe représetant la masse des trous noirs supermassif en fonction de la masse stellaire des galaxies (masses exprimées en masses solaires, en échelle logarithmique : 9 = 1 milliard) (Mezcua et al.)
3. Schéma de la formation d'un trou noir supermassif par effondrement direct d'un nuage de gaz lors de la formation d'une galaxie  (NASA/STScI/Leah Hustak])
4. Mar Mezcua

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