mardi 7 mai 2024

Quand le Soleil fait de l'ombre pour les rayons cosmiques galactiques

Les chercheurs de la collaboration HAWC qui traquent les rayons cosmiques énergétiques depuis les pentes d'un volcan mexicain, ont exploité le fait que le Soleil influence les rayons cosmiques par son champ magnétique pour l’étudier de façon inédite avec cette sonde physique peu banale. Ils publient leurs travaux dans The Astrophysical Journal.

Les rayons cosmiques galactiques (GCR) sont des particules chargées qui atteignent la couronne solaire de manière quasi isotrope dans une large gamme d'énergie. Dans l'héliosphère interne, le flux de GCR est modulé par l'activité solaire (son champ magnétique), de sorte que seuls les GCR énergétiques atteignent les couches inférieures de l'atmosphère solaire.

Rappelons que les GCR sont constitués de noyaux essentiellement légers qui sont accélérés à des vitesses relativistes par des processus violents dans la galaxie. Ils changent continuellement de direction au cours de leur passage à travers le champ magnétique interstellaire ambiant. Par conséquent, à l'intérieur de l'héliosphère, leur flux semble être isotrope (il vient de toutes les directions) et diminue avec l'énergie suivant un spectre en loi de puissance avec un indice de -2,7. À l'intérieur de l'héliosphère, les particules de faible énergie (E < 100 GeV) sont fortement modulées par le champ magnétique, alors que les particules de plus haute énergie atteignent l'héliosphère interne sans déviations significatives. Le flux de GCR isotrope et quasi-constant de haute énergie peut tout de même interagir avec de grands corps célestes massifs, et un observateur détectera un déficit de flux de GCR dans la direction d'un tel corps céleste. C’est le cas de la Lune par exemple qui provoque un déficit important de flux de GCR vu depuis la Terre (l’ombre lunaire), qui est dû uniquement à l’absorption puisqu’elle ne possède pas de champ magnétique.

Le champ magnétique solaire, lui, est connu pour être à la fois dynamique et qualitativement variable en fonction du temps et de l'héliodistance. Au niveau de l’orbite terrestre, il existe une multitude de mesures du champ et de ses fluctuations sur plusieurs décennies. Plus près du Soleil, le champ magnétique est moins bien connu, mais des mesures ont été effectuées ces dernières années avec les sondes Parker Solar Probe et Solar Orbiter. On connait également le champ magnétique de manière très détaillée dans la photosphère, grâce à la spectroscopie et la technique de division Zeeman utilisée depuis longtemps, mais on manque de données au-dessus de la photosphère et à l'intérieur des orbites des sondes PSP et SO. C'est dans cette région que de grands courants coronaux peuvent exister et que le vent solaire est le moins bien connu.

Ruben Alfaro (Université nationale autonome du Mexique) et ses collaborateurs ont cherché à explorer le champ magnétique solaire dans cette région mal connue en mesurant indirectement le champ magnétique par la façon dont il module les rayons cosmiques galactiques (GCR) qui passent à proximité, sur une large gamme d'énergie.


Les chercheurs ont utilisé les données de GCR collectées par l'observatoire HAWK (High-Altitude Water Cherenkov) pour construire des cartes de flux de rayons cosmiques provenant de la direction du Soleil et ils ont étudié le déficit qui peut être observé, ce qu’on appelle l’ombre solaire (le soleil fait de l’ombre pour les rayons cosmiques, à la fois par absorption dans le disque et par déflection tout autour). Ils ont analysé les données sur une période de 6 ans (2016-2021). Le réseau HAWC observe le ciel depuis 2015 et est capable de détecter des rayons cosmiques galactiques dans la gamme de 2,5 à 226 TeV ainsi que leur direction.

Le problème de ce type d’étude est la grande échelle de temps qui est nécessaire (le temps d'intégration utilisé pour établir les cartes d’ombre solaire, parce qu’il faut suffisamment de particules détectées), ce temps caractéristique est typiquement de l’ordre de 1 an, ce qui rend la comparaison avec l'activité magnétique solaire difficile en raison de la variabilité de ce champ à des échelles de temps plus courtes. Alfaro et ses collaborateurs ont surmonté ce problème en utilisant les nouvelles données à haute résolution temporelle du réseau HAWC pour construire des cartes des ombres du Soleil (et de la Lune, pour comparer) avec deux temps d'intégration : 1 an et 27,3 jours (qui correspond à une rotation solaire, connue sous le nom de rotation de Carrington), Alfaro et ses collaborateurs confirment que l’ombre solaire varie dans le temps : elle est corrélée avec le nombre de taches solaires.


A contrario, dans l'intervalle de temps analysé (6 ans), l'ombre de la Lune reste tout à fait stable, montrant une forme circulaire parfaite et la position centrale est presque constante. Les cartes du Soleil, elles, montrent une grande variabilité, passant d'une forme circulaire à une forme oblate lorsque l'activité solaire est faible ou élevée, respectivement. De même, la position centrale de la l’ombre solaire présente une variabilité plus importante que celle de la Lune. La différence entre le Soleil et la Lune est clairement due à l'existence du champ magnétique solaire, qui n'a pas d'équivalent sur la Lune.

Les chercheurs se sont alors concentrés sur la relation entre le champ magnétique solaire photosphérique mesuré à différentes héliolatitudes et le déficit de GCR relatif à différentes énergies. Les chercheurs trouvent une relation linéaire entre le déficit relatif de GCR représenté par la profondeur de l’ombre et le champ magnétique solaire, dont la valeur médiane évolue entre 2,3 Gauss et 5,7 Gauss sur la période étudiée.

Alfaro et ses collaborateurs ont calculé le champ magnétique photosphérique médian dans trois bandes latitudinales : basse, moyenne et haute, correspondant à la ceinture de régions actives, aux zones calmes et aux régions polaires. Ils trouvent que la relation entre l’ombre solaire et le champ magnétique est faible pour les latitudes moyennes. En revanche, cette relation augmente aux basses latitudes et elle est maximale aux hautes latitudes.

En comparant les ombres solaires produites à différentes énergies, dans la gamme 2,5-226 TeV, les chercheurs ont calculé la variation du déficit de flux de GCR en fonction du champ magnétique médian pour différentes énergies de particules, et ils constatent que les énergies les plus pertinentes pour voir des changements dans l’ombre solaire se situent entre 12,4 et 33,4 TeV, le maximum d’effet correspondant à une énergie de GCR de 33,4 TeV. Pour les chercheurs, les particules d'énergie supérieure à 50 TeV atteindront probablement la basse atmosphère solaire sans avoir été trop déviées par le champ magnétique et pourront y interagir avec les particules du Soleil pour produire des rayons γ, qui sont observés par ailleurs.

A l’inverse, à basse énergie, les particules d'énergie inférieure à 10 TeV sont fortement déviées par le champ magnétique solaire, voire trop fortement. Cette étude permet ainsi de déterminer que pour explorer les faibles champs magnétiques coronaux du Soleil, il est préférable d’utiliser le flux de GCR dans la gamme d'énergie de 12 à 35 TeV.

Les physiciens des astroparticules savent maintenant comment faire pour se transformer en astrophysiciens solaires.

 

Source

Exploring the Coronal Magnetic Field with Galactic Cosmic Rays: The Sun Shadow Observed by HAWC

R. Alfaro et al.

The Astrophysical Journal, Volume 966, Number 1 (25 april 2024)

https://doi.org/10.3847/1538-4357/ad3208

 

Illustrations

1. Cartographie du flux de rayons cosmiques dans la direction du Soleil à différentes années (Alfaro et al.)

2. Les cuves instrumentées de l'observatoire HAWC (J. Goodman)

3. Cartographie du flux de rayons cosmiques dans la direction de la Lune à différentes années (Alfaro et al.)

4. Ruben Alfaro


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