En février 2020, je vous avais relaté la découverte par la collaboration IceCube d'une source potentielle de neutrinos astrophysiques : la galaxie M77 (ou NGC 1068), mais la signifiance statistique restait faible (2,9 sigmas). Deux ans plus tard, les données se sont encore un peu plus accumulées et les méthodes de traitement se sont améliorées pour extraire le signal du bruit, et les chercheurs de la grande collaboration internationale viennent d'annoncer dans un webinaire et dans un article publié dans Science la confirmation que NGC 1068 est bien une source de neutrinos, avec 79 neutrinos détectés en provenant (et une signifiance statistique qui se rapproche un peu plus 5 sigmas).
Il n'existait jusqu'à aujourd'hui qu'une seule source astrophysique de neutrinos officiellement reconnue, le blazar TXS 0506+056, identifié en 2018. Mais un excès de neutrinos énergétiques (même si beaucoup moins énergétiques que ceux du blazar) avait commencé a être observé en 2019 et 2020 formant un point chaud sur la carte du ciel neutrino en coïncidence spatiale avec la galaxie NGC 1068. Il aura donc fallu encore deux ans de plus pour que les chercheurs déterminent clairement que c'est bien cette galaxie active qui est à l'origine des neutrinos détectés. Cela a été rendu possible grâce à l'amélioration des techniques de traitement de données et à une mise à jour minutieuse de l'étalonnage du détecteur, ce qui a permis d'améliorer les reconstructions directionnelles des neutrinos pour localiser précisément la coïncidence spatiale avec la position de NGC 1068.
Ce sont des neutrinos et antineutrinos muoniques que IceCube a cherché à identifier. Ces neutrinos produisent des muons lorsqu'ils interagissent dans la glace (par interaction de courant chargé, faisant intervenir un boson W). La difficulté vient de ce que de nombreux muons viennent interagir dans le kilomètre cube de glace de la calotte antarctique de IceCube sans être issus de neutrinos astrophysiques, mais plutôt du rayonnement cosmique (des gerbes de particules produites dans la haute atmosphère). Ces muons parasites viennent de l'hémisphère sud (ceux de l'hémisphère nord sont atténués par le manteau terrestre). Mais les gerbes de rayons cosmiques produisent aussi des neutrinos, qui eux peuvent traverser facilement la Terre de part en part. Ils sont donc détectés aussi dans la glace d'IceCube en y produisant des muons, et sont vus comme un bruit de fond parasite.
Les chercheurs auraient pu se focaliser sur la détection des neutrinos de type électronique et tauique mais ces derniers produisent des gerbes de particules dans la glace qui ont une morphologie sphérique, des événements dits "de cascade". Les neutrinos mu, eux, produisent des événements de morphologie longiligne, des événements de type "traces". La grosse différence entre les deux types est la possibilité de reconstruction de la direction d'arrivée du neutrino. La résolution angulaire est d'environ 10 à 15° pour les événements de cascade et seulement de 0,1° pour les événements "traces". Pour chercher des sources ponctuelles de neutrinos dans le ciel, il est indispensable de se focaliser sur les neutrinos muoniques et leur signal sous forme de traces. Qui plus est, des événements de type traces peuvent être détectés même si le neutrino a interagi légèrement à côté du cube de glace instrumenté, ce qui permet de bénéficier d'un détecteur virtuellement plus gros et d'augmenter le taux de détection.
Les physiciens de IceCube ont limité leurs recherches à l'hémisphère nord, de la déclinaison -3° à +81°, qui est la zone du ciel où IceCube est le plus sensible aux sources astrophysiques. IceCube utilise la Terre à la fois comme un bouclier passif de muons cosmiques et comme matériau cible
pour les neutrinos. En ne sélectionnant que les événements ascendants (des neutrinos qui ont traversé toute la Terre avant d'interagir dans la calotte polaire), les chercheurs ont pu réduire le bruit de fond de muons atmosphériques, qui au final contribue pour moins de 0,3 % à leur échantillon d'événements. Les déclinaisons supérieures à 81° sont exclues car les événements de basse énergie provenant de ces directions sont étroitement alignés avec les cordes de photomultiplicateurs d'IceCube, ce qui complique la distinction entre le signal et le bruit de fond. La perte de couverture du ciel qui en résulte est inférieure à 1%.
Au total, ce sont environ 670 000 traces de muons induites par les neutrinos qui ont passé les critères finaux de sélection des événements. Mais parmi tous ces neutrinos, seule une petite fraction de ces
événements proviennent de neutrinos produits dans sources astrophysiques. La plupart proviennent de la désintégration de particules (spécifiquement des mésons) dans l'atmosphère terrestre (produites dans l'interaction de rayons cosmiques). Pour distinguer les neutrinos qui proviennent de sources astrophysiques individuelles des bruits de fond (les neutrinos atmosphériques ou les neutrinos astrophysiques mais diffus), les chercheurs de IceCube ont recours à des méthodes d'analyse avancée, une méthode de maximum de vraisemblance et un test d'hypothèse de rapport de vraisemblance, basé sur l'énergie, la direction et l'incertitude angulaire de chaque événement estimés. La résolution angulaire médiane de chaque direction d'arrivée des neutrinos qu'ils obtiennent, composée de l'incertitude de la reconstruction et l'angle cinématique entre le neutrino parent et le muon, est de 1,2° à 1 TeV, de 0,4° à
100 TeV, et 0,3° à 1 PeV.
NGC 1068 (M77) est une galaxie bien connue, située à 14,4 Mpc (47 millions d'années-lumière), donc relativement proche de nous, et qui a la particularité d'être une galaxie active, ce qu'on appelle une galaxie de Seyfert II : son trou noir supermassif accrète actuellement de la matière et le noyau galactique est donc actif. Mais elle est vue sous un angle tel que sa région centrale est masquée par un énorme tore de poussière. La plupart des rayonnements énergétiques produits par le disque d'accrétion entourant le trou noir est obscurci par le tore de poussière. C'est le cas notamment des rayons gamma. Mais les neutrinos, eux, n'ont pas ce soucis.
Le trou noir est estimé avoir une masse d'environ 15 millions de masses solaires (3,5 fois plus que notre Sgr A*) et est considéré comme l'un des trous noirs supermassifs les plus obscurcis connus. Les observations en rayons X de NuSTAR (Nuclear Spectroscopic Telescope Array) montrent que les rayons X sont largement interceptés par le gaz, et les données radio de ALMA (Atacama Large Millimeter/submillimeter Array) ont suggéré que la structure gazeuse compacte entourant le trou noir avait un rayon d'environ 10 années-lumière. Une fois l'émission de rayons X corrigée en tenant compte de l'absorption par le gaz, NGC 1068 présente l'émission de rayons X la plus brillante parmi les AGN radio-silencieux dans la région du ciel ciblée par IceCube.
Étant donné que le trou noir supermassif au centre de NGC 1068 est autant masqué par du gaz et de la poussière et qu'il émet des rayonnements, les spécialistes s'attendaient à ce qu'une production efficace de neutrinos se produise près du trou noir. L'excès d'événements de neutrinos observés dans NGC 1068 est ainsi expliqué par la conversion d'une partie de l'énergie extraite du gaz en accrétion en rayons cosmiques primaires, qui produisent ensuite des neutrinos dans des processus secondaires.
IceCube a donc accumulé, entre le 13 mai 2011 et 29 mai 2020, 79 neutrinos d'une énergie de l'ordre du téraélectronvolt provenant de NGC 1068. Contrairement à la lumière et aux particules chargées qui leur donnent naissance, les neutrinos peuvent s'échapper en grand nombre des environnements extrêmement denses et atteindre la Terre sans être perturbés par la matière et les champs électromagnétiques qui imprègnent le milieu extragalactique. Il faut rappeler que seuls des processus hadroniques (impliquant des protons ou des noyaux d'atomes) peuvent produire un flux de neutrinos. Les particules chargées elles-mêmes peuvent parcourir de longues distances mais étant chargées électriquement, leur trajectoire est constamment défléchie au gré des champs magnétiques rencontrés. Les photons gamma de haute énergie qui sont souvent associés à l'accélération de particules et à la production de neutrinos par des interactions secondaires des particules accélérées, eux, comme les neutrinos, ne sont pas défléchis, mais sont en revanche atténués par de multiples interactions avec la matière ou même avec d'autres photons (du fond diffus cosmologique par exemple).
NGC 1068 est quand même la galaxie de Seyfert II la plus lumineuse en rayons gamma qui a été détectée par le télescope spatial Fermi-LAT. Ces photons gamma de haute énergie indiquent clairement que cette galaxie est un accélérateur de particules chargées, via le jet de son noyau actif. Il peut donc produire aussi des neutrinos. Mais les physiciens notent que si les neutrinos détectés en coïncidence avec NGC 1068 proviennent bien d'elle, leur spectre tel qu'il est reconstruit par IceCube semble plus haut en énergie que ce qui est prédit à partir des photons gamma mesurés par Fermi-LAT, même si les incertitudes à la fois sur la reconstruction spectrale des neutrinos et sur les flux gamma (soumis à une forte atténuation sur la ligne de visée) est importante.
L'observation de neutrinos astrophysiques est précieuse car elle doit permettre d'explorer les mécanismes hadroniques qui ont lieu dans les grands accélérateurs cosmiques que peuvent être les noyaux de galaxies actives ou d'autres objets très violents. Les neutrinos de haute énergie sont principalement produits par les rayons cosmiques, des protons et des noyaux atomiques très énergétiques qui entrent en collision avec la matière ou le rayonnement, ce qui crée des particules secondaires (des pions) qui se désintègrent ensuite en neutrinos et en rayons gamma. Ces collisions se produisent à l'intérieur d'objets astrophysiques, tels que les galaxies et les jets de trous noirs, ou dans le milieu intergalactique entre ces objets et la Terre. Révéler l'origine des neutrinos cosmiques et la relation entre les neutrinos, les rayons gamma et les rayons cosmiques est crucial pour déchiffrer les processus fondamentaux qui se produisent dans l'Univers
Avec les mesures de neutrinos de TXS 0506+056 et maintenant de NGC 1068, IceCube se rapproche ainsi un peu plus de la réponse à la question centenaire de l'origine des rayons cosmiques. Ces résultats impliquent qu'il pourrait y avoir de nombreux autres objets similaires dans l'Univers qui n'ont pas encore été identifiés. Les activités observées en rayons X et gamma du blazar TXS 0506+056 étaient inférieures à ce qui était attendu sur la base des neutrinos détectés, et la manière d'expliquer cette divergence n'a pas encore atteint un consensus, et jusqu'à présent, les recherches s'appuyant sur la population de blazars détectés en rayons gamma ont suggéré que cette classe d'AGN ne pouvait pas à elle seule expliquer la quantité de tous les neutrinos cosmiques diffus détectés par IceCube provenant de toutes les directions du ciel (chaque neutrino détecté n'a évidemment pas une source d'origine bien définie...). Les chercheurs estiment que les AGN radio-silencieux, dont NGC 1068 est le prototype, et d'autres AGN de faible luminosité, qui sont plus abondants que les blazars ou d'autres AGN, pourraient contribuer à expliquer la quantité de tous les neutrinos cosmiques observés par l'Observatoire de neutrinos d'IceCube.
D'autres données seront toutefois nécessaires pour établir fermement que NGC 1068 et d'autres AGN sont des sources de neutrinos. Les détecteurs de neutrinos prévus de la prochaine génération, tels que IceCube-Gen2 au pôle Sud, Pacific Ocean Neutrino Experiment au large de la côte Pacifique du Canada, ainsi que KM3NeT en Méditerranée et Baikal Gigaton Volume Detector en Russie, joueront tous un rôle important. En outre, une synthèse des observations à multi-longueurs d'onde, depuis les ondes radio jusqu'aux rayons gamma, continuera d'être cruciale pour révéler les connexions multimessagers et la physique sous-jacente. La collecte continue de données à multimessagers offrira un riche potentiel pour comprendre la nature détaillée du plasma et de l'accélération des particules au voisinage d'un trou noir supermassif.
Source
Evidence for neutrino emission from the nearby active galaxy NGC 1068
IceCube Collaboration
Science Vol 378, Issue 6619 (3 Nov 2022)
Illustrations
1. Carte du ciel en neutrinos établie par IceCube, les trois sources candidates les plus intenses sont représentées (le blazar PKS 1424+240 n'est pas encore suffisamment robuste statistiquement pour être déclaré) (IceCube Collaboration)
2. Zoom sur la zone autour de la position de la galaxie NGC 1068 (IceCube Collaboration)
3. Fit de la position de la source de neutrinos et signal par rapport au bruit de fond (IceCube Collaboration)
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