mardi 3 octobre 2023

Noctalgie, la nostalgie de la nuit sans satellites


Vous connaissez BlueWalker 3 ? Pourtant vous l’avez certainement déjà vu. Dans le ciel. C’est un nouveau satellite de très grande taille en orbite basse, et c’est le satellite le plus brillant de tous, puisqu’il est plus brillant que 99% des étoiles visibles à l’œil nu. Une véritable horreur pour tous les astronomes, amateurs ou professionnels. Des observations de suivi de ce satellite monstrueux de la société texane AST SpaceMobile sont publiées dans Nature.

Certaines nuits, l'un des objets les plus brillants du ciel n'est ni une planète ni une étoile. Il s'agit d'un satellite de télécommunications appelé BlueWalker 3. BlueWalker 3 est le plus brillant des nouveaux venus dans un ciel qui fourmille déjà de satellites. SpaceX a déjà lancé à elle seule plus de 5 000 satellites, formant aujourd’hui plus de la moitié de l’ensemble des satellites en orbite, et des entreprises du monde entier ont proposé de lancer plus d'un demi-million de satellites dans les années à venir : un scénario catastrophe pour la communauté scientifique, et au-delà.

Les satellites des constellations actuellement en orbite ont une luminosité comprise entre les magnitudes apparentes 4 et 6, tandis que dans la bande de l'infrarouge proche, ils peuvent atteindre la magnitude 2. Les émissions radio des transmissions de tous ces satellites induisent également des perturbations pour les radiotélescopes au sol. Dans le cas du prototype BW3, il a pour objectif de transmettre directement des signaux de téléphones mobiles existants.


Cela peut poser un problème particulier pour des radiotélescopes tels que le Green Bank Telescope et le Square Kilometre Array (SKA), qui observent à des fréquences proches de celles utilisées par les téléphones mobiles (dans la gamme 750-900 MHz), ainsi que ceux qui observent à des fréquences plus élevées. Les bandes haute fréquence utilisées par BW3 sont 37,5-42,0 et 42,0-42,5 GHz, qui sont adjacentes à la bande protégée pour la radioastronomie de 42,5-43,5 GHz.

L'entreprise de télécommunications AST SpaceMobile, située à Midland, au Texas, a lancé BlueWalker 3 le 10 septembre 2022. Il s'agit d'un prototype de flotte de satellites destiné à rendre le haut débit mobile disponible presque partout, à l’instar de Starlink. Mais l'énorme réseau d'antennes du satellite et sa couleur blanche font qu'il réfléchit une quantité considérable de lumière solaire vers la Terre, ce qui le fait briller même au crépuscule.

Pour quantifier ses effets, des astronomes professionnels et amateurs se sont lancés dans une campagne d'observation internationale et ont facilement repéré le satellite depuis le Chili, les États-Unis, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, les Pays-Bas et le Maroc. Les chercheurs ont évalué l'éclat du satellite à l'aide de l’indice astronomique standard : l’échelle de magnitudes (indice logarithmique de luminosité). Vénus, par exemple, peut atteindre une magnitude de -4,6, alors que l'étoile polaire est beaucoup moins brillante, avec une magnitude de +2, ce qui correspond à peu près à la limite de magnitude visible à l'œil nu depuis une ville. Dans une région sans aucune pollution lumineuse, on peut espérer voir des objets jusqu’à une magnitude +5,5 ou +6.



C’est le 10 novembre 2022 que le satellite a déployé son réseau d'antennes, ce qui l'a fait briller à une magnitude de +0,4. S'il s'agissait d'une étoile, elle aurait été l'une des dix plus brillantes du ciel. Mais sa luminosité apparente change au fur et à mesure de la rotation du satellite et, à la fin du mois de décembre 2022, il a perdu de sa luminosité pour atteindre une magnitude de +6. Il s'est ensuite éclairé à nouveau, atteignant de nouveau la magnitude +0,4 le 3 avril 2023.

Les observations optiques confirment que BW3 augmente en luminosité lorsqu’il est à une altitude plus élevée au-dessus de l'horizon, et indiquent que la distance entre l'observateur et BW3 est un facteur essentiel de la magnitude apparente observée. La luminosité apparente de BW3 montre également une corrélation avec l'angle de phase solaire : il apparaît plus brillant à des angles de phase élevés.

L'Union astronomique internationale recommande que les satellites artificiels en orbite basse (pour une altitude inférieure à 550 km) aient une luminosité maximale de +7. Sangeetha Nandakumar (université d’Atacama, Chili) et ses collaborateurs montrent que BlueWalker 3 peut être des centaines de fois plus brillant que cette recommandation sans contrainte.

En outre, Nandakumar et ses collaborateurs ont observé un objet brillant se détachant du satellite principal pendant son déploiement. Ils ont appris par la suite qu'il s'agissait du conteneur qui protégeait les antennes repliées pendant l'ascension, avant d'être largué dans l'espace. Cet objet qu’on appelle LVA était lui aussi relativement brillant, avec une magnitude de +5,5, soit 4 fois plus brillant que la recommandation de l’UAI. Après la séparation, les LVA et autres matériels associés au lancement sont souvent laissés à la dérive pendant de longues périodes jusqu'à ce qu'ils se désorbitent (quand ils se désorbitent, ce qui n’est pas toujours le cas). Dans le cas du LVA de BW3, il a fallu environ quatre jours avant qu'il ne figure officiellement dans le catalogue public des satellites avec des informations sur l'orbite. Cela pose des difficultés supplémentaires pour les efforts d'atténuation déployés par les observatoires au sol, car l'évitement des satellites nécessite un ensemble complet et très précis d'orbites de satellites. En gros, pendant 4 jours, les observatoires ne pouvaient pas prévoir où et quand cet objet serait visible dans leurs images…

De nombreux astronomes ont été pris par surprise à la mi-2019, lorsque SpaceX avait lancé avec succès 60 satellites d’un coup. Aujourd'hui, l'orbite terrestre basse est jonchée de milliers de satellites commerciaux. Lorsqu'ils sont capturés par un télescope au cours d'une exposition longue, ces objets peuvent laisser une traînée lumineuse qui rend les données inexploitables. Depuis longtemps, les astronomes orientent leurs télescopes de manière à éviter les objets les plus brillants.

Les chercheurs estiment que le lancement prévu de centaines de satellites similaires à BlueWalker 3 au cours de la prochaine décennie nécessite des recherches intenses sur les stratégies de protection des nouveaux télescopes terrestres à venir, notamment l’ELT de l'ESO, le Giant Magellan Telescope de l'observatoire de Las Campanas, l’Observatoire Vera Rubin et son Legacy Survey of Space and Time, mais aussi des observatoires radio tels que le SKA, le Next Generation Very Large Array (ngVLA) et le grand réseau ALMA…

Des solutions pourront toujours être possibles si AST SpaceMobile lance une flotte de satellites similaires à BlueWalker 3, mais ce sera au prix d’une perte d’information sur les observations. Dans une déclaration à Nature, AST SpaceMobile a indiqué qu'elle travaillait actuellement avec la NASA et des groupes d'astronomes pour répondre à leurs préoccupations. La société a indiqué qu'elle prévoit d'utiliser des matériaux antireflets sur ses satellites de nouvelle génération, ainsi que certaines manœuvres de vol pour réduire leur magnitude apparente… Cela rappelle étrangement les annonces de SpaceX il y a quelques années, avec les résultats que l’on sait sur leurs essais de nouveaux revêtements de type Darksat ou Visorsat. Ce qui est plus préoccupant, selon les chercheurs, c'est que d'autres entreprises pourraient également lancer des constellations de gros satellites comme BW3.

Malheureusement, le ver semble être dans le fruit. AST SpaceMobile prévoit de fournir une couverture à large bande avec une flotte de 90 satellites similaires à BlueWalker 3, dont 5 devraient être lancés au début de 2024. Le développement attendu des constellations avec des centaines de milliers de nouveaux objets brillants fera du suivi actif des satellites et des stratégies d'évitement une nécessité vitale pour l’astrophysique, d’autant plus que la tendance est au lancement de satellites de plus en plus grands et de plus en plus lumineux. En conclusion, les auteurs encouragent les opérateurs à mettre en œuvre des études d'impact de leurs satellites sur l'environnement spatial et terrestre avant leur lancement. Et ils préconisent aussi que ce soit effectué dans le cadre des processus d'autorisation de lancement. Il n’est pas interdit de rêver.

Quant aux amateurs du ciel que vous êtes, vous ne pourrez plus jamais lever la tête sans apercevoir au moins un point blanc qui bouge… Le ciel nocturne ne sera plus jamais ce que les trentenaires et plus ont connu dans leur jeunesse. Un terme a été inventé pour décrire ce sentiment de perte inéluctable de la nuit noire qui m’assaille : la noctalgie.


Source

The high optical brightness of the BlueWalker 3 satellite

Sangeetha Nandakumar et al.

Nature (2 octobre 2023)

https://doi.org/10.1038/s41586-023-06672-7


Illustrations

1. Vue d'artiste de BW3 (AST SpaceMobile)

2. Blue Walker 3 avant son lancement, version déployée et prêt à partir (AST SpaceMobile)

3. Trainée lumineuse de BW au dessus de l'observatoire de Kitt Peak (KPNO/NOIRLab/IAU/SKAO/NSF/AURA/R. Sparks)

4. Sangeetha Nandakumar


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