vendredi 1 mars 2024

La matière fondue des impacts sur Titan peut atteindre son océan souterrain


Titan est un monde océanique sous une croûte de glace et à l'atmosphère dense, où la photochimie produit des molécules organiques complexes qui tombent à la surface. Une question importante est de savoir si ce matériau peut se mélanger à l'eau et former des molécules d'intérêt biologique. Une équipe de chercheurs a étudié l'effet des gros impacts qui chauffent la subsurface de Titan et créent des bassins d'eau liquide. Ils publient leur étude dans Journal of Geophysical Research Planets

Titan, la plus grande lune de Saturne, abrite un profond océan d'eau liquide sous sa coquille de glace. La présence d'un tel océan été déduite de deux observations. Premièrement, l'obliquité mesurée de 0,3° (Meriggiola et al., 2016 ; Stiles et al., 2008) est environ trois fois plus grande que la valeur attendue pour un Titan entièrement solide (0,12° ; Bills & Nimmo, 2008), ce qui a été interprété comme indiquant la présence d'un océan interne (Baland et al., 2011, 2014 ; Bills & Nimmo, 2008, 2011). Deuxièmement, la sonde Cassini a pu déterminer les variations de la gravité, et il se trouve que la composante du champ de gravité de degré 2, qui est due aux forces de marée pendant l'orbite excentrique de Titan autour de Saturne, s'est avérée très importante. Ca s'explique par un découplage entre une enveloppe de glace externe et l'intérieur (Durante et al., 2019). Mais la profondeur de cet océan et l'épaisseur de la croûte de glace ne sont pas bien contraintes.

Titan possède aussi des éléments organiques (carbone, azote, ...) en abondance. C'est la seule lune du système solaire connue pour avoir une atmosphère dense, composée principalement d'azote et de quelques pourcents de méthane. Les molécules organiques s'y forment par photochimie de ces deux composés. La mission Cassini, ainsi que des observations terrestres, ont permis d'identifier plus de 20 molécules organiques différentes dans la haute atmosphère de Titan. En 2017, Hörst et al. avaient également montré qu'un flux d'oxygène et d'OH en provenance d'Encelade pouvait également fournir de l'oxygène à Titan. Les analogues en laboratoire des molécules organiques de Titan sont composés de milliers de molécules organiques différentes dont des hydrocarbures polyaromatiques. Certaines de ces molécules représentent les éléments constitutifs de la vie telle qu'on la connaît, tandis que d'autres pourraient fournir l'énergie nécessaire à des organismes simples. Mais la température de 94 K à la surface de Titan étant beaucoup trop basse pour que la vie puisse s'y développer, ces substances organiques devraient être transportées vers des conditions plus favorables, telles que celles qui existent dans les réservoirs souterrains d'eau liquide.

L'un des moyens de transférer les matériaux de surface riches en carbone vers l'intérieur de Titan est l'impact météoritique. Comparé à Ganymède et Callisto, il y a peu de cratères d'impact à la surface de Titan. Hedgepeth et al. n'ont identifié en 2020 que 90 cratères d'impact potentiels d'un diamètre compris entre 4 et 500 km sur les images du radar à synthèse d'ouverture de Cassini, qui couvrent environ 70 % de sa surface. La surface de Titan est donc considérée comme géologiquement jeune, avec un âge compris entre 200 et 1 000 mégannées. Selon Crosta et al. dans leur étude de 2021, l'impacteur qui a créé le plus grand cratère de Titan, qui est nommé Menrva, pourrait avoir ouvert une brèche dans l'enveloppe de glace de Titan apportant à l'océan des matériaux de surface riches en matières organiques. Des impacteurs plus petits ne suffiraient pas à briser l'enveloppe de glace de Titan, mais ils communiqueraient suffisamment d'énergie pour faire fondre une fraction de la croûte de glace. Ces environnements sont des cibles astrobiologiques intéressantes, car ils présentent un environnement où des molécules biologiques telles que les acides aminés peuvent se former. C'est pour cette raison que l'un de ces cratères, le cratère Selk, avait été choisi par la NASA comme cible de la quatrième mission New Frontiers (Dragonfly). 


Dans une récente étude de 2022, Carnahan et al. ont par ailleurs montré que sur Europe (autour de Jupiter), les bassins de fusion des impacts pouvaient s'enfoncer dans la croûte de glace car l'eau est simplement plus dense que la glace. Klára Kalousová (université Charles à Prague) et ses collaborateurs cherchent donc aujourd'hui à savoir si les bassins de fusion pourraient s'enfoncer de la même manière dans la croûte de glace de Titan. En raison de l'efficacité du chauffage par les marées, Europe devrait avoir une couche de glace plus fine et un intérieur plus chaud que Titan, si l'on considère une coquille de glace pure. Mais les chercheurs rappellent que les clathrates de méthane sont stables dans les conditions de surface de Titan et ils peuvent donc former une couche externe de quelques kilomètres d'épaisseur. En raison de leur très faible conductivité thermique (environ un ordre de grandeur inférieur à celui de la glace à la température de surface de Titan), la présence de clathrates se traduit donc par des gradients de température élevés. Et ce fort gradient thermique, à son tour, réduit l'épaisseur de la croûte de glace (par rapport au cas sans clathrates), ce qui pourrait favoriser l'enfoncement d'un bassin de fonte souterrain puisque le matériau de fonte est alors inclus dans de la glace plus chaude et moins visqueuse.
Kalousová et ses collaborateurs ont effectué un total de 18 simulations numériques à l'aide d'un modèle qui résout le problème de la convection thermique diphasique d'un mélange de glace solide et d'eau liquide, en faisant varier plusieurs paramètres : le diamètre de l'impact (di = 3, 3.5, 4 km), l'épaisseur de la couche de clathrate (hc = 0, 5, 10, 15 km), la taille des grains (d = 0,5, 1,0, 2,0 mm), la porosité de surface (ξ = 0, 10 %, 20 %), et l'amplitude du réchauffement dû à la marée (Qm = 0 et 5 ×10-8 W/m3). 

Kalousová et ses collaborateurs montrent que la couche isolante de clathrates pourrait faciliter le transfert de matière, y compris les matières organiques de surface, à travers la croûte de glace de Titan. Les planétologues démontrent qu'il existe en fait deux comportements différents : dans les cas où peu de liquide est produit par l'impact, le bassin de fonte souterrain reste proche de la surface et regèle sur des échelles de temps de moins de 25 000 ans; et dans les cas où de plus grands volumes de fonte sont produits, un transport de la matière fondue vers le bas se produit. En descendant, une partie de la matière en fusion gèle, mais une partie peut atteindre l'océan sous-jacent dans certaines conditions en quelques milliers d'années. Les chercheurs montrent que les impacts verticaux, la porosité élevée de la surface, la faible viscosité et le réchauffement dû aux marées favorisent grandement ce transport de surface vers l'océan.
Les planétologues confirment que la couche de clathrates affecte de manière significative la distribution de la matière fondue générée, qui régit ensuite l'évolution du bassin de fusion. Les résultats montrent que dans le cas d'une couche de clathrates mince (5 km) ou absente, la distribution de la matière fondue est très faible ou absente, le bassin de fusion gèle dans le croûte en peu de temps (en moins de 12000 ans  pour di = 3 km, moins de 16000 ans pour di = 3,5 km, et moins de 22000 ans pour di = 4 km). Pour les couches de clathrates plus épaisses (hc = 10-15 km), une fonte profonde est générée, qui peut être transportée à travers la coquille de glace. Les chercheurs précisent que les profondeurs de fonte qu'ils obtiennent doivent être considérées comme des limites supérieures puisqu'ils ont supposé que les impacts étaient uniquement verticaux. Dans la plupart des cas étudiés, la matière fondue gèle sans atteindre l'interface océanique. Mais dans certains cas, il y a contact avec l'océan. Selon Kalousová et ses collaborateurs, l'échange entre la surface et l'océan ne se produit que pour une épaisseur de clathrates hc = 10 km et le diamètre de cratère le plus grand simulé di = 4 km, et combinés à trois cas particuliers : 
(a) une faible viscosité, 
(b)  une grande porosité de surface ou 
(c) un réchauffement dû aux marées.

L'équipe de Klára Kalousová a utilisé les caractéristiques de la région du cratère Selk, qui est le 8ème plus grand cratère de Titan. Leurs résultats indiquent donc que seuls quelques cratères d'impact sur Titan pourraient conduire au transport de matières organiques de surface vers l'océan profond, ce qui limite fortement son potentiel d'habitabilité... 

Source

Evolution of Impact Melt Pools on Titan
Klára Kalousová et al.
Journal of Geophysical Research:Planets 129 (february 2024)

Illustrations 

1. Titan imagé par Cassini (NASA)
2. Le cratère Selk imagé par Cassini (NASA)
3. Klára Kalousová

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