Nuria Muret-Roig (Laboratoire d'astrophysique de Bordeaux, CNRS) et ses collaborateurs français et espagnols ont utilisé de nombreux télescopes différents pour détecter et caractériser les objets visibles en grande quantité dans la région OB la plus proche du Soleil qui est appelée la région OB du Scorpion Supérieur et d'Ophiuchus, située à 420 années-lumière.
Jusqu'à présent, la plupart des planètes flottantes ont été découvertes à l'aide de méthodes indirectes, notamment par des études de microlentillage. Cette méthode est certes très efficace pour détecter des objets jusqu'à quelques masses terrestres, mais la nature éphémère des événements de microlentillage empêche toute observation de suivi et toute caractérisation individuelle. Deux études avaient ainsi identifié en 2012 des planètes flottantes dans plusieurs amas stellaires jeunes, mais leurs échantillons étaient petits ou hétérogènes en âge et en origine.
L'observation de Muret-Roig rapportée aujourd'hui implique des planètes de grande taille et surtout très jeunes (quelques millions d'années à peine), donc encore très chaudes. Elles sont alors détectées directement grâce à leur émission infra-rouge, car elles sont suffisamment chaudes pour rayonner. Il s'agit du plus grand échantillon de planètes de ce type jamais découvert dans un seul groupe. Avec un nombre minimum de 70, il double presque le nombre de planètes flottantes connues. Les astrophysiciens ont exploité des observations et des données d'archives en infra-rouge et visible à grand champ provenant de plusieurs grands observatoires : NOIRLab, les télescopes de l'ESO, le télescope Canada-France-Hawaii et le télescope Subaru, pour une somme d'environ 80 000 images à grand champ sur 20 ans d'observations. Ils ont mesuré les mouvements infimes, les couleurs et les luminosités de dizaines de millions de sources dans ces images. Ces mesures leur ont permis d'identifier de manière sûre les objets les plus faibles dans cette région qui s'étend sur 171 degrés carré.
Muret-Roig et ses collaborateurs déterminent quelle est la fraction de planètes (de masse comprise entre 4 et 13 masses jovienne) par rapport aux naines brunes (entre 13 et 75 masses jovienne) et aux étoiles (entre 0,075 et 10 masses solaires). Ils trouvent une fraction de planètes qui est de 4,5%, avec une incertitude sur cette fraction qui est liée à l'âge supposé de la région étudiée. Cette fraction donne un nombre de planètes dans la zone qui est comprise entre 70 et 170, soit environ 0,5 à 1 planète par degré carré. Or une étude photométrique récente (en 2021) qui s'était intéressé à la zone très centrale de cette même région (sur seulement 6°²) concluait à une quantité de l'ordre de 1 à 1,5 planètes par degré carré. Les résultats seraient donc cohérents.
Il existe deux voies de formation de planètes flottantes : la première est une formation in situ par collapse de nuage de gaz isolé, de manière similaire aux étoiles et aux naines brunes, mais avec des masses beaucoup plus petites, et la seconde une formation par éjection d'un système planétaire. Les astronomes font le calcul des fractions de planètes attendues par ces deux mécanismes. Le processus du collapse produirait une fraction de planètes entre 0,9 et 1,9% et celui de l'éjection entre 0,5 et 2,1%. La formation par collapse apparaît donc tout à fait insuffisante pour expliquer la fraction de planètes flottantes qui est observée. Les chercheurs en concluent que le nombre de planètes issues d'éjections de systèmes planétaires est probablement plus important que celui de planètes nées isolées.
La fraction de planètes flottantes qui sont éjectées d'un système planétaire dépend de plusieurs paramètres : la fraction d'étoiles et de naines brunes qui forment des planètes géantes, la fraction de ces systèmes planétaires qui deviennent instables, et le nombre de planètes éjectées par système instable. La fraction d'étoiles qui forme des planètes géantes est limitée par la démographie observée des exoplanètes géantes mesurée par les études de vitesse radiale, d'imagerie directe, de transit et de micro-lentillage. La fraction des systèmes planétaires qui deviennent instables doit quant à elle être d'au moins 75% pour correspondre à la distribution observée des excentricités des planètes géantes. Un minimum de deux planètes par système est nécessaire pour que l'instabilité se produise, et en effet, de nombreuses exoplanètes géantes sont trouvées dans des systèmes planétaires multiples ou contiennent des indices (par exemple les vitesses radiales) de compagnons supplémentaires. Enfin, le nombre de planètes éjectées par système instable augmente avec le nombre de planètes impliquées dans l'instabilité. Avec un scénario simplifié dans lequel les systèmes planétaires contiennent deux à quatre planètes géantes, les trois cas étant également probables, les astronomes calculent qu'en moyenne, à chaque fois qu'un système devient instable, il éjecte une planète. Le modèle d'éjection suggère qu'il pourrait y avoir un nombre encore plus important de planètes flottantes de la taille de la Terre. Les planètes flottantes de la masse de Jupiter sont en effet les plus difficiles à éjecter, ce qui signifie qu'il pourrait y avoir davantage de planètes flottantes de la masse de la Terre qui errent dans la galaxie.
La découverte d'une grande population de planètes flottantes dans l'association du Scorpion Supérieur et d'Ophiuchus a également des implications importantes sur la formation et l'évolution précoce des systèmes planétaires et, en particulier, sur l'échelle de temps des processus impliqués. Les simulations à N-corps prédisent que la plupart des instabilités dynamiques se produisent dans les 0,1 à 1 million d'années qui suivent la formation des planètes. Les résultats de cette étude suggèrent que les systèmes de planètes géantes doivent se former et devenir dynamiquement instables dans la durée de vie observée de la région comprise entre 3 et 10 millions d'années, pour contribuer à la population de planètes flottantes observée.
Les chercheurs notent pour finir que les instabilités peuvent aussi être le résultat de rencontres stellaires rapprochées : des simulations numériques ont montré que les interactions dynamiques avec d'autres étoiles dans des environnements en amas peuvent induire une instabilité dans les systèmes planétaires et même libérer des planètes, enrichissant ainsi la population de planètes flottantes. Une étude récente faite en 2020 montrant que la démographie des exoplanètes dépend de l'environnement stellaire confirme que de telles interactions doivent effectivement jouer un rôle et contribuer à la population observée de planètes flottantes. Les observations de Nuria Muret-Roig et ses collaborateurs suggèrent que ces rencontres pourraient avoir lieu dans les 10 premiers millions d'années de la vie d'un système.
Ce nouvel échantillon d'exoplanètes errantes est de loin le plus grand et le plus complet à ce jour. Il offre une opportunité unique pour mieux comprendre leur origine en réalisant des études statistiquement robustes de leurs propriétés. Et chose encore plus intéressante, en l'absence d'une étoile hôte aveuglante, ces planètes offrent également l'opportunité d'étudier directement et plus facilement leur atmosphère.
Source
A rich population of free-floating planets in the Upper Scorpius young stellar association
Núria Muret-Roig et al.
Nature Astronomy (22 december 2021)
Illustration
Localisation des planètes flottantes dans la région de Upper Scorpius (ESO/N. Risinger (skysurvey.org))
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