dimanche 23 janvier 2022

Ejections en groupes d'étoiles massives depuis un jeune amas


Une étude menée par une équipe d'astronomes espagnols montre qu'un jeune amas stellaire a expulsé la plupart de ses étoiles massives récemment formées. Les éjections stellaires ont eu lieu lors de trois rencontres rapprochées entre plusieurs d'entre elles, il y a respectivement 1,9, 1,6 et 1,5 million d'années, produisant donc des étoiles massives errantes, qui deviendront autant de pulsars ou trous noirs errants dans quelques millions d'années. L'étude est publiée dans Astronomy&Astrophysics

Jesús Maíz Apellániz (Centro de Astrobiología (CSIC-INTA, Madrid) et son équipe se sont intéressés à  la région des nébuleuses de l'Amérique du Nord et du Pélican, qui sont en réalité une seule nébuleuse séparée par un nuage moléculaire de gaz froid et dense qui forme ce que les astronomes ont surnommée l'"océan Atlantique" et le "golfe du Mexique" (en suivant la nomenclature géographique qui résulte de la paréidolie de la nébuleuse de l'Amérique du Nord). Les nébuleuses de l'Amérique du Nord et du Pélican sont parmi les régions de formation d'étoiles massives situées les plus près du Soleil. Elles se trouvent à une distance de 2600 années-lumière. Malgré leur proximité, ce n'est qu'au cours de la première décennie de ce siècle que le système stellaire massif responsable de l'ionisation du gaz qui nous révèle ces nébuleuses a été identifié. Ces travaux, publiés en 2005 par le chercheur espagnol Fernando Comerón, avaient permis de découvrir que le système stellaire responsable était caché derrière le nuage moléculaire très obscurcissant de l'"océan Atlantique", qui ne laisse passer qu'un photon de lumière visible sur 10 000.
Le système qui ionise les nébuleuses était connu par un nom de catalogue, 2MASS J2055+4352. En 2016, une autre étude l'a baptisée l'"étoile Bajamar", d'après le nom original des Bahamas, étant donné sa position par rapport à la nébuleuse de l'Amérique du Nord, à côté de la zone ressemblant à la Floride. Cette étude a permis de découvrir que Bajamar est en fait un système binaire formé de deux étoiles, dont l'une est une étoile de type O, l'étoile la plus massive dans un rayon de 3000 années-lumière autour du Soleil (73 masses solaires). S'il n'y avait pas ce gros nuage moléculaire qui l'obscurcit, cette étoile serait très brillante dans le ciel et modifierait fortement la forme de la grande constellation du Cygne.

On le sait, les étoiles en général et les étoiles massives en particulier sont rarement isolées au moment de leur formation : elles naissent généralement en groupe dans des nuages de gaz moléculaire qui peuvent compter de quelques dizaines à quelques millions de membres. Lorsque ces groupes sont liés gravitationnellement (c'est-à-dire qu'ils gravitent autour d'un centre), on les appelle des amas d'étoiles. Mais étonnamment, Bajamar semble être au milieu de nulle part, il n'y a pas d'amas autour d'elle. En utilisant les données du télescope astrométrique Gaia, une équipe américaine avait découvert il y a quelques années un amas d'étoiles proche au nord de Bajamar (au milieu de l'"océan Atlantique Nord"), nommée Villafranca O-014 NW duquel l'étoile semble avoir été éjectée, puisqu'elle s'en éloigne à une vitesse de 7 km/s. Compte tenu de la position de l'amas par rapport à la nébuleuse de l'Amérique du Nord, l'équipe de Maíz Apellániz l'a baptisé "amas des Bermudes". 
Si Bajamar avait été éjectée de l'amas des Bermudes après une interaction avec d'autres étoiles, d'autres auraient également dû être éjectées. Pour répondre à la question "où sont-elles ?", l'équipe de Maíz Apellániz a compilé les données Gaia des objets entourant la nébuleuse de l'Amérique du Nord jusqu'à une distance de 700 années-lumière et, en combinaison avec d'autres données, a recherché les étoiles qui auraient pu être éjectées simultanément. Et ils ont trouvé non pas une ou deux étoiles supplémentaires, mais un total de neuf systèmes stellaires éjectés ! Au moins trois des systèmes (dont Bajamar) sont des systèmes binaires et il semble qu'une étoile supplémentaire n'ait pas été trouvée, ce qui fait un nombre total d'étoiles éjectées de 12 (ou 13 si l'on inclut l'étoile manquante). Les chercheurs montrent que les éjections n'ont pas été simultanées, mais se sont produites en trois événements à des époques différentes : il y a 1,9, 1,6 et 1,5 million d'années. Bajamar a été éjectée lors de l'événement d'il y a 1,6 millions d'années, en même temps que quatre autres systèmes stellaires. L'"étoile de Toronto" (qui se trouve au niveau du Canada dans la grande nébuleuse comme vous l'aurez compris) a été éjectée lors de l'événement d'il y a 1,5 millions d'années et est un système qui comprend la deuxième étoile la plus massive née dans l'amas des Bermudes (33,1 masses solaires). Les vitesses d'éjection vont de 5 km/s à 100 km/s. L'étoile qui se déplace le plus rapidement, HDE 227 090, une étoile de 4,46 masses solaires, a parcouru 500 années-lumière depuis son éjection simultanée avec l'étoile de Toronto. Les étoiles éjectées comprennent d'ailleurs les trois étoiles les plus massives nées dans l'amas et sept des neuf plus massives... 


De telles éjections d'étoiles avaient déjà été observées dans d'autres amas et on a compris qu'elles proviennent de la période qui suit immédiatement leur formation, lorsque les étoiles sont très serrées au cœur de l'amas. Dans de telles circonstances, il est possible que trois (ou plus) d'entre elles se rapprochent suffisamment les unes des autres pour que leur interaction gravitationnelle mutuelle les accélère à grande vitesse. Ce phénomène a été détecté pour la première fois dans les années 1950, lorsque des étoiles se déplaçant à grande vitesse (plus de 30 km/s) ont été vues dans la Voie Lactée. Ces objets ont été appelés étoiles fugitives (ou errantes). Il existe actuellement une centaine d'étoiles fugitives confirmées, mais les spécialistes estiment que le nombre réel d'étoiles éjectées est beaucoup plus élevé. Il existe en effet au moins un autre mécanisme qui peut produire une étoile fugitive  : lorsque dans un système binaire une étoile explose en supernova, la compagne peut devenir une étoile fugitive, certaines étoiles sont éjectées à des vitesses inférieures à 30 km/s. Jusqu'à ce que les données de Gaia soient disponibles, les astronomes n'avaient pas de moyens de les étudier en détail. 

Un tel phénomène d'éjection "massif" d'étoiles massives dans un amas n'avait pas été observé auparavant. On connaissait certains amas comportant quelques étoiles éjectées de différentes masses, mais il n'existait aucun cas connu dans lequel la majorité des étoiles massives d'un amas étaient éjectées en un court laps de temps (400 000 ans). Les astrophysiciens espagnols ont même appelé l'amas des Bermudes un "amas orphelin", après avoir perdu ses grosses étoiles. 
On ne connaît pas aujourd'hui la fréquence de tels amas vidés de leur substance, mais le fait que l'étoile la plus massive dans un rayon de 3000 années-lumière soit "responsable" de la disparition d'un amas amène à penser, selon Maíz Apellániz et ses collaborateurs que le phénomène n'est peut-être pas si étonnant après tout et que nous ne l'avions tout simplement pas remarqué auparavant. C'est tout à fait possible parce que la détection des étoiles fugitives avant Gaia était difficile, et aussi parce que les étoiles massives ont une vie courte (de 3 à 30 millions d'années) et que lorsqu'elles meurent, elles explosent en supernova, elles forment alors une étoile à neutrons ou un trou noir, des objets qui sont beaucoup plus difficiles à détecter que les étoiles massives normales, qui sont les plus lumineuses de toutes.
Par conséquent, si nous observons un amas vieux de 50 millions d'années, il pourrait s'agir d'un amas orphelin dont les étoiles massives ont explosé il y a longtemps à des centaines ou des milliers d'années-lumière sans laisser de trace dans l'amas lui-même. Si les amas orphelins sont courants dans l'Univers, il y a une conséquence importante : nos modèles de formation d'étoiles qui sont calibrés par rapport aux observations existantes, ne prévoiraient pas le nombre correct d'étoiles massives nées par unité de temps. Il y en aurait davantage et leurs restes (étoiles à neutrons et trous noirs) se déplaceraient à grande vitesse dans la Voie lactée après avoir été éjectés de leurs amas orphelins. 

Et l'éjection multiple d'étoiles d'un amas a une autre conséquence. L'équipe de chercheurs espagnols estime que l'amas des Bermudes a formé 400 à 500 masses solaires d'étoiles et que les étoiles éjectées ont emporté 200 masses solaires. L'amas aurait donc perdu 40 à 50 % de sa masse stellaire. Dans de telles circonstances, les modèles dynamiques prédisent que l'amas ne peut pas rester lié, c'est-à-dire qu'il n'a pas la masse suffisante pour se maintenir et il doit donc se disperser lentement. C'est effectivement ce que l'on observe, puisque les membres actuels de l'amas des Bermudes s'éloignent lentement les uns des autres. Enfin, Maíz Apellániz et ses collaborateurs précisent qu'il n'est pas certain qu'ils aient trouvé toutes les étoiles éjectées de l'amas des Bermudes. Comme déjà mentionné, ils ont montré qu'il manquait au moins une étoile dans l'évènement d'éjection d'il y a 1,9 millions d'années. D'autres étoiles éjectées pourraient avoir déjà explosé en supernova entre temps. L'une d'entre elles pourrait notamment être celle qui a produit la nébuleuse du Voile, un vestige de supernova qui a explosé il y a 10 000 à 20 000 ans et qui est situé à une distance similaire à celle de la nébuleuse de l'Amérique du Nord...


Source
 
Escape from the Bermuda cluster: Orphanization by multiple stellar ejections
Jesus Maíz Apellániz et al.
Astronomy&Astrophysics Volume 657, (18 January 2022)


Illustrations
 
1. Visualisation des trajectoires des étoiles massives dans la zone de la Nébuleuse de l'Amérique du Nord (Centro de Astrobiología (CSIC-INTA))
2. zoom sur le carré de l'image précédente (Centro de Astrobiología (CSIC-INTA)

1 commentaire :

Pascal a dit…

Bonjour,

Les observations, telles celles présentées dans cet article de l'amas des Bermudes, aussi bien que les simulations, montrent l'éjection préférentielle des étoiles les plus massives à un stade précoce dans les amas jeunes. Or cela me parait à priori surprenant, et je ne suis pas certain d'en avoir bien compris la raison : d'une part après une interaction dynamique, si les impulsions de sortie sont statistiquement également distribuées, on s'attend à ce que les vitesses finales soient inversement proportionnelles aux masses, amenant à l'éjection du puit de potentiel de l'amas des étoiles les moins massives ; c'est d'ailleurs ce qui se passe dans les amas globulaires, ou les corps les plus massifs sédimentent sélectivement au centre (comme indiqué dans le billet du 25/01). D'autre part dans le cas d'une binaire séparée suite à une SN, c'est la secondaire, la moins massive qui est éjectée en tant qu'étoile.

La solution tient certainement à la précocité des éjections, mais via quels facteurs ?
-les étoiles les plus massives naissent dans un milieu très dense, avec une forte probabilité d'interactions y compris multiples (à 3 corps et plus)
-les interactions les plus précoces surviennent quand seules les étoiles massives sont déjà formées, à un stade de haute instabilité dynamique du système
-elles détruisent les étoiles de faible masse, encore loin de la SP sur leur ligne d'Hayashi, et donc peu denses (ces 2 derniers facteurs sont mentionnés dans l'article)
-autre ?