jeudi 11 mai 2023

Une traînée laissée par un trou noir errant ou une simple galaxie vue par la tranche ?


Le 18 mars, je vous présentais une découverte surprenante, celle d'un trou noir supermassif errant qui laissait derrière lui une traînée de formation d'étoiles (ep. 1469). Moins de deux mois plus tard, une nouvelle étude revient sur cette découverte et montre que Pieter Van Dokkum et ses collaborateurs pourraient s'être complètement trompés dans leur interprétation... La trainée observée pourrait n'être qu'une galaxie vue par la tranche... La nouvelle étude est publiée dans Astronomy&Astrophysics.

Malgré l'intérêt indéniable de l'idée qui avait été proposée par Pieter Van Dokkum et ses collaborateurs en mars dernier, l'interprétation physique était plutôt audacieuse. Dans leur article, Jorge Sánchez Almeida (Centro de Astrofisica de Canarias) et ses collaborateurs démontrent que le sillage d'un trou noir supermassif ne doit produire que de faibles perturbations dans le milieu, qui doit se trouver dans des conditions physiques exceptionnelles pour s'effondrer gravitationnellement et former une longue trace stellaire de 40 kpc et très massive (3 milliards de masses solaires), et cela en  seulement 39 millions d'années. Sanchez Almeida et  ses collaborateurs proposent une explication plus conventionnelle : la trace stellaire longiligne qui est observée serait une galaxie sans bulbe vue par la tranche. Il faut tout de même préciser que cette possibilité qu'il s'agisse d'une galaxie sans bulbe vue par la tranche avait été mentionnée par Van Dokkum et al. dans leur article de mars mais n'avait pas été retenu. 
Cette nouvelle interprétation des astrophysiciens est étayée par le fait que sa courbe position/vitesse ressemble beaucoup à une courbe de rotation, ce qui, avec sa masse stellaire, place cet objet étonnant exactement sur la relation de Tully-Fisher (qui relie masse visible et vitesse de rotation maximale) caractéristique des galaxies à disque. De plus, les chercheurs remarquent que la courbe de rotation (avec une vitesse maximale de 110 km/s), la masse stellaire, l'extension spatiale, la largeur, et le profil de luminosité de surface de l'objet mystérieux sont tous très proches des paramètres d'une galaxie qui est nommée IC 5249, qui est une galaxie locale sans bulbe vue par la tranche, qui est assez bien connue. 
Pour s'en convaincre, Sánchez Almeida et ses collaborateurs font une comparaison point à point entre l'"objet", comme ils l'appellent et la galaxie IC 5249. En plus d'être très proches dans le diagramme de Tully-Fischer, l'"objet" et la galaxie IC 5249 ont en commun leur aspect, tant en longueur qu'en largeur. Cependant, l'image de l'"objet" est un plus grossière ou plus irrégulière, mais selon les astrophysiciens, on peut s'y attendre parce que les galaxies à fort décalage vers le rouge forment en général des étoiles plus activement et sont donc plus perturbées, et d'autre part, une longueur d'onde plus bleue a été utilisée pour observer l'objet, que le filtre utilisé pour IC 5249, et il est bien connu que les galaxies à formation d'étoiles apparaissent plus irrégulières dans les bandes plus bleues.


Les profils de luminosité de surface de IC 5249 et de l'objet le long des demi-grands axes sont également très similaires. Ces profils de luminosité de surface ont été obtenus par Sanchez Almeida et ses collaborateurs en utilisant une ouverture de 2 kpc pour les deux objets. Les deux profils sont assez plats avec une chute brutale dans la périphérie. La position radiale des bords où se trouvent les chutes brutales est à 15 kpc pour IC 5249 et 20 kpc pour l'objet. Et les bords des deux objets ont tendance à être plus bleus. Mais il y a quand même quelques différences entre l'objet et IC5249 : la galaxie IC5249 est globalement plus rouge et montre la présence d'un petit renflement, qui n'est pas visible dans l'objet.
On s'en souvient, Van Dokkum et al. avaient remarqué dans leur étude mars dernier que ce qu'ils pensaient être une trainée d'étoiles n'est pas complètement rectiligne, avec des variations de 0,5 kpc. Pour Sanchez Almeida et al., dans l'idée que c'est une galaxie, cela pourrait être dû à des déformations du disque ou simplement parce que dans les observations dans l'UV, les galaxies sont plus irrégulières puisqu'elles tracent des régions de formation d'étoiles.

Sánchez Almeida et ses collaborateurs expliquent que la surdensité attendue lors du passage d'un trou noir supermassif dans le milieu intergalactique y impliquerait des conditions physiques très particulières pour que la formation d'étoiles soit déclenchée. Et pour eux, si ces conditions étaient régulièrement réunies, cela impliquerait que le passage de tout objet compact massif, comme par exemple un amas globulaire, déclencherait aussi a formation d'étoiles, et les galaxies seraient alors parsemées de sillages stellaires. Ainsi, pour eux, le scénario selon lequel l'objet est produit par l'éjection d'un trou noir supermassif est doublement exceptionnel : il nécessite l'éjection d'un trou noir à partir d'une galaxie, qui rencontre ensuite un énorme nuage de gaz massif qui était sur le point de s'auto-effondrer gravitationnellement. En outre, le scénario du trou noir supermassif n'explique pas les deux principales caractéristiques observationnelles étayant l'hypothèse de la galaxie, à savoir pourquoi l'objet s'inscrit parfaitement dans la relation de Tully-Fischer et pourquoi ses principales propriétés observationnelles s'accordent si bien avec celles d'une galaxie locale sans bulbe de masse stellaire similaire (IC 5249). Les chercheurs notent également que d'autres observables rencontrent également des problèmes. Ces observables sont la variation de couleur de la traînée et son déplacement transversal en fonction du temps à partir du passage du trou noir. Si le changement de couleur était dû au vieillissement de la population stellaire, la luminosité de surface devrait changer systématiquement le long de la trace stellaire, étant plus faible d'environ deux magnitudes à l'extrémité la plus âgée. En ce qui concerne le déplacement transversal, l'accord repose sur l'hypothèse implicite que la vitesse transversale du nuage de gaz est nulle à l'extrémité la plus ancienne de la trace stellaire. Même si cela est possible, selon Sanchez Almeida et ses collaborateurs, il s'agit d'une hypothèse ad hoc. 
En résumé, Jorge Sánchez Almeida et ses collaborateurs présentent dans cette étude un certain nombre d'arguments solides à l'appui du scénario selon lequel l'objet étonnant découvert par Van Dokkum et ses collaborateurs pourrait n'être qu'une galaxie sans bulbe vue par la tranche. Si c'est le cas, il ne s'agirait pas d'une galaxie commune, dans le sens où elle serait sans bulbe et particulièrement longue pour sa masse stellaire et son décalage vers le rouge. Mais elle ne serait pas non plus très rare, puisque des milliers de galaxies de ce type (souvent appelées galaxies minces ou galaxies plates) sont déjà connues, à l'image de IC 5249, qui a été judicieusement utilisée ici pour souligner son étroite ressemblance avec la trainée d'étoiles mystérieuse. 

Source

Supermassive black hole wake or bulgeless edge-on galaxy?
Jorge Sánchez Almeida et al.
accepté pour publication dans Astronomy&Astrophysics


Illustrations

1. Comparaison des images de l'objet et de la galaxie IC 5249 (Sánchez Almeida et al.)
2. Comparaison de la vitesse en fonction de la distance du centre (Sánchez Almeida et al.)
3. Position de l'"objet" dans le diagramme de Tully-Fischer (Sánchez Almeida et al.)

1 commentaire :

Black Winny a dit…

Pieter Van Dokkum a peut-être été un peu trop pressé de publier un article. Manque probable de discussions préalables avec la communauté pour vraiment exploiter toutes les possibilités alternatives, car le cas IC5249 (bien connue dans le groupe local) n'aurait pas manqué d'être soulevé dès cette étape préalable afin que lui et son équipe réfléchissent plus sérieusement à cette alternative et mentionnent éventuellement de façon explicite ces nombreuses similitudes en cas de décision de publier quand même l'article.

On ne le répétera jamais assez : en sciences modernes le dialogue et la discussion avec les pairs est une activité qui est loin d'être à négliger. Elle peut même s'avérer capitale (et peut parfois éviter de faire des bévues).