L’un des résultats surprenants du télescope spatial Hubble avait été la découverte que bon nombre des galaxies les plus massives au redshift z ≈ 2 (3,3 milliards d'années après le Big Bang) sont très compactes, ayant un rayon de demi-lumière de seulement 1 à 2 kpc. L’interprétation de ces observations est que les galaxies massives se sont formées avec leurs noyaux en grande partie déjà en place à z ≈ 2 et qu’environ la moitié de leur masse actuelle a été ajoutée plus tard par des fusions mineures successives. La galaxie que viennent de trouver Pieter Van Dokkum (Université de Yale ) et ses collaborateurs dans le relevé COSMOS-Web du télescope spatial James Webb en est un parfait exemple, mais elle singulière par l'anneau d'Einstein qui l'entoure. La galaxie compacte qui produit la lentille gravitationnelle en déformant l'espace-temps autour d'elle se situe à un redshift de 1,94 (3,4 gigannées après le Big Bang) et la galaxie lentillée qui se situe exactement derrière elle dans notre axe de visée et que l'on peut voir sous forme d'anneau, se situe quant à elle à un redshift de 2,98, ce qui correspond à une époque 2,2 gigannées après le Big Bang.
En mesurant le diamètre angulaire de l'anneau d'Einstein, qui vaut 1,54 secondes d'arc, Van Dokkum et ses collaborateurs fournissent une valeur précise de la galaxie compacte JWST-ER1, qui serait donc sa masse avant le mélange et la dilution de sa population stellaire qui aura lieu au cours des 10 Gigannées suivantes d'évolution. Les chercheurs trouvent une masse totale de 650 (+370/-150) milliards de masses solaires dans un rayon de 6,6 kpc (à l'intérieur de l'anneau). La masse stellaire dans le même rayon est de 110 (+20/-30) milliards M⊙ pour une fonction de masse initiale de Chabrier. La masse de matière noire à l'intérieur de l'anneau d'Einstein, avec les hypothèses standards, en supposant un profil Navarro – Frenk – White (NFW) et la relation masse stellaire – masse de halo standard pour un redshift z = 2, serait de 260 (+160/-70) milliards M⊙. Les astrophysiciens peuvent aussi lui donner un âge qu'ils estiment à 1,9 gigannées. Elle serait donc née 1,5 gigannées après le Big Bang. Et le rayon de la galaxie lentille elle-même n'est que de 1,9 ± 0,2 kpc, elle est très compacte. La galaxie JWST-ER1 est ce qu'on appelle une galaxie massive quiescente, ou au repos. Elle a déjà cessé de former des étoiles (pour être exact, elle n'en forme plus que 4 masses solaires par an et ne montre aucune zone de formation spécifique). Elle est quasi parfaitement sphérique. C'est une ancêtre plausible des galaxies elliptiques géantes de l'Univers proche.
Van Dokkum et ses collaborateurs notent qu'une masse supplémentaire semble être nécessaire pour expliquer les résultats de la lentille gravitationnelle. Il manque 280 milliards de masses solaires à l'appel... Selon eux, cette masse supplémentaire pourrait être soit sous la forme d'une densité de matière noire deux plus élevée que prévu, soit d'une fonction de masse initiale différente de la fonction de Chabrier classiquement utilisée. Ils précisent qu'il est peu probable qu’une fraction significative de la masse de la lentille soit sous forme de gaz. Les observations d'autres galaxies quiescentes à lentilles, ainsi que les simulations ont systématiquement trouvé de faibles masses de gaz (inférieures à 10 milliards M⊙) pour les galaxies massives à ces redshifts. De plus, une masse totale de gaz de 300 milliards M⊙ à 6,6 kpc correspondrait à une densité de gaz si forte qu'un taux de formation d'étoiles élevé serait inévitable. Les chercheurs calculent que le taux total de formation d'étoiles à l'intérieur de l'anneau serait d'environ 2 000 M⊙ par an , ce qui est trois ordres de grandeur supérieur à celui qui est observé et 30 fois supérieur à la limite supérieure dérivée des données du télescope Spitzer sur cette galaxie.
La matière noire « supplémentaire » pourrait se présenter sous deux formes, selon les chercheurs. Premièrement, la masse totale du halo pourrait être supérieure à ce qui est donné par la relation canonique masse stellaire-masse du halo. La deuxième option serait que les processus baryoniques ont conduit à un profil de matière noire qui s'écarte de la forme NFW. Le profil final du halo de matière noire pourrait être plus raide ou moins profond dans les régions centrales, en fonction de l'équilibre entre refroidissement et rétroaction. Mais Van Dokkum et son équipe, en y regardant de plus près, montrent que ces deux options sont très improbables. Dans le premier cas, la masse totale du halo devrait être très élevée, proche de 100 000 milliards M⊙ , et seuls quelques halos de cette masse devraient exister dans le volume d'Univers étudié. En ce qui concerne la deuxième option, celle impliquant les processus baryoniques, ces derniers tendent à modifier le profil de la matière noire aux échelles spatiales où se trouvent les baryons : en particulier, des profils nettement plus raides seraient attendus dans les régions où la masse stellaire domine, c'est-à-dire à des rayons d' au plus 1,9 kpc. Or, la masse de matière noire à moins de 1,9 kpc du centre n'est que de 30 milliards M⊙ pour un halo de 10 000 milliards M⊙ avec un profil NFW, et même si elle était augmentée d'un facteur 2 à 3, cela ne suffirait pas à expliquer la masse manquante dans le rayon d'Einstein de JWST-ER1.
Van Dokkum et ses collaborateurs proposent donc une alternative pour combler cette masse manquante supplémentaire. Cette masse manquante pourrait se présenter sous la forme d'étoiles de faible masse, ce qui veut dire que l'IMF (la Fonction de Masse Initiale) stellaire devrait être ajustée : les étoiles de masse d'environ 0,5 M⊙ et moins domineraient la masse totale mais contribuent pour moins de 5 % à la lumière. Plutôt que de simplement mettre à l'échelle la masse, les astrophysiciens ont tenté de réajuster la photométrie dans leur logiciel d'analyse avec deux IMF de forme différente de celle de Chabrier, celle dite de Salpeter qui est linéaire sur des axes logarithmiques et une variante de Salpeter avec une pente plus marquée. Ils constatent que la masse stellaire dans le rayon d’Einstein atteindrait 200 milliards de masses solaires avec une IMF de type Salpeter et 400 milliards de masses solaires avec une fonction de masse initiale de type "super-Salpeter" avec une pente de -2,7. Cette dernière variante de la fonction de masse des étoiles permet de retrouver exactement la masse manquante en considérant un halo de matière noire tout à fait standard. Au lieu de 110 milliards de masses solaires pour les étoiles de JWST-ER1, on en aurait 400 milliards, soit 290 milliards de plus, alors qu'il en manquait 280 milliards...
Pour argumenter en faveur d'une IMF de type Salpeter, ou super-Salpeter, Van Dokkum et ses collaborateurs rappellent que les descendants probables des galaxies compactes au repos à z ≈ 2 sont aujourd'hui ce qu'on appelle des galaxies massives de type précoce. Or, les régions centrales de ces galaxies peuvent en effet avoir des IMF différentes des IMF de Chabrier. Des preuves en ont été obtenues en spectroscopie via la mesure de raies d'absorption sensibles à la gravité, à la cinématique et aux lentilles gravitationnelles. Et en dehors des régions centrales de ces galaxies, il semble y avoir une transition progressive vers une IMF de type Chabrier, comme on pourrait s'y attendre si une fraction significative de la masse dans les périphéries était accumulée par des fusions mineures successives. Quantitativement, l'excès de masse stellaire par rapport à une IMF de Chabrier atteint un facteur d'environ 3 dans les centres des galaxies massives, avec une pente de loi de puissance de −2,7 qui a été trouvée pour la galaxie NGC 1407 à partir d'une analyse non paramétrique détaillée de Conroy et al. en 2017. Et les chercheurs ajoutent que des pentes d'IMF de type Super-Salpeter de −2,7 ont également été proposées sur des bases théoriques.
Il ne reste maintenant plus qu'à repointer le télescope Webb vers JWST-ER1 pour exploiter cette fois-ci son spectrographe NIRSpec. Ces données pourraient fournir la dispersion de vitesse de la galaxie et permettre de déterminer plus précisément les redshifts de la lentille et de la source. Des données qui seront à même de briser certaines des dégénérescences qui existent entre le profil de matière noire et la masse stellaire. Cela devrait fonctionner particulièrement bien pour JWST-ER1, car le rayon effectif de la galaxie est 3,5 fois plus petit que le rayon de l'anneau d'Einstein.
Source
A massive compact quiescent galaxy at z = 2 with a complete Einstein ring in JWST imaging.
Van Dokkum et al.
Nature Astronomy (19 october 2023)
https://doi.org/10.1038/s41550-023-02103-9
Illustrations
1. JWST-ER1 imagées par le télescope Webb, puis galaxie lentille seule et galaxie lentillée seule (Van Dokkum et al.)
2. Modèles de Fonctions de Masse initiales utilisées (Van Dokkum et al.)
3. Pieter Van Dokkum
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