31/01/24

Cassiopeia A : PeVatron ou pas PeVatron ?


Pendant des décennies, les résidus de supernova (SNR) ont été considérés comme les principales sources de rayons cosmiques galactiques. Mais la question de savoir si les SNR peuvent accélérer des protons jusqu'aux énergies de l'ordre du PeV (ce qui en ferait donc des PeVatrons) fait actuellement l'objet d'un débat intense. Une équipe d'astrophysiciens à étudié un site de production potentiel, à savoir le jeune résidu de supernova Cassiopeia A, grâce aux photons gamma ultra-énergétiques qui en proviennent et qui doivent être liés à la production de rayons cosmiques. Ils publient leurs résultat dans The Astrophysical Journal Letters.

Cassiopeia A (Cas A) est considéré comme l’une des cibles les plus prometteuses pour les observations de photons gamma de ultra-haute énergie (UHE), supérieure à 100 TeV. Zhen Cao (Institut de physique des hautes énergies, Beijing) et ses collaborateurs ont utilisé le détecteur chinois LHAASO KM2A. La sensibilité exceptionnelle de LHAASO KM2A dans la bande des ultra-hautes énergies, combinée au jeune âge de Cas A, leur a permis de déduire des limites strictes, indépendantes de modèles, sur le bilan énergétique des protons et des noyaux qui peuvent être accélérés par Cas A à n'importe quelle époque après l'explosion. LHAASO (Large High Altitude Air Shower Observatory) est une installation qui a été conçue pour l'étude à la fois des rayons cosmiques (gerbes de particules atmosphériques produites par les rayons cosmiques primaires) et des rayons γ à des énergies de l'ordre du téraélectronvolt et du pétaélectronvolt. Il se compose de trois détecteurs interconnectés : le Water Cherenkov Detector Array (WCDA), le Kilometer Square Array (KM2A) et le Wide Field-of-view Cherenkov Telescope Array (WFCTA). Ces multiples détecteurs sont situés à 4 410 m d'altitude dans la province du Sichuan. 


Avant de voir comment ils ont fait, rappelons que les interactions des protons et des noyaux accélérés par le choc avec le gaz ambiant font des jeunes SNR des sources potentiellement détectables de rayons gamma et de neutrinos. La détection de rayons γ d'énergie de l'ordre du TeV provenant de plus d’une douzaine de jeunes SNR est une preuve directe de l’accélération efficace des protons et/ou des électrons à de très hautes énergies. En général, les données disponibles ne permettent pas de distinguer l'origine hadronique (désintégrations de pions neutres π0) ou leptonique (processus Compton inverse) des rayons γ ultraénergétiques. 

Cas A n'a pas été choisi au hasard par Cao et ses collaborateurs. Il s'agit de l'un des plus jeunes SNR de notre Galaxie. Cette structure qui a seulement 340 ans est le vestige d'une supernova de type IIb (une supernova à effondrement de coeur) située à une distance de 3,4 kpc. C'est d'ailleurs l'une des sources radio galactiques les plus brillantes avec une structure en coquille d'un rayon de 2,5 pc.  Le rayonnement synchrotron s'y étend depuis les longueurs d'ondes radio jusqu'aux rayons X durs d'environ 100 keV. Des observations du télescope Fermi LAT ont révélé un indice d'une origine hadronique des émissions de rayons γ en 2013 et 2014 (Yuan et al.; Zirakashvili et al.). L'émission de rayons γ énergétiques de Cas A avait été découverte quelques années auparavant, en 2011 par le réseau HEGRA IACT et confirmée plus tard par les collaborations MAGIC en 2017 et VERITAS (2010).

Les modèles hadroniques de rayonnement gamma du GeV au TeV nécessitent une efficacité d'accélération très élevée, d'environ 25 %. En raison du jeune âge de Cas A, même si les protons ont été accélérés au début du SNR (moins de 100 ans), ils ne pourraient pas se propager trop loin du résidu. Pour obtenir des conclusions solides, les chercheurs doivent donc sonder à la fois le SNR lui-même, et l’environnement sur une zone de 100 pc entourant Cas A, pour détecter des rayons γ d’énergie supérieure à 100 TeV.

Le détecteur au sol LHAASO KM2A est très bien pour ce type de recherche. Avec ce grand détecteur au sol, Cao et ses collaborateurs peuvent tester si Cas A peut agir comme un PeVatron, en déterminant les limites supérieures du flux de rayons γ provenant de Cas A. Comme le flux de rayons γ est proportionnel au produit de l’énergie totale du proton accéléré par la densité du gaz dans lequel il interagit, à partir de la limite supérieure du flux de rayons γ qui est observée et de la densité de gaz connue par ailleurs, les astrophysiciens des particules peuvent déduire une limite supérieure pour l'énergie totale du proton. 

En utilisant la section efficace de production de rayons γ qui va bien, Cao et ses collaborateurs calculent le flux de rayons γ prévu pour différentes hypothèses d'indice spectral des protons (γ = 2,0, 2,4 ou 2,7). Ils sont obligés de faire cette hypothèse sur la forme du spectre des protons qui est encore mal connue. Et en tenant compte de la densité moyenne du gaz qui est d'environ 10 atomes/cm3, une valeur qui a été estimée à partir d'observations indépendantes du monoxyde de carbone dans Cas A, ils trouvent une limite supérieure de l'énergie totale des protons (dans la plage d'énergie de 100 à 1 000 TeV) de 3,6 × 10^47 erg (dans le cas d'un indice spectral γ = 2,0), en supposant que tout le gaz moléculaire du résidu a été arrosé par les rayons cosmiques. 

Or, si l'apparition d'événements de type Cas A a un taux de un par siècle, comme l'ont suggéré Schure & Bell en 2013, le taux d'injection de rayons cosmiques (des protons entre 100 et 1000 TeV) dans notre Galaxie serait donc de 1,2 × 10^38 erg s-1 avec ce même indice spectral (on divise l'énergie totale par une durée de 100 ans exprimée en secondes). Mais on connaît une estimation du taux d'injection total de rayons cosmiques énergétiques dans notre galaxie : il est estimé à entre 1 et 3 × 10^41 erg s-1 (Drury 2012 ), ce qui correspond à un taux d'injection entre 1,6 et 5,0 × 10^40 erg s-1 dans l'intervalle d'énergie de 100 à 1 000 TeV (toujours pour γ = 2,0). Les limites supérieures de Cas A que trouvent Cao et ses collègues sont ainsi plus de 100 fois inférieures à celles qui sont requises pour le budget énergétique total des rayons cosmiques dans notre Galaxie. 


Les chercheurs notent que pour un indice spectral d'injection qui serait plus doux (2,4 au lieu de 2,0), la puissance d'injection des rayons cosmiques ultra-énergétiques à partir des SNR de type Cas serait encore 10 fois inférieure à celle requise pour l'ensemble de la Galaxie. Et dans le cas d’un indice spectral d’injection encore plus doux (γ = 2,7), là, on ne pourrait plus exclure la possibilité que tous les rayons cosmiques supérieurs à 100 TeV dans notre Galaxie soient injectés à partir d’objets de type Cas A...

A partir de la limite fixée par les observations de LHASSO KM2A sur Cas A, Cao et son équipe concluent que pour une densité de gaz de 10 atomes/cm3, ils peuvent exclure l'hypothèse selon laquelle les résidus de supernova de type Cassiopeia A seraient les seuls PeVatrons contribuant aux rayons cosmiques de plus de 100 TeV, pour un indice de spectre inférieur à 2,5. Les chercheurs notent qu'une densité de gaz plus faible assouplirait les contraintes, et par exemple, dans le cas le plus conservateur, en supposant une densité de gaz de seulement 1 atome/cm3 (au lieu de 10), la limite inférieure de l'indice spectral d'injection serait de 2,4 au lieu de 2,5. 

En résumé, Zhen Cao et ses collaborateurs ont fixé des limites supérieures strictes au budget énergétique total des protons d'ultra-haute énergie accélérés par Cas A. Bien qu'ils ne puissent pas formellement exclure la possibilité que les SNR de type Cas A soient des PeVatrons galactiques, les limites strictes qu'ils déterminent pour l'indice du spectre en énergie (qui doit être supérieur à 2,5) ont des implications importantes.

La sensibilité de LHAASO KM2A restera inégalée dans un avenir proche pour détecter les photons gamma de plus de 100 TeV.  Les chercheurs prévoient déjà que l'accumulation de données de LHAASO KM2A pendant encore 5 à 10 ans améliorera considérablement la détermination de l'indice spectral des rayons cosmiques de Cas A, ce qui devrait permettre de finalement exclure ou de confirmer les SNR de type Cassiopeia A en tant que population de PeVatrons dans notre galaxie.


Source

Does or Did the Supernova Remnant Cassiopeia A Operate as a PeVatron?

Zhen Cao et al.

The Astrophysical Journal Letters, Volume 961, Number 2 (30 january 2024)

https://doi.org/10.3847/2041-8213/ad1d62


Illustrations

1. Image composite de Cassiopeia A (Chandra Observatory)

2. Gauche: Image gamma de Cas A par LHASSO; droite : densité de gaz de Cas A (Zhen Cao et al.) 

3. Vue aérienne des détecteurs LHAASO KM2A (collaboration LHAASO)

4. Spectre des protons pour différents indices spectraux (2; 2,4 et 2,7) (Zhen Cao et al.) 


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