dimanche 28 janvier 2024

Le microquasar SS 433 est une source de rayons cosmiques énergétiques


L'origine de certaines des particules les plus énergétiques que la Galaxie puisse produire a été identifiée grâce au télescope gamma H.E.S.S en Namibie. Les observations indiquent la position où les particules sont accélérées à une vitesse proche de la vitesse de la lumière par le voisinage d'un trou noir stellaire, qui se trouve dans la région connue sous le nom de nébuleuse du Lamantin. Il s'agit du microquasar SS 433. L'étude est publiée dans Science.

Ces nouveaux résultats sont un pas en avant dans la quête vieille d'un siècle visant à comprendre l'origine des rayons cosmiques qui frappent continuellement la haute atmosphère terrestre. Les rayons cosmiques (des noyaux d'atomes allant du simple proton à des noyaux lourds) peuvent avoir une large gamme d’énergie. Les rayons cosmiques les plus abondants et les moins énergétiques sont constitués de particules de vent solaire qui arrivent dans l'atmosphère terrestre après avoir spiralé dans le champ magnétique de notre planète. On pense que les rayons cosmiques d’énergies beaucoup plus élevées sont produits par les supernovas. Et des rayons cosmiques encore plus énergétiques proviennent de l’extérieur de la Galaxie, en particulier des quasars, des trous noirs supermassifs qui produisent des jets de plasma se déplaçant à une vitesse proche de celle de la lumière. Ces jets peuvent avoir des énergies jusqu’à plusieurs Exaélectron-volt.

SS 433 est un système d'étoiles binaires dans lequel un trou noir, d'une masse environ 10 masses solaires et une étoile, de masse similaire, tournent autour l'un de l'autre avec une période de 13 jours. Le système se trouve à environ 18 000 années-lumière (5,5 kiloparsecs). Le système binaire est entouré d'une nébuleuse surnommée la nébuleuse du Lamantin en raison de sa forme caractéristique. La nébuleuse est une coquille de poussière et de gaz provenant d'une supernova qui a explosé il y a entre 10 000 et 100 000 ans, au cours de laquelle s'est formé un trou noir. L’écoulement de matière de la supernova aurait lui-même produit des rayons cosmiques pendant des milliers d’années après l’événement, une activité qui s’est depuis longtemps calmée. Mais il y a entre 10 000 et 30 000 ans, le système s'est à nouveau "allumé" lorsque le trou noir a formé ses jets. Les chercheurs pensent que c’est à ce moment-là qu’il a recommencé à produire des rayons cosmiques.


Le champ gravitationnel intense du trou noir arrache la matière de la surface de l’étoile, qui s’accumule dans un disque de gaz chaud qui alimente le trou noir. Lorsque la matière tombe vers le trou noir, deux jets collimatés de particules chargées sont lancés perpendiculairement au plan du disque, à un quart de la vitesse de la lumière. Les jets de SS433 peuvent être détectés dans la gamme des rayons radio et X jusqu'à une distance de moins d'une année-lumière de chaque côté de l'étoile binaire centrale, avant qu'ils ne deviennent trop faibles pour être vus. Pourtant, étonnamment, à environ 25 parsecs (75 années-lumière) de leur site de lancement, les jets réapparaissent brusquement sous la forme de sources de rayons X lumineuses. Les raisons de cette réapparition ont longtemps été mal comprises.

Des jets relativistes similaires sont également observés émanant des centres de galaxies actives (des quasars), bien que ces jets soient beaucoup plus grands que les jets de SS 433. En raison de cette analogie, les objets comme SS 433 sont classés comme des microquasars. Il a été proposé que les jets de plasma provenant des microquasars, pourraient également contribuer à la population de rayons cosmiques. Les énergies produites par ces microquasars, qui sont également de brillantes sources de rayons X et d'ondes radio, pourraient atteindre une gamme intermédiaire entre celles des supernovas et celles des quasars galactiques.

Comme toutes les particules chargées provenant d’un microquasar doivent se déplacer à travers la Galaxie en trajectoires courbées avant d’atteindre la Terre, leurs trajectoires étant modifiées par les champs magnétiques, on ne peut pas retracer leur origine en les détectant directement. Au lieu de cela, les astrophysiciens à la recherche des sources possibles de rayons cosmiques recherchent des photons γ, qui doivent être produits dans les mêmes processus que ceux qui accélèrent les rayons cosmiques, mais les photons eux ont le gros avantage de se déplacer vers la Terre en ligne droite.

Des rayons gamma très énergétiques ont été observé pour la première fois en provenance SS 433 en 2018 avec le  détecteur HAWC situé dans le parc national Pico de Orizaba au Mexique. Mais les chercheurs de HAWC n’ont pas pu localiser la source exacte avec précision.  Cela signifiait en revanche que quelque part dans les jets, des particules sont bien accélérées à des énergies extrêmes. Malgré des décennies de recherche, on ne sait toujours pas comment ni où les particules sont accélérées dans les jets astrophysiques.

Mais aujourd'hui, grâce à H.E.S.S, Laura Olivera-Nieto (Institut Max Planck de physique nucléaire à Heidelberg)) et ses collaborateurs de H.E.S.S ont pu donner une localisation bien plus précise de la source. HAWC et HESS détectent indirectement les photons gamma, mais ils utilisent des approches différentes. Lorsqu’un photon gamma ultra-énergétique entre en collision avec un noyau atomique dans la haute atmosphère, il produit une gerbe de particules secondaires, notamment des électrons et des muons. HAWC est constitué de réservoirs remplis d'eau qui détectent (par effet Cherenkov dans l'eau) ces particules lorsqu'elles atteignent le sol. H.E.S.S, lui,  fonctionne en imageant la lumière Cherenkov que les particules produisent lorsqu'elles se déplacent dans l'atmosphère. Et les cinq miroirs paraboliques de H.E.S.S. peuvent être pointés dans une direction spécifique du ciel, ce que ne permet pas HAWC, qui doit se contenter de la rotation de la Terre pour scanner le ciel.

L'étude de l'émission gamma de SS 433 offre un avantage crucial : alors que la région de ses jets est plus de 50 fois plus petite que celle de la galaxie active la plus proche (Centaure A), SS 433 est situé à l'intérieur de la Voie Lactée, 1000 fois plus proche de la Terre que Cen A. La taille apparente des jets de SS 433 dans le ciel est donc beaucoup plus grande et ses propriétés sont plus faciles à étudier avec la génération actuelle de télescopes gamma.


Olivera-Nieto et ses collaborateurs ont ainsi pu localiser précisément où étaient produits les photons gamma dans la nébuleuse du Lamantin et montrer une dépendance en fonction de leur énergie. Les chercheurs ont effectué plus de 200 heures d'observations, réalisées sur 3 ans. Ce qu'ils montrent, c'est que l'émission de rayons gamma commence à mi-chemin entre le trou noir et le résidu gazeux de la supernova, et s'éteint lentement. Et les photons les plus énergétiques (10 TeV) proviennent uniquement des régions les plus proches du trou noir. Ils ont découvert qu'il existait un changement dépendant de l'énergie dans la position apparente de l'émission de rayons gamma des jets à l'échelle du parsec. Il s'agit de la toute première observation d'une morphologie dépendante de l'énergie dans l'émission de photons gamma d'un jet astrophysique. Les chercheurs observent une forte concentration de photons à haute énergie sur les sites de réapparition des jets visibles en rayons X, ce qui signifie qu'une accélération efficace des particules doit avoir lieu à cet endroit, et qui n'était pas prévu. Comme les observations retracent la population d'électrons énergétiques, elles indiquent que c'est la diffusion Compton inverse qui est le mécanisme d'émission des rayons gamma (les électrons transfèrent leur énergie à des photons).

Les chercheurs ont construit une modélisation de la morphologie de la source de rayons gamma dépendante de l'énergie qui contraint l'emplacement de l'accélération des particules et nécessite une décélération brutale du flux du jet. Ils en déduisent la présence de chocs de part et d'autre du système binaire, à des distances de 25 à 30 parsecs. Les chercheurs ont pu obtenir la toute première estimation de la vitesse des jets externes. La différence entre cette vitesse et celle avec laquelle les jets sont lancés suggère que le mécanisme qui a accéléré les particules plus loin est un choc violent, une transition brutale dans les propriétés du milieu. La présence d’un choc fournirait alors également une explication naturelle à la réapparition des jets visibles en rayons X, car les électrons accélérés produisent également des rayons X. Olivera-Nieto et ses collaborateurs montrent que l'auto-collimation des jets en précession peut former de tels chocs, qui accélèrent alors efficacement les électrons.

Selon les chercheurs, cela suggère que les photons gamma, et par conséquent les rayons cosmiques énergétiques, sont produits par des mécanismes internes aux jets. Cette découverte renforce l'argument selon lequel les binaires X sont simplement des analogues plus petits des quasars propulsés par des trous noirs supermassifs, et également capables d'accélérer des rayons cosmiques. Il faut rappeler qu'il y a quelques années à peine, il était impensable que les mesures des rayons gamma au sol puissent fournir des informations sur la dynamique interne d'un tel système. En revanche, on ne sait encore rien de l'origine des chocs sur les sites de réapparition des jets. Nous ne disposons pas encore d'un modèle capable d'expliquer uniformément toutes les propriétés du jet, car aucun modèle n'a encore prédit cette caractéristique.

On espère maintenant que les résultats sur SS 433 pourront être transférés aux jets mille fois plus grands des galaxies actives, ce qui contribuerait à résoudre les nombreuses énigmes concernant l’origine des rayons cosmiques les plus énergétiques.


Source

Acceleration and transport of relativistic electrons in the jets of the microquasar SS 433

H.E.S.S. collaboration

SCIENCE Vol 383, Issue 6681 (25 January 2024)

https://doi.org/10.1126/science.adi2048


Illustrations

1. Vue d'artiste de l'émission gamma au sein de la nébuleuse du Lamentin (Science Communication Lab)

2. Emission gamma mesurée par HESS dans trois bandes d'énergie différentes (H.E.S.S collaboration)

3. Vue générale du télescope gamma H.E.S.S (H.E.S.S collaboration)

4. Vidéo décrivant la découverte (H.E.S.S collaboration)

5. Laura Olivera-Nieto


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