La masse maximale théorique d'une étoile à neutrons est comprise entre 2,2 et 2,5 masses solaires, alors que leur masse maximale observée vaut 2,08 masses solaires. La masse minimale observée d'un trou noir est quant à elle de l'ordre de 3,4 masses solaires (sans limite théorique). Il semble donc exister un écart de masse (un "gap") entre les étoiles à neutrons les plus massives et les trous noirs les moins massifs. Mais une équipe d'astrophysiciens rapporte aujourd'hui dans Science la découverte d'un objet compact d'environ 2,35 masses solaires qui se trouve donc au bord de ce "mass gap". Il pourrait s’agir soit de l’étoile à neutrons la plus massive, soit du trou noir le moins massif jamais observé.
Ewan Barr (Max Planck Institut für Astronomie) et ses collaborateurs ont identifié la présence de cet objet compact extrême (quelle que soit sa véritable nature) dans le "mass gap" grâce au fait qu'il se trouve associé dans un système binaire avec un pulsar milliseconde, un pulsar binaire nommé PSR J0514-4002E. Le pulsar (une étoile à neutrons en rotation rapide) a été détecté à l'aide du réseau de radiotélescopes MeerKAT en Afrique du Sud. PSR J0514-4002E est situé dans l'amas globulaire NGC 1851 qui comporte pas moins de 13 pulsars millisecondes dont 3 sont des pulsars binaires, des pulsars en couple avec une orbite excentrique : PSR J0514-4002A, PSR J0514-4002D et donc PSR J0514-4002E. Ce dernier a une période orbitale de 7,44 jours et une excentricité importante de 0,71. La distance projetée entre les deux composantes du couple (a.sin(i)) est égale à 27,8 secondes-lumière (environ 22 fois la distance Terre-Lune), où a est le demi-grand axe et i l'angle d'inclinaison du plan orbital (i=90° signifie une vue par la tranche). La pulsation radio du pulsar "classique" du couple a une période de 5,6 ms, ce qui est donc plutôt rapide dans la famille des pulsars millisecondes.
En surveillant en détail comment les pulsations de PSR J0514–4002E variaient dans le temps en tenant compte des effets relativistes comme l'avance du périastre (0,03468°/an), Barr et ses collaborateurs ont pu mesurer la masse totale du système binaire à 3,887 ±0,004 masses solaires. Les chercheurs ont ensuite déduit par une analyse Bayésienne, en faisant l'hypothèse que la masse du pulsar milliseconde était supérieure à 1,17 masses solaires (la masse minimale qui est observée sur les étoiles à neutrons), que la masse de l'objet compact accompagnant le pulsar milliseconde est de 2,35 (+0,20/-0,18) masses solaires, la masse du pulsar milliseconde étant de 1,53 (+0,18/-0,20) masses solaires et l'angle d'inclinaison du plan orbital i de 52 (+0,20/-0,18) °.
Les chercheurs notent qu'il existe seulement 4 autres mesures de masse de pulsars qui résident dans des amas globulaires : elles s'étalent entre 1,24 et 1,55 masses solaires. Si ils prennent ces valeurs min et max pour la masse du pulsar dans PSR J0514–4002E, cela donnerait une masse pour l'astre compact compagnon entre 2,34 et 2,63 masses solaires... Ce qui est comparable avec les masses des résidus de fusions d'étoiles à neutrons, comme GW170817. La fusion historique de deux étoiles à neutrons détectée par ses ondes gravitationnelles GW170817, a en effet produit un objet de 2,46 masses solaires, dont on ne connaît toujours pas la nature six ans après. Il est donc très possible que le compagnon en question soit lui-même le produit d’un système binaire antérieur au sein de l’amas globulaire via la fusion de deux étoiles à neutrons. On sait que de telles fusions peuvent avoir lieu au sein d'amas globulaires parce qu'un couple d'étoiles à neutrons resserré à été observé dans l'amas globulaire M15 (PSR B2127+11C) et son temps de fusion à été calculé à 217 millions d'années...
Et un autre événement d'onde gravitationnelle, GW190814, impliquait lui un objet de 2,6 masses solaires (de nature toujours incertaine) qui n'existe plus puisqu'il a fusionné avec un gros trou noir. Ces objets compacts se trouvent dans la région grise de l’espace de masse où, en raison de l’incertitude qui existe sur la masse maximale théorique des étoiles à neutrons, ils ne peuvent pas être classés sans ambiguïté dans l'une ou l'autre des familles d'objets compacts.Avant les observations d’ondes gravitationnelles, on ne savait pas s’il existait des objets compacts de masse comprise entre 2 et 5 masses solaires. Et même parmi les événements d’ondes gravitationnelles, il semble y avoir une pénurie de systèmes binaires dont les masses se situent dans cette plage de masse. L’origine de ce "mass gap" est théoriquement incertaine. Même si les étoiles ne s'effondrent pas en trous noirs dans l'écart de masse, de tels objets semblent produits lors de la fusion de deux étoiles à neutrons, comme observé avec les événements d'ondes gravitationnelles GW170817 (2,46 masses solaires) et GW190425 (3,4 masses solaires).
En plus de la masse inhabituelle du compagnon dans PSR J0514-4002E, la masse totale du système binaire de 3,887 masses solaires est remarquable. Elle est exactement 1 masse solaire plus massive que la double-étoile à neutrons la plus massive qui était connue à ce jour (PSR J1913+1102, avec 2,89 masses solaires. Selon Barr et ses collaborateurs, ce système binaire est probablement le résultat de son environnement de formation extrême dans un amas globulaire dense. Les étoiles au centre d’un amas globulaire agissent constamment les unes sur les autres par la gravitation, brisant les binaires les plus faiblement liées et assemblant de nouveaux systèmes binaires plus serrés. Les amas globulaires peuvent donc donner naissance à des populations stellaires déroutantes, notamment des pulsars millisecondes ou des événements de fusions produisant des ondes gravitationnelles.
L'orbite excentrique, la rotation rapide du pulsar et la masse totale élevée du système binaire PSR J0514-4002E suggèrent que le pulsar et son compagnon n'ont pas commencé dans une binaire stellaire qui aurait produit deux supernovas. Les chercheurs pensent que le pulsar aurait été en couple mais aurait échangé son compagnon initial contre l’objet compact actuel, de masse plus élevée, lors d’une rencontre dynamique.
Barr et ses collaborateurs remarquent tout de même que si le compagnon compact est un trou noir issu d'une fusion d'étoiles à neutrons, il devrait acquérir un paramètre de spin compris entre 0,6 et 0,875 pendant la fusion. Et une étoile à neutrons résultante d'une telle fusion aurait la même rotation juste après la fusion. Mais dans le cas d'une étoile à neutrons, elle devrait ralentir rapidement à cause des effets magnétiques. Les chercheurs calculent qu'avec un champ magnétique de 109 Gauss, le paramètre de spin serait réduit à moins de 0,3 (ce qui correspond au pulsar milliseconde le plus rapide connu) après 30 millions d'années. Cela fait dire à Barr et ses collaborateurs que la solution de compagnon compact comme étant une étoile à neutrons en rotation rapide est plutôt improbable.
Et dans le cas d'un trou noir dont le paramètre de spin est compris entre 0,6 et 0,875, ils montrent qu'il devrait produire un effet relativiste de couplage spin-orbite produisant une précession de Lense-Thirring du plan orbital. Et ça, ça devrait induire une variation du demi grand-axe projeté inférieure à 1,7 10-13. Malheureusement, dans les données des astrophysiciens, la variation la plus petite qui est détectable (correspondant à l'incertitude à 1 sigma) vaut 2,0 10-13 ! Barr et ses collaborateurs ne peuvent donc pas dire qu'elle est la nature exacte de cet objet compact, mais il s'en est fallu de peu pour avoir un indice crucial...
Quelle que soit sa nature, la découverte d'un objet compact de 2,35 masses solaires dans un amas globulaire a des implications importantes. S’il s’agit d’une étoile à neutrons, c’est la plus massive connue à ce jour, avec des implications fondamentales sur la physique de la matière nucléaire extrêmement dense. Et s’il s’agit d’un trou noir, ce serait le plus léger trou noir connu, ce qui pourrait affecter notre compréhension des explosions de supernova ou des interactions dynamiques telles que la fusion d’étoiles à neutrons au sein des amas globulaires.
Les prochaines observations conjointes d’ondes électromagnétiques et gravitationnelles devraient on l'espère nous offrir une plus grande population d’objets compacts dans le "mass gap", entre 2,2 et 5 masses solaires. Cela devrait permettre une meilleure compréhension de leur formation.
Source
A pulsar in a binary with a compact object in the mass gap between neutron stars and black holes
Ewan D. Barr
Science Vol 383, Issue 6680 (18 Jan 2024)
https://doi.org/10.1126/science.adg3005
Illustrations
1. Le réseau de radiotélescopes MeerKAT (SARAO)
2. Distribution des masses des étoiles à neutrons et des trous noirs, PSR J1913+1102 est le cercle plus gros que les autres, dans la zone grise ((K. Holoski/Science; W. M. Farr, K. Chatziioannou, Res. Notes AAS4, 65 (2020); M. Fishbach, V. Kalogera, Astrophys. J. Lett. 929, l26 (2022); K. Badry et al., Mon. Not. R. Astron. Soc. 521, 4323 (2023); R. Abbott et al., Phys. Rev. X13, 011048 (2023)
4. Ewan Barr
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire