Eris et Makémaké sont deux planètes naines de notre système solaire qui sont de la famille de Pluton. Une équipe d'astronomes a eu l'idée de les observer avec le télescope Webb et son spectromètre NIRSpec pour travailler avec la lumière solaire réfléchie par leur surface glacée à des longueurs d'onde allant de 1 à 5 μm. Il parviennent à déterminer des rapports isotopiques Deutérium/Hydrogène et 13C/12C ce qui les mènent sur l'origine de l'hydrogène et du carbone de la surface des deux planètes naines. L'étude est publiée dans Icarus.
Makemake est quant à elle un corps un peu plus petit avec des axes équatorial et polaire compris entre 1 400 et 1 500 km, donc de taille intermédiaire entre Pluton et Charon. Makemake est similaire à Eris en ce sens qu'elle a son périhélie à 38 UA, bien que son aphélie soit beaucoup plus proche que celui d'Eris, à seulement 53 UA, en raison de son demi-grand axe et de son excentricité plus petits. Makémaké ressemble à Eris par son albédo très élevé et une faible variabilité de la courbe de lumière. Diverses périodes de rotation ont été rapportées depuis 2007, allant de 8 à 23 heures. La découverte d'un satellite (par Parker et al. en 2016) ouvre la perspective de déterminer une masse et une densité précises pour Makémaké.
Makémaké, Eris et Pluton partagent toutes une polarisation linéaire similaire de leur lumière, probablement liée aux propriétés de diffusion de la lumière par leur glace de méthane mobile selon les saisons. Il faut dire que Eris et Makémaké sont les corps du système solaire qui possèdent les bandes d'absorption de méthane les plus fortes. Leur surface est pleine de glace de méthane. Et cela pose d'importantes questions, la première étant d'où vient ce méthane? Étant donné que les comètes contiennent généralement du méthane, nous pourrions supposer que le méthane a été accumulé à partir de la nébuleuse solaire tout d'abord en galets puis en planétésimaux à de grandes distances héliocentriques, mais il est également possible que du méthane ait pu être produit à l'intérieur d'Eris et Makemake, par analogie avec les processus géochimiques proposés pour Pluton et Titan.
Une autre question que se posent les planétologues est celle de savoir comment Eris et Makémaké parviennent-t-elles à conserver un albédo (réflectance de surface) élevé ? On sait que la glace de méthane lorsqu'elle est exposée à un rayonnement énergétique, est rapidement transformée en hydrocarbures plus lourds et, finalement, en macromolécules sombres et rougeâtres qu'on appelle du tholin.
Les planétologues ont commencé à imaginer une variété de scénarios de resurfaçage, inspirés par les divers reliefs de Pluton et de Triton. Si le dépôt de méthane en surface est suffisamment épais, le renversement glaciaire convectif pourrait notamment continuellement rafraîchir sa surface, faisant d'Eris et Makémaké des « planètes Spoutnik » comme les avaient nommées Grundy et Umurhan en 2017, à l'image de la Planitia Spoutnik de Pluton, qui est une autre région remarquable pour son albédo élevé et ses couleurs relativement neutres. Et puis d'autres glaces volatiles peuvent fournir des indices très utiles pour comprendre ce qui se passe à la surface de Eris et de Makémaké. On pense au N2, au CO, au C2H4, au C2H6, et bien sûr H2O, CO2 et CH3OH, puisqu'ils ont été détectés sur de nombreux autres objets extérieurs du système solaire. Bien que ces espèces soient volatiles dans des environnements plus chauds, elles seraient inertes aux températures de surface d'Eris et de Makémaké, et leur présence pourrait potentiellement indiquer un processus qui s'oppose à leur enfouissement sous des matériaux plus mobiles ou bien qu'elles sont produites à la surface, par une délivrance exogène ou production radiolytique.
C'est donc pour en savoir plus sur l'origine du méthane, entre autres, que William Grundy (Lowell Observatory) et ses collaborateurs ont demandé (et obtenu) du temps d'observation sur la télescope Webb pour étudier les deux planètes naines. Grâce aux spectres infra-rouges enregistrés par le télescope Webb, Grundy et ses collaborateurs montrent qu'il existe des preuves d'une absorption de glace d'azote (N2) sur Eris à 4,2 μm de longueur d'onde, mais pas sur Makémaké.
Concernant le CO, aucune trace n’est observée à 4,67 μm sur aucun des deux corps. En revanche, pour la première fois, des bandes d'absorption de deux isotopologues lourds du méthane sont observées à 2,615 μm (le 13CH4, incluant un atome de 13C), à 4,33 μm (le 12CH3D, incluant un atome de deutérium) et à 4,57 μm (également le 12CH3D). Ces mesures permettent aux chercheurs de mesurer des rapports D/H de (2,5 ± 0,5) 10-4 et (2,9 ± 0,6) 10-4, respectivement pour Eris et Makémaké, ainsi que des rapports 13C/12C de 0,012 ± 0,002 et 0,010 ± 0,003 respectivement. Ces mesures de ratios isotopiques sont très intéressantes car les ratios D/H mesurés sont bien inférieurs à celui du méthane vraisemblablement primordial de la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko, mais en revanche, ils sont similaires aux rapports D/H trouvé dans l'eau de nombreux objets plus grands du système solaire externe. Cette similitude fait dire à Grundy et ses collaborateurs que les atomes d'hydrogène présents dans le méthane sur Eris et Makémaké proviennent de l'eau, ce qui indiquerait des processus géochimiques dans des environnements chauds passés ou même encore en cours dans leurs couches internes.
Concernant les ratios des isotopes du carbone 13C/12C, ils semblent cohérents avec les valeurs couramment observées dans le système solaire. Pour Grundy et son équipe, cela suggère qu’il n’y a pas d’enrichissement substantiel en 13C comme cela pourrait se produire si le méthane actuellement à leur surface était le résidu d’un inventaire beaucoup plus important qui aurait été en grande partie perdu dans l’espace. Les explications possibles incluent donc un dégazage géologiquement récent des couches internes, ainsi que des processus qui recyclent l'inventaire de méthane en surface pour maintenir les surfaces supérieures rafraîchies.
Ces beaux résultats ne sont qu'un avant goût puisque Grundy annoncent en conclusion que des résultats isotopiques similaires sont attendus dans un avenir proche pour la glace de méthane sur Pluton et Triton, et pour la glace d'eau sur Haumea et les membres de sa famille, grâce à des spectres du JWST qu'ils possèdent déjà dans leurs disques durs... Ces études donnent un premier aperçu des rapports isotopiques d'éléments cruciaux, pour les petits corps transneptuniens qui ont une histoire évolutive complexe. Grâce au télescope Webb, notre connaissance de ces corps progresse de façon spectaculaire.
Il est intéressant de constater que nous pouvons apprendre quelque chose d'utile sur les structures internes et les conditions physiques dans l'intérieur profond de ces petits corps simplement en mesurant des rapports isotopiques. Cela n'aurait pas été possible sans les données du télescope Webb. En guise de conclusion, Grundy et ses co-auteurs se prennent à rêver un peu en précisant qu'une activité hydrothermale pourrait favoriser la génération de déséquilibres chimiques, et que l'on pourrait considérer Eris en particulier comme un monde océanique possible et comme la candidate la plus éloignée pour l'habitabilité dans le système solaire. C'est un peu rapide, mais il faut bien conclure...
Source
Measurement of D/H and 13C/12C ratios in methane ice on Eris and Makemake: Evidence for internal activity
W.M. Grundy et al.
Icarus Volume 411, 115923 (15 March 2024)
https://doi.org/10.1016/j.icarus.2023.115923
Illustrations
1. Vue d'artiste à l'échelle des 10 plus grosses planètes naines (Lexicon)
2. Spectres infra-rouges NIRSpec de Eris et de Makémaké (Grundy et al.)
3. Comparaison du ratio D/H dans différents petits corps du système soilaire (Grundy et al.)
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