04/01/21

Plus grosse étoile à neutrons ou plus petit trou noir dans GW190814 ? BigApple fournit une réponse


C'était le 23 juin dernier : les collaborations LIGO et Virgo publiaient la découverte d'un événement gravitationnel singulier : GW190814, il s'agissait de la fusion d'un trou noir de 23 masses solaires avec un petit objet compact de 2,6 masses solaires seulement, sans pouvoir déterminer si ce petit objet était la plus grosse étoile à neutrons ou bien le plus petit trou noir jamais observés. Une étude se penche aujourd'hui sur la nature possible de cet objet à partir de nombreuses considérations et obtient une réponse... L'étude est publiée dans Physical Review C.

Farrukh Fattoyev (Manhattan College, Riverdale) et ses collaborateurs américains ont exploré une théorie donnant l'équation d'état d'une étoile à neutron massive qui puisse satisfaire des contraintes observationnelles et expérimentales. La première de ces contraintes concerne la déformabilité d'une étoile à neutrons de 1,4 masses solaires. Elle a été obtenue grâce à l'analyse poussée de l'événement gravitationnel GW170817 de fusion de deux étoiles à neutrons. La seconde contrainte provient d'expériences effectuées sur des collisions d'ions lourds dans des accélérateurs (des mesures de déformations de noyaux d'or riches en neutrons). Les physiciens américains développent un modèle théorique sous la forme d'un code qu'ils ont nommé BigApple. Ce code intègre les contraintes expérimentales et utilise la théorie dite des fonctionnelles de densité covariantes, qui offre la possibilité d'investiguer à la fois les propriétés des noyaux atomiques et celles des étoiles à neutrons. 

La modélisation obtenue par les chercheurs leur permet de produire une nouvelle estimation de l'équation d'état d'une étoile à neutrons, l'équation qui décrit le comportement de la matière à l'intérieur d'un tel objet aux densités si extrêmes. L'équation d'état est ce qui relie ensemble les propriétés nucléaires et macroscopiques comme la pression, la densité ou encore la viscosité. Elle permet de déterminer la relation qui existe entre les deux paramètres qui sont a priori facilement observables sur une étoile à neutrons : sa masse et sa dimension. 

Les physiciens tracent ainsi d'après leur modèle la courbe qui donne en abscisse le rayon d'une étoile à neutrons (exprimé en km, entre 10 et 18) et en ordonnée sa masse (exprimée en masses solaires, entre 0 et 3). Fattoyev et ses collaborateurs montrent dans leur article ce qu'ils obtiennent comme courbe avec BigApple, une courbe masse-rayon qu'ils peuvent comparer avec d'autres modèles théoriques d'équation d'état et surtout avec des données expérimentales. Car il existe des mesures de masse d'étoiles à neutrons, notamment les plus massives connues à ce jour qui sont de l'ordre de 2 masses solaires; celle qui possède le record a été "mesurée" (publiée) en septembre 2019 grâce à la détermination de la masse de son étoile compagne, elle est nommée MSP J0740+6620, avec une masse de 2,14 masses solaires (voir ép. 908). Mais il existe également une mesure qui est devenue une référence car elle fournit à la fois une mesure de la masse et une mesure précise du rayon d'une étoile à neutrons. Elle a été publiée fin décembre 2019, une double mesure qui a été obtenue avec le télescope NICER qui donne une masse de respectivement 1,3 ou 1,4 masses solaires pour un rayon de 12,7 ou 13 km avec des incertitudes assez réduites pour les deux paramètres. Cette référence observationnelle est fondamentale pour tous les spécialistes qui cherchent l'équation d'état des étoiles à neutrons car leur modèle doit nécessairement trouver ce point lorsqu'ils construisent le graphe masse-rayon à partir de leur modèle. 

Ce que l'on voit sur la figure que montrent Fattoyev et ses collaborateurs dans leur article c'est que plusieurs modèles parviennent à reproduire à peu près le point de référence de NICER et avec une masse maximale de l'ordre de 2,2 masses solaires, la masse la plus élevée théorique atteignant 2,17 masses solaires, qui reste cohérente avec le record de 2,14 masses solaires de MSP J0740+6620. Mais BigApple montre une forme légèrement différente des autres modèles dans ce graphe, avec un rayon qui augmente lorsque la masse augmente (pour un rayon compris entre 12 et 13,5 km et une masse supérieure à 0,5 masse solaire) avant de redécroître à partir d'une masse de 2,2 masses solaires. Dans les autres modèles, le rayon décroît toujours (plus ou moins vite) lorsque la masse augmente, quelle que soit sa valeur. Mais le modèle BigApple a le gros avantage de passer exactement sur les points de référence de NICER (1,4 masses solaires pour 13 km de rayon), ce qui est remarquable. Et BigApple permet une masse plus élevée pour l'étoile à neutrons que la plupart des autres modèles. Mais jusqu'où ? Et bien jusqu'à 2,55 masses solaires au plus haut!

Considérant qu'ils ont poussé au maximum ce qu'ils pouvaient tirer de la théorie et des contraintes observationnelles et expérimentales pour leur modèle d'équation d'état des étoiles à neutrons, Fattoyev et ses collaborateurs en tirent la conclusion que l'existence d'une étoile à neutrons de 2,6 masses solaires est hautement improbable ("highly unlikely"). Pour eux, le petit objet qui était à l'origine de GW190814 à côté du trou noir de 23 masses solaires ne pouvait être qu'un trou noir, donc le plus petit trou noir jamais détecté (pendant très peu de temps certes...). Et on peut d'ailleurs rappeler que le résidu de la fusion de deux étoiles à neutrons dans l'événement du 17 août 2017 GW170817 a produit un objet de 2,74 masses solaires, qui devrait donc également être un trou noir, qui représente très certainement la façon dont a pu se former ce petit trou noir de 2,6 masses solaires de l'évènement GW190814.

Source

GW190814: Impact of a 2.6 solar mass neutron star on the nucleonic equations of state

F. J. Fattoyev et al.

Physical Review C 102 (29 december 2020)

https://doi.org/10.1103/PhysRevC.102.065805


Illustrations

1) Vue d'artiste des objets en cause dans l'événement gravitationnel GW190814 (collaboration LIGO)

2) Graphe de l'équation d'état pour différents modèles donnant la masse en fonction du rayon d'une étoile à neutrons (Fattoyev et al.)


2 commentaires :

Pascal a dit…

Bonjour, et bonne année astronomique !

La relation masse-rayon tirée de l'équation d'état des EN est prolongée vers le bas jusqu'à moins de 0.5 Mo, donc en théorie il pourrait exister de tels objets. Toutefois la masse minimale des EN tant observées qu'estimées à partir des simulations de SN à effondrement de coeur convergent vers 1.17 Mo (cf post du 11/09/18). Peut-on imaginer des mécanismes astrophysiques capables d'en générer de moins massives, éventuellement dans l'univers jeune ?

Dr Eric Simon a dit…

Meilleurs voeux de découvertes en tous genres! C'est une question dont je n'ai pas de réponse... Ce n'est pas parce que la théorie tolère certaines valeurs de paramètres qu'ils sont obligatoirement réalisés. Le seul mécanisme que je connais pour la production des EN, c'est l'effondrement gravitationnel stellaire, et pour faire des petites EN il faut des petits coeurs et une enveloppe soufflée au préalable pour ne pas faire grossir l'EN lors de sa naissance; Dans l'Univers jeune, les étoiles de première génération sont plutôt très massives, donc assez défavorable pour produire des EN et encore moins des EN de faible masse a priori...