mardi 26 juillet 2011

Mais où sont passés les neutrinos de l'Antarctique ?

Cela fait un moment que l’on imagine que les bursts de rayons γ (Gamma Ray Bursts : GRBs) ont une origine provenant de la formation de trous noirs massifs en rotation rapide. Cette hypothèse est soutenue par des preuves d'observation dérivées des signatures électromagnétiques de ces éclats. Mais on s'attend également à ce que les GRBs produisent d'autres signatures comme par exemple des ondes gravitationnelles, des rayonnements, et des neutrinos. Ces derniers ont été le centre de recherches intensives, mais cependant, aucune découverte n’a encore pu encore être rapportée jusqu’à présent.
 
Dans un article paru récemment dans Physical Review Letters (Abbasi et al. Phys. Rev. Lett. 106, 141101 (2011).), la collaboration IceCube, expérience située au Pôle Sud, indique l’absence de résultats tangibles. Mais la non-détection d’un signal attendu pourrait être aussi puissante que la découverte d’un signal… et peut permettre de remettre en cause le modèle physique qui est utilisé ?

Depuis de nombreuses années, les progrès dans l'astronomie des neutrinos ont été conduits grâce à l’observation de l'absence d'une grande fraction du flux de neutrinos solaires prévu. Et ce mystère n'a pas été résolu en apportant des modifications au modèle solaire standard, mais par l’enrichissement de la physique de particules via le phénomène d’oscillation des neutrinos.

C’est la détection de quelques neutrinos de la célèbre supernova SN 1987A située dans le grand nuage de Magellan qui a permis l’essor de l'astronomie extragalactique des neutrinos. Désormais, le fond diffus de neutrinos aux neutrinos de toutes les supernovae dans l’ensemble de l'univers est à la portée des détecteurs de Super-Kamiokande au Japon (Horiuchi, S., Beacom, J. F. & Dwek, E. Phys. Rev. D 79, 083013 (2009)).
Comme dans le cas des supernovae, les GRBs impliquent une libération d'énergie colossale, et cette énergie est emportée pour plus de 99% par des neutrinos. Cependant, à la différence du signal électromagnétique, il est difficile de détecter le signal des neutrinos en raison des grandes distances cosmologiques et de la très faible section efficace d'interaction des neutrinos avec la matière.

Le détecteur d'IceCube est le plus grand instrument avec lequel les astronomes espèrent capter le signal évasif des neutrinos de GRBs et d'autres sources. Il est constitué par un volume d'environ 1 kilomètre cube de glace (d’où son nom), monitoré par des détecteurs de lumière enterrés profondément dans les couches de glace. Abbasi et son équipe, ont scruté 117 GRBs et ont enregistré des données pendant environ une année d'opération. Ils n'ont pas pu rapporter de détections coïncidentes avec des GRBs observés ou dans les 24 heures suivant un GRB.
Ce résultat (cette absence de résultat) peut paraître étonnant puisque selon les modèles physiques utilisés, cet instrument aurait dû détecter des neutrinos associés à ces GRBs. Les physiciens n’ont plus qu’à imaginer d’autres modèles…

On peut se demander si la découverte aurait vraiment dû avoir lieu ou bien n’était-ce qu’une possibilité excitante. On peut faire le parallèle avec la détection des rayons cosmiques de haute et très haute énergie. Les rayons cosmiques (protons, noyaux légers) de haute énergie sont considérés dans les modèles physiques être accélérés par les ondes de chocs associées aux explosions de supernovae. Cependant les rayons cosmiques les plus énergétiques (1020 eV), appelés rayons cosmique d’ultra haute énergie (UHECRs) ne peuvent pas être expliqués par cet effet. On a pensé qu’ils pouvaient être liés aux GRBs justement.
Une possibilité est que les rayons cosmiques ayant une énergie supérieure à 1018 eV aient une origine extragalactique, avec les GRBs comme accélérateurs puissants (Vietri, M. Astrophys. J. 453, 883889 (1995), Waxman, E. Phys. Rev. Lett. 75, 386389 (1995)). Malheureusement, comme ces particules chargées sont sensibles aux champs magnétiques, on ne peut pas (ou très difficilement) retrouver leur point d’origine à partir de leur direction finale, et donc les associer à un GRB donné… mais un lien indirect pourrait être utilisé : les neutrinos…

Waxman et Bahcall (J. Phys. Rev. Lett. 78, 22922295 (1997)) ont montré que des rayonnements cosmiques s’échappant de sites d'accélération de GRB (trous noirs en rotation rapide) pouvaient produire des neutrinos de haute énergie par des interactions avec le fond intense de photons gamma dans lequel ils sont immergés.
Les énergies typiques des neutrinos créés pendant la formation d’un trou noir sont de l'ordre de 10 MeV, tandis que celles résultant des interactions proton dans les GRBs sont dans le domaine du TeV ou du PeV, ce qui est, en principe, beaucoup plus facile à détecter.
Les interactions proton-gamma induisent la production de mésons pi neutres et chargés. Alors que les pions neutres se désintègrent en photons, les pions chargés, eux, se désintègrent en muons et neutrinos, les muons se désintégrant à leur tour en électrons et de nouveaux neutrinos.
La luminosité prévue des neutrinos d'un GRB dépend du partage de l'énergie du burst, en considérant communément que les protons et les photons se la partagent équitablement à 50%, et qu’une fraction incertaine de l’ordre de 10 à 30% est associée au transfert d'énergie dans le canal de production de neutrinos via les pions chargés.
 
La possibilité de production des UHECRs par les GRBs offre une solution élégante au problème non résolu de l’origine de ces rayons cosmiques non explicable par le modèle des ondes de chocs de supernovae, mais cette solution implique que des quantités gigantesques de neutrinos sont produites, et c'était une raison des grandes attendues de la recherche d'IceCube.
Les flux prévus de neutrinos pour chaque GRB recherché par IceCube ont été calculés par Guetta et al (Guetta, D. et al. Astropart. Phys. 20, 429455 (2004)). Utilisant les hypothèses mentionnées plus haut, on peut rapidement obtenir une évaluation grossière du nombre de neutrinos arrivant sur Terre par unité de surface. Les flux intégrés typiques de rayons γ des GRBs sont de l'ordre de 10−5 ergs par cm−2, de sorte que le flux de neutrinos ayant des énergies typiques de 1015 eV correspond à environ 10 neutrinos par kilomètre carré.

IceCube est un télescope à neutrinos à l’échelle du TeV, qui voit principalement des neutrinos par la lumière Cerenkov produite par les muons secondaires qui résultent des interactions entre les neutrinos et les nucléons (des protons ou des neutrons) dans la glace. Le long libre parcours moyen des muons dans la glace (plusieurs kilomètres) oblige alors de scruter un large volume.
Cependant, la probabilité de conversion d'un neutrino en un muon dans le volume du détecteur est beaucoup plus faible que 100%, et les scientifiques doivent traiter des statistiques de très petite taille, en plus des effets systématiques et du bruit de fond. La coïncidence temporelle des comptages de neutrinos avec les photons gamma des GRBs est par exemple très utilisée pour la réduction du bruit de fond.
L’étude décrite dans l’article d’Abbasi et al se focalise à la fois sur des recherches modèle-dépendantes, dans lesquelles des modèles de GRB spécifiques ont été appliqués pour identifier l'émission prompte de neutrinos, et aussi sur des recherches modèle-indépendantes, dans lesquelles des fenêtres plus larges de temps ont été employées (jusqu'à un jour) sans supposer de spécificités a priori pour les GRB. Mais ni l'une ni l'autre approche n’a permis de trouver un signal de neutrino.
 
Dans une autre étude (Abbasi, R. et al. Astrophys. J. 732, 18 (2011)), la collaboration IceCube a analysé un échantillon de 36 900 objets astrophysiques répartis sur tout le ciel, et là encore, aucun signal statistiquement significatif de neutrino n'a émergé.
La production de neutrinos de l’ordre du TeV par les GRBs est reliée à l'idée que les UHECRs sont également produits dans ces GRBs. L'histoire de l’absence des neutrinos TeV provenant des GRBs est un excellent exemple du domaine émergeant de l'astrophysique multi-particules. Les rayons cosmiques, des rayons γ et des neutrinos sont étroitement reliés dans cette histoire. L'absence de preuves ne peut pas être une preuve de l'absence (des neutrinos de l’ordre du TeV issus des GRBs), mais le fait est que nous sommes maintenant forcés de reconsidérer les hypothèses au sujet de la physique de ces sources.

Des données récentes (Cenko, S. B. et al. Astrophys. J. 732, 29 (2011)) sur une nouvelle classe de bursts très énergétiques (une énergie 10 plus grande que la limite canonique des 1051 ergs) illustrées par la source GRB 090926A, détectée par l'observatoire spatial Fermi - suggèrent que les modèles de GRB basés sur la formation de trous noirs en rotation rapide devraient être fortement améliorés.
Peut-être que notre compréhension de cette nouvelle classe de bursts sera facilitée par de futures détections de neutrinos. Les théoriciens peuvent ajuster les modèles existants ou en inventer des nouveaux, mais si le détecteur en pleine maturité IceCube produit toujours seulement des limites supérieures pour les associations de GRB-neutrinos sans réelle détection, il sera vraiment temps de reconsidérer l'origine hypothétique des UHECRs dans les GRBs.
 
La découverte de neutrinos de l’ordre du TeV provenant des GRBs aurait été spectaculaire, mais la réalité semble bien contraindre ce manège à multi-particules…