27/02/25

Découverte d'une corrélation entre formation d'étoiles et vitesse de rotation d'un trou noir supermassif


Une équipe d’astrophysiciens chinois vient de trouver l’existence d’une corrélation entre la vitesse de rotation des trous noirs supermassifs et le taux de formation des étoiles dans leur galaxie hôte. Il existerait donc un lien étroit entre les caractéristiques du trou noir central et la croissance de la galaxie. Ils publient leur découverte dans les Monthly Notices of the Royal Astronomical Society.

Les galaxies dans l'univers local sont grossièrement divisées en deux catégories: les galaxies bleues qui forment des étoiles et les galaxies rouges qui sont dites quiescentes. Selon leurs morphologies visuelles, les galaxies sont classées comme galaxies elliptiques, galaxies lenticulaires, spirales et irrégulières. Il est largement admis que l'activité de formation d'étoiles dans les galaxies est étroitement liée à leur type morphologique. Les galaxies elliptiques pauvres en gaz et les galaxies lenticulaires ont des taux de formation d'étoiles (SFR) faibles (inférieur à 1 masse solaire par an), alors que les spirales riches en gaz et les galaxies Irrégulières ont des SFR élevés (environ 20 masses solaires par an).

Les galaxies elliptiques sont considérées comme les systèmes les plus massifs, anciens et rouges. Inversement, les galaxies spirales sont principalement des systèmes à forte activité de formation d'étoiles, plus bleues et jeunes.

De nombreuses études ont montré que le taux de formation d’étoiles des galaxies présente une distribution bimodale. En combinant deux propriétés fondamentales des galaxies, le SFR et la masse stellaire, on peut obtenir des informations sur leur vitesse actuelle de conversion de gaz en étoiles. Dans le cas des galaxies formant des étoiles, ces deux paramètres se sont avérés étroitement liés. Au contraire, les galaxies quiescentes montrent une relation faible entre SFR et M.

Ce phénomène bimodal a été étudié en profondeur au début des années 2000 (par ex. Strateva et al. 2001 ; Blanton et al. 2003 ; Baldry et al. 2004 ; Taylor et al.  2015). Mais plusieurs études ont rapporté la présence de galaxies de type précoce avec une formation d'étoiles en cours, et inversement des galaxies de type tardif qui ont cessé leur activité de formation des étoiles (par ex. Rowlands et al. 2012; Vulcani et al. 2015 ; Bitsakis et al. 2019; Cano-Daz et al. 2019).

Par l'observation et la simulation numérique, on constate que la plupart des galaxies massives sont des galaxies de type précoce (par ex. Cappellari et al. 2013). En outre, de nombreuses études ont montré que la masse du trou noir supermassif central est étroitement liée à la masse stellaire du bulbe galactique (Ferrarese et Merritt 2000 ; Hôring et Rix 2004 ; Kormendy et Ho 2013). Ces dernières années, de nombreuses études ont aussi montré que divers processus de rétroaction sont cruciaux pour la formation des galaxies.

Les galaxies générées par les simulations sans effets de rétroaction sont trop massives pour correspondre aux observations (Oser et al. 2010). Du fait de l'existence de trous noirs supermassifs, la rétroaction des noyaux galactiques actifs (AGN) joue un rôle qui est si fort dans les galaxies massives qu'il peut éteindre toute la formation stellaire de la galaxie. 

Mais différentes observations ont montré à la fois des preuves de rétroactions négatives et des preuves de rétroaction positive. Martin-Navarro et al. ont ainsi suggéré en 2018 que c'est le trou noir supermassif qui régule la formation des étoiles dans les galaxies massives. La croissance de ces trous noirs galactiques libère beaucoup d'énergie, alimentant les quasars et autres AGN plus faibles. Une petite partie de cette énergie, si elle est absorbée par la galaxies hôte, peut affecter la formation des étoiles.

La masse du trou noir joue un rôle important, mais à l'heure actuelle, on ne sait pas si son spin (sa vitesse de rotation) affecte la formation stellaire de la galaxie hôte. Yongyun Chen (Qujing Normal University) et ses collaborateurs ont creusé cette question en étudiant la relation qui existerait entre le spin du trou noir et le SFR, ainsi que le paramètre spécifique d'activité de formation des étoiles, pour les galaxies massives formant des étoiles. Ils ont utilisé la luminosité radio sur un très grand échantillon de galaxies à noyau actif (14574 AGN du relevé Sloan Digital Sky) pour calculer le spin des trous noirs et étudier la relation qui pourrait exister entre le spin et la formation des étoiles.

Les masses stellaires et taux de formation stellaire sont obtenus en ajustant les distributions spectrales photométriques en croisant les données du SDSS et du télescope spatial WISE. Pour la rotation des trous noirs, c’est vers les données de LOFAR à 144 MHz que les chercheurs chinois se sont tournés. Finalement, ils obtiennent un échantillon exploitable de 714 galaxies massives à formation d’étoiles : 408 de type précoce et 306 de type tardif, qui ont une masse stellaire comprise entre 3,2 milliards et 320 milliards de masses solaires.

Chen et ses collaborateurs parviennent à montrer tout d’abord que les galaxies de type tardif ont tendance à avoir des SFR moyens et des spins de trous noirs qui sont plus élevés que les galaxies de type précoce. Les galaxies de type précoce ont, elles, tendance à avoir une masse moyenne de trou noir supérieure à celles des galaxies de type tardif.

D’autre part, les chercheurs montrent qu’il existe une corrélation significative entre le spin du trou noir et le SFR pour les deux types de galaxies massives (précoce et tardif). Ces résultats indiquent que la rotation des trous noirs supermassifs régule la formation d'étoiles de ces galaxies d’une façon ou d’une autre.

Enfin, Yongyun Chen et son équipe mettent en évidence que dans les galaxies de type précoce et tardif, les pentes de la relation qui lie le spin des trous noirs et le SFR spécifique, et les paramètres d'activité de formation des étoiles, sont cohérents dans la plage d'erreurs. Ces résultats suggèrent selon eux que le mécanisme de la rotation du trou noir réglant la formation des étoiles pourrait être similaire à la fois dans les galaxies de type précoce et tardif.

Il semblerait donc que l’activité des noyaux actifs de galaxie qui est à même de produire une rétroaction sur la formation des étoiles, dépende intimement de la vitesse de rotation du trou noir central. A moins que la causalité soit inversée ? Une activité exacerbée d’un disque d’accrétion pourrait-elle influencer la rotation du trou noir supermassif ? La question est posée.

 

 

Source

 

The relation between black hole spin and star formation in massive star-forming galaxies

Yongyun Chen et al.

Monthly Notices of the Royal Astronomical Society, Volume 537, Issue 4, March 2025

https://doi.org/10.1093/mnras/staf275


Illustrations

Vue d'artiste d'une galaxie à noyau actif formant des étoiles (M. Kornmesser)


19/02/25

Sgr A* produit des éruptions en continu


Des astrophysiciens ont découvert avec le télescope Webb que le trou noir supermassif central de notre galaxie, Sgr A*, émettait constamment des éruptions visibles en infra-rouge, sans période de repos, via le disque d’accrétion qui l’entoure. Des éruptions courtes et faibles et des éruptions longues et brillantes semblent être générées par des processus distincts. Ils publient leur découverte dans
 The Astrophysical Journal Letters.

Maintenant que la taille de l'ombre de l'horizon des événements de Sgr A* silhouettée par son disque d'accrétion a été mesurée par l’Event Horizon Telescope à 51,8 μs d’arc, la variabilité de l'émission s'étendant des longueurs d'onde radio aux rayons X est aujourd’hui étudiée de près. La variabilité de l'émission dans le proche infrarouge est notamment un traceur clé de la dynamique du disque d'accrétion interne et des mécanismes qui y sont à l'œuvre. Combiné à d'autres longueurs d'onde, le proche infrarouge sonde l'éjection, l'expansion et le mouvement orbital de la matière (des points chauds) qui se produisent près de l'horizon des événements de Sgr A*. Les observations dans le proche infrarouge ont déjà révélé l’existence de plusieurs éruptions lumineuses par jour à l'échelle de l’heure, localisées dans le disque d'accrétion à quelques rayons gravitationnels du trou noir. Les orbites projetées des points chauds du disque d'accrétion situés à quelques microsecondes d’arc de Sgr A* ont été déterminées à l'échelle par l’instrument GRAVITY sur le VLT en 2018. Les mesures de GRAVITY ont également rapporté une vitesse de point chaud de ~0,3c avec une région émettrice de 2,5 rayons de Schwarszchild (le rayon du trou noir).


En raison de la grande concentration d’étoiles dans le centre galactique, la soustraction du bruit de fond de l'émission variable de Sgr A* est une source de confusion considérable. La complexité de la région au voisinage immédiat de Sgr A* a suscité des débats sur la distribution du flux, le spectre de puissance, l'indice spectral et la périodicité des émissions.

Cette fois, Farhad Yusef-Zadeh (Université Northwestern) et ses collaborateurs ont observé le voisinage très proche de Sgr A* avec le spectroimageur NIRCam de Webb durant 48 heures, réparties sur toute une année (sur plusieurs époques). Les observations du JWST ont l'avantage, par rapport aux instruments d'optique adaptative au sol, d'observer pendant de longues périodes continues et de suivre l'évolution spectrale de l'émission variable grâce à des observations simultanées à plusieurs longueurs d'onde. Ici, les chercheurs se sont concentrés sur les données de NIRCam à 2,1 et 4,8 μm.

Les chercheurs trouvent une variabilité de Sgr A* qui est corrélée à 2,1 et 4,8 μm dans toutes les époques, ainsi qu’une variabilité continue à courte échelle de temps (quelques dizaines de secondes), et une émission variable d'époque à époque impliquant une variabilité à long terme (quelques jours à mois) de Sgr A*. Un point fort de cette analyse est la preuve d'une variabilité temporelle inférieure à la minute, donc à l'échelle de l'horizon de Sgr A*. Les fréquences les plus élevées sont estimées entre 0,45 et 2,34 minute-1, ce qui correspond à des échelles de temps de ~2,2 et 0,43 minute, respectivement. De telles échelles de temps très courtes permettent donc de sonder la taille du disque d'accrétion interne. C’est une première.

Avec des observations continues, les données du JWST suggèrent que le flux de Sgr A* fluctue constamment. L'analyse indique deux processus différents contribuant à la variabilité de Sgr A*. Yusef-Zadeh et ses collaborateurs montrent que l'émission plus brillante tend vers des indices spectraux moins profonds que l'émission plus faible. Et la corrélation croisée des courbes de lumière indique pour la première fois un retard temporel entre 3 et 40 s dans la variabilité de l’émission à 4,8 μm par rapport à celle à 2,1 μm.

La modélisation suggère que l'émission synchrotron de la population d'électrons, en évolution et stratifiée par l'âge, reproduit la forme des courbes de lumière observées avec une estimation directe des intensités de champ magnétique dans la gamme entre 40 et 90 G et une énergie de coupure supérieure, Ec, comprise entre 420 et 720 MeV. Il existerait ainsi des échelles d'énergie caractéristiques des événements d'accélération pour les flux brillants et faibles. L’analyse des astrophysiciens indique que deux populations différentes de particules sont nécessaires pour expliquer la distribution du flux de Sgr A*.  Selon les chercheurs, un scénario plausible est que la composante faible serait l'émission synchrotron de la population électronique dans le disque d'accrétion interne (dont l’énergie suit une loi de puissance à haute énergie (typiquement ~E-4.2)) , et qu'elle serait modérée par les fluctuations turbulentes de la densité et de l'intensité du champ. Cela implique que le disque d'accrétion évolue significativement sur des échelles de temps de l’ordre de 10 heures, comme c’est d’ailleurs apparent dans de nombreuses simulations de magnétohydrodynamique relativiste de Sgr A* (les chercheurs de l’EHT en savent quelque chose).

Comme les données suggèrent que l'éruption brillante ne se produit pas indépendamment des variations plus faibles, Yusef-Zadeh et ses collaborateurs pensent que les électrons non thermiques sont accélérés par des événements de reconnexion occasionnels dans la masse du disque d'accrétion ou bien, alternativement, par l'éjection de plasmoïdes hors du plan du disque. Et les chercheurs ont remarqué une tendance dans les éruptions multiples : les sous-éruptions deviennent de plus en plus fortes sur les côtés ascendants et/ou descendants des événements d'éruption. Si les sous-éruptions et les éruptions sont physiquement associées l'une à l'autre, alors les sous-éruptions doivent être des précurseurs d'éruptions lumineuses.

De plus, les astrophysiciens ont noté un comportement étrange : l'émission IR de base sous-jacente est souvent augmentée immédiatement après une forte éruption. Selon eux, il peut s'agir de signatures d'une activité corrélée : par exemple, l'émission des fortes éruptions lumineuses pourrait rétroagir sur le disque d'accrétion et augmenter son émission globale dans le proche infrarouge, comme une sorte d’écho lumineux.

Les astrophysiciens montrent aussi qu’au cours des sept époques observées sur une année, Sgr A* fluctue constamment aux longueurs d'onde du proche infra-rouge, sans aucune preuve d'un état de repos. On peut dire qu’à 26666 années-lumière de nous, un monstre ne cesse d’agir sur son environnement le plus proche, un trou noir supermassif pas si calme qu’il n’y paraît...


Source

Nonstop Variability of Sgr A* Using JWST at 2.1 and 4.8 μm Wavelengths: Evidence for Distinct Populations of Faint and Bright Variable Emission

F. Yusef-Zadeh,  et al.

The Astrophysical Journal Letters, Volume 980, Number 2 (18 february 2025)

https://doi.org/10.3847/2041-8213/ada88b

 

Illustrations

1. Les variations d'intensité du signal infra-rouge émanant de Sgr A* (F. Yusef-Zadeh,  et al.)
2. Images en infra-rouge reconstituées des éruptions de Sgr A* ((F. Yusef-Zadeh,  et al.)
3. Farad. Yusef-Zadeh

13/02/25

Détection du neutrino le plus énergétique de tous les temps


Les astrophysiciens des particules qui exploitent le télescope neutrino sous-marin KM3NeT (Cubic Kilometre Neutrino Telescope) ont observé le neutrino le plus énergétique jamais observé. La particule, qui provient probablement d'une galaxie lointaine, a été détectée il y a pile deux ans, le 13 février 2023, mais les chercheurs n'ont remarqué la détection qu'au début de l'année 2024, lorsqu'ils ont terminé la première analyse de leurs données après la première mise en route du réseau de photomultiplicateurs. L'année dernière, lors d'une conférence à Milan, ils avaient annoncé qu'il s'agissait d'un événement potentiellement record, mais n’avaient pas divulgué de détails. C’est aujourd’hui chose faite dans Nature, évidemment.

On le rappelle, les neutrinos sont des particules électriquement neutres de la famille des leptons, plus d'un million de fois plus légères qu'un électron. Ils sont généralement produits lors de réactions nucléaires telles que celles qui ont lieu au centre du Soleil, d'où ils émergent avec des énergies de l'ordre du mégaélectronvolt (MeV).

Mais depuis plus de dix ans, les chercheurs détectent des neutrinos d'une énergie sans précédent, notamment avec IceCube en Antarctique, pouvant atteindre plusieurs pétaélectronvolt (PeV, 1015 eV), qui proviendraient de galaxies lointaines. Électriquement neutres et interagissant uniquement par le biais de l'interaction faible, les neutrinos ne sont pas déviés par les champs magnétiques et sont rarement absorbés par la matière interstellaire : leur direction indique que leur origine cosmique pourrait se situer aux confins de l'Univers. Rappelons aussi que la particule la plus énergétique jamais détectée, avec 320 000 PeV, n'était pas un neutrino, mais une particule chargée massive (surnommée la particule Oh-My-God).

KM3NeT est constitué de chaînes de détecteurs de lumière sensibles ancrés au fond de la mer à une profondeur d'environ 3 500 mètres au large de la côte de Sicile (le réseau ARCA), ainsi que dans un second réseau plus petit près de Toulon à 2400 m de profondeur (ORCA). Ces photomultiplicateurs captent la lumière émise par des particules chargées électriquement et à haute énergie, telles que les muons qui sont produits lorsque des neutrinos interagissent avec l’eau ou la croûte terrestre.

Les muons de haute énergie peuvent parcourir plusieurs kilomètres dans l'eau de mer avant d'être absorbés. Ces muons perdent de l'énergie au cours de leur propagation, principalement en raison de processus radiatifs stochastiques tels que le rayonnement de freinage (bremsstrahlung), la production de paires et les réactions photonucléaires. La perte d'énergie moyenne par unité de longueur de trajet est proportionnelle à l'énergie du muon. Les cascades électromagnétiques résultent de ces pertes d'énergie stochastiques et le nombre de particules chargées secondaires qui produisent un rayonnement Cherenkov dans les cascades est proportionnel à la quantité d'énergie perdue par le muon au cours du processus. Le temps d'arrivée enregistré et le temps de dépassement du seuil des signaux sur les photomultiplicateurs sont utilisés pour reconstruire la direction et l'énergie du muon.

Bien que les neutrinos atmosphériques soient plus abondants à des énergies plus basses (≈TeV), les neutrinos cosmiques devraient devenir dominants à des énergies supérieures à 100 TeV. L'énergie des neutrinos est donc un paramètre crucial pour établir une origine cosmique. La collaboration IceCube a annoncé la découverte de neutrinos cosmiques de l’ordre du PeV en 2013. Les neutrinos les plus énergétiques rapportés à ce jour sont un antineutrino électronique de 6,05 ± 0,72 PeV observé à l'énergie de la résonance de Glashow et un neutrino muonique de plus de 10 PeV issu de l'observation d'un muon de 4,4 PeV.

Les chercheurs de la collaboration KM3NeT ont évalué l’énergie primaire de l'événement du 13 février 2023 : le muon transportait une énergie de 120 (+110 /-60) PeV. La trajectoire de la particule était proche de l'horizontale par rapport à la surface de la Terre et s'est dirigée vers l'est, en direction de la Grèce, plus précisément avec un angle de 0.6° au-dessus de l’horizon et un azimuth de 259.8°. L’incertitude sur la direction est estimée à 1.5°, dominée par l’incertitude systématique sur l’orientation absolue du détecteur. Ce neutrino hors norme a été baptisé KM3-230213A.

Les chercheurs expliquent que des neutrinos atmosphériques pourraient atteindre le détecteur, mais leur nombre diminue considérablement au-dessus des énergies de l’ordre du PeV. Le taux attendu de neutrinos atmosphériques au-dessus de 100 PeV est de l'ordre de 1 à 5 × 10-5 événements par an, dominé par la composante atmosphérique rapide due à la désintégration des hadrons à courte durée de vie provenant des interactions avec les rayons cosmiques dans l'atmosphère. La probabilité que KM3-230213A soit d'origine cosmique est beaucoup plus grande que n'importe quelle hypothèse impliquant une origine atmosphérique, selon les chercheurs. Les hypothèses au-delà du modèle standard sur son origine n'ont pas été examinées par les auteurs.

L'énergie du muon qui est mesurée sert donc de limite inférieure à l'énergie du neutrino entrant. Compte tenu de l'énergie estimée du muon et de son incertitude, l'énergie médiane du neutrino qui produit un tel muon dans les simulations du détecteur ARCA est de 220 PeV 68% des événements simulés sur l'ensemble du ciel se situent dans la gamme d'énergie entre 110 et 790 PeV  (et 90% sur une plage plus large entre 72 PeV et 2,6 EeV), en supposant que le spectre d'énergie des neutrinos entrants varie comme l’inverse de l’énergie  au carré.


Un flux isotrope de neutrinos à des énergies très élevées donnerait effectivement lieu à des événements détectés près de l'horizon : les neutrinos descendants sont cachés dans un arrière-plan écrasant de muons atmosphériques, tandis que le flux de neutrinos ascendants est sévèrement supprimé, parce que les neutrinos d'énergies aussi importantes interagiraient dans la Terre. La direction d'arrivée de KM3-230213A correspond donc à ce scénario.

Compte tenu de l'énergie très élevée de la particule et de sa trajectoire quasi horizontale, les chercheurs concluent ainsi que le muon n'était très probablement pas produit par des rayons cosmiques, mais par un neutrino, un neutrino qui serait donc plus de 20 fois plus énergétique que tous ceux observés jusqu'à présent (le record précédent était d’environ 10 PeV).

On ne sait pas encore avec certitude d'où proviennent les neutrinos de très haute énergie, mais les possibilités vont des trous noirs supermassifs aux explosions stellaires produisant des sursauts gamma. On s'attend également à ce que certains neutrinos soient créés dans le milieu interstellaire lorsque des protons entrent en collision avec les photons du fond diffus cosmologique (photons dans le domaine des micro-ondes).

Lorsque KM3NeT a observé le neutrino record, il disposait de 21 chaînes de détecteurs. Depuis, l'équipe en a déployé 12 de plus, augmentant ainsi le nombre d'événements que le télescope peut détecter et la précision de ses données. À ce jour, les physiciens disposent d'un financement suffisant pour porter le nombre de chaînes de détecteurs à 120, et ils espèrent atteindre un total de 230 pour ARCA et 115 pour ORCA.

Le premier télescope à neutrinos suffisamment grand pour détecter les neutrinos cosmiques a été l'observatoire de neutrinos IceCube, situé sous le pôle Sud géographique en Antarctique. Après plus d'une décennie d'observations, IceCube a donné lieu à plusieurs analyses qui ont permis d'accumuler des preuves solides de l'existence des neutrinos cosmiques. IceCube a également détecté des preuves d'émission de neutrinos dans notre propre galaxie et dans plusieurs jeunes galaxies à formation d'étoiles, ce qui constitue des sources astrophysiques plausibles pour près de 15 % des signaux de neutrinos cosmiques observés. Le reste du flux de neutrinos cosmiques reste d'origine inconnue.

Le neutrino, baptisé KM3-230213A, est une découverte remarquable. Il existe une probabilité de 0,5 % que le sous réseau ARCA de KM3NeT ait pu observer un neutrino avec une telle énergie, une chance infime, mais plausible.

Comme l'énergie de cet événement est beaucoup plus élevée que celle de tous les neutrinos détectés jusqu'à présent, selon les chercheurs, cela suggère que le neutrino pourrait provenir d'un accélérateur cosmique différent des neutrinos de plus basse énergie, ou qu'il pourrait s'agir de la première détection d'un neutrino cosmogénique, résultant des interactions entre les rayons cosmiques de très haute énergie et les photons de fond dans l'Univers.

En tous cas, les tentatives des chercheurs de la collaboration internationale pour trouver des sources potentielles de KM3-230213A dans les catalogues d'objets astrophysiques connus n'ont pas donné de résultats concluants. Mais cela n'est pas surprenant, étant donné l'erreur substantielle associée à l'estimation de la direction de la particule par les auteurs ; plusieurs sources astrophysiques connues se situent dans les limites de cette erreur. Il faut savoir que de nombreuses détections de neutrinos cosmiques ne présentent pas de fortes corrélations avec des objets catalogués, ce qui indique peut-être des populations de sources très éloignées ou un type d'objet astrophysique qui n'a pas encore été découvert.

KM3-230213A est finalement arrivé très tôt dans la construction de KM3NeT, alors même que la compréhension du détecteur est encore en cours, tout comme les méthodes de reconstruction des événements qu'il observe. L'erreur mesurée sur la direction de l'événement montre une performance encore inférieure aux performances attendues des télescopes à neutrinos à base d'eau. La fin du déploiement prévue des réseaux ORCA et ARCA de KM3NeT réduira considérablement l'incertitude associée à la détermination de la direction des neutrinos détectés dans le futur, ce qui, combiné à des estimations d'énergie plus sophistiquées et aux signaux provenant des autres télescopes à neutrinos dans le monde, permettra d'observer d'un œil nouveau les neutrinos astrophysiques.

Même s'il faudra du temps pour comprendre pleinement les origines de KM3-230213A, c’est un message de bienvenue extraordinaire pour KM3NeT. Globalement, la détection d'un neutrino muonique d'une énergie supérieure à 100 PeV apporte la preuve de l'existence de neutrinos de très haute énergie dans la nature.

 

Source

Observation of an ultra-high-energy cosmic neutrino with KM3NeT

The KM3NeT Collaboration

Nature volume 638 (12 février 2025)

https://doi.org/10.1038/s41586-024-08543-1


Illustrations

1. Visualisation de l'événement KM3-230213A dans le réseau de photomultiplicateurs ARCA (KM3NeT Collaboration)

2. Trajectoire du neutrino ultra énergétique détecté par KM3NeT (Aiello, S. et al.) 

3. Mise à l'eau d'un module de détection de KM3NeT (KM3NeT collaboration)

05/02/25

Les microquasars de faible masse sont aussi des sources de rayons cosmiques


Des chercheurs ont trouvé pour la première fois la preuve que même les microquasars contenant une étoile de faible masse sont des accélérateurs de particules efficaces, ce qui a un impact significatif sur l'interprétation de l'abondance des rayons gamma dans notre galaxie et au-delà. Ils publient leur étude dans The Astrophysical Journal Letters.

La production et l'accélération des rayons cosmiques les plus énergétiques (des particules chargées, essentiellement des protons) reste un sujet mal connu en physique des astroparticules. Une accélération très efficace des particules semble se produire dans les jets des microquasars. Mais, jusqu'à présent, ce phénomène n'a été observé que dans de rares systèmes de microquasars de masse élevée. A ce jour, une vingtaine de microquasars ont été identifiés, dont trois seulement ont été détectés avec certitude dans le domaine des rayons gamma de l’ordre du GeV.

Les écoulements de matière en mouvement rapide (ou « jets ») lancés par les trous noirs constitueraient un site idéal pour l'accélération des particules, mais les détails sur la manière et les conditions dans lesquelles les processus d'accélération peuvent se produire ne sont pas clairs. On sait que les jets les plus puissants à l'intérieur de notre galaxie se produisent dans les microquasars, qui sont des systèmes composés d'un trou noir de masse stellaire et d'une étoile « normale ». Les deux objets orbitent l'un autour de l'autre et, lorsqu'ils sont suffisamment proches, le trou noir commence à avaler lentement sa compagne. En conséquence, des jets sont lancés depuis la région proche du trou noir.

Ces dernières années, il est devenu de plus en plus évident que les jets des microquasars sont des accélérateurs de particules efficaces, mais on ne sait pas exactement dans quelle mesure ils contribuent, en tant que groupe, à la quantité totale de rayons cosmiques dans la galaxie. Pour répondre à cette question, il faut savoir si tous les microquasars sont capables d'accélérer les particules ou seulement certains.

Les microquasars sont généralement classés, en fonction de la masse de l'étoile qui les compose, en systèmes de « faible masse » ou de « forte masse », les systèmes de faible masse étant beaucoup plus abondants. Et, jusqu'à présent, les preuves de l'accélération des particules n'ont été trouvées que pour les systèmes de masse élevée. Par exemple, le microquasar SS 433, dont il a été récemment révélé (il y a un an) qu'il était l'un des plus puissants accélérateurs de particules de la galaxie, contient une étoile d'une masse d'environ dix fois la masse du Soleil.

Par conséquent, on pensait généralement que les microquasars de faible masse n'étaient pas assez puissants pour produire des rayons gamma. Guillem Martí-Devesa, de l'Università di Trieste, en Italie et Laura Olivera-Nieto, du Max-Planck-Institut für Kernphysik à Heidelberg, en Allemagne, viennent de faire une découverte qui ébranle ce paradigme. Ils ont utilisé 16 années de données provenant du télescope gamma spatial Fermi LAT de la NASA pour détecter un faible signal de rayons gamma correspondant à la position de GRS 1915+105, un microquasar dont l'étoile est plus petite que le soleil.

Le microquasar GRS 1915+105 a été détecté pour la première fois en tant que source de rayons X par l'instrument WATCH à bord de l'observatoire GRANAT en 1992. Des observations complémentaires avec le Very Large Array et MERLIN en 1999 dans la bande radio ont révélé une contrepartie très variable avec des éjections bilatérales apparemment superluminales. Il s'agissait de la première observation de mouvements relativistes dans un objet situé à l'intérieur de notre galaxie, ce qui impliquait des vitesses intrinsèques pour les éjectas proches de la vitesse de la lumière. Ces résultats avaient établi la présence d'un jet avec une vitesse v ∼ 0,8c et un angle par rapport à la ligne de visée θ ∼ 63°, ce qui faisait du système un microquasar.

Des mesures récentes de parallaxe ont abouti à une estimation de la distance de GRS 1915+105  d = 9,4 ± 0,6 ± 0,8 kpc. La masse du trou noir a fait l'objet de débats, avec une affirmation initiale de 14 M⊙ en 2001, qui a ensuite été révisée à des valeurs plus basses allant de 10 M⊙ en 2013 à 12 M⊙ en 2014 puis 2023.

Le signal gamma que Martí-Devesa et Olivera-Nieto ont mesuré est à des énergies supérieures à 10 GeV, ce qui indique que le système pourrait accélérer des particules à des énergies encore plus élevées. Aucune périodicité ou variabilité n'est trouvée dans la source gamma, ce qui indique une source persistante. Pour les chercheurs, les propriétés de l'émission sont compatibles avec un scénario dans lequel les protons accélérés dans les jets interagissent avec le gaz proche et produisent des rayons gamma. Martí-Devesa et Olivera-Nieto trouvent que si le jet a fonctionné à une moyenne de 1% de la limite d'Eddington pendant 10% du temps que GRS 1915+105 a passé dans son état de transfert de masse, 10% de la puissance disponible transférée aux protons serait suffisants pour atteindre les ∼3 × 1049 erg nécessaires pour expliquer le signal observé de quelques GeV.

Pour arriver à cette conclusion, les astrophysiciens des particules ont également utilisé les données du radiotélescope de 45 mètres de Nobeyama, au Japon, ce qui leur a permis de montrer qu'il y a suffisamment de gaz autour de la source pour que leur scénario soit possible.

Ce résultat montre donc que même les microquasars abritant une étoile de faible masse sont capables d'accélérer les particules. Comme il s'agit de la classe la plus nombreuse dans les microquasars, ce résultat a des implications significatives sur la contribution estimée des microquasars au contenu en rayons cosmiques de notre galaxie.

Dans la conclusion de leur article, Martí-Devesa et Olivera-Nieto précisent que bien qu’ils ne puissent pas totalement écarter une association avec la source de rayons X proche 4XMM J191551.2+105814, beaucoup plus faible, ou bien avec un blazar inconnu qui serait vu à travers le plan galactique, ils notent qu'il n'y a pas de preuve d'une coupure dans le spectre GeV de la source gamma, ce qui suggère que l'émission pourrait s'étendre à des énergies de rayons gamma encore plus élevées. Une détection dans la bande multi-TeV exclurait définitivement une origine extragalactique et confirmerait l'association avec GRS 1915+105, une détection faisable avec des télescopes Cherenkov. La validation ferme que ce microquasar est un émetteur de rayons gamma permettrait d'établir que les binaires X à faible masse sont bien des accélérateurs de particules de haute énergie et de contraindre leur contribution au contenu en rayons cosmiques de notre galaxie.


Source

Persistent GeV Counterpart to the Microquasar GRS 1915+105

Guillem Martí-Devesa and Laura Olivera-Nieto

The Astrophysical Journal Letters, Volume 979, Number 2 (28 january 2025)

https://doi.org/10.3847/2041-8213/ada14f


Illustrations

1. Vue d'artiste d'un microquasar (NASA)

2. Le spectre des rayons cosmiques, la première cassure, le genou (knee) se situe à environ 4 PeV (4. 106 GeV) (Blümer et al.)

3. Guillem Martí-Devesa