Les éruptions volcaniques cataclysmiques sont rares, mais inévitables. Les gouvernements devraient urgemment, non seulement s’efforcer d’enrayer le réchauffement climatique et le déclin de la vie, mais aussi se préparer à d’autres événements extrêmes ayant des répercussions planétaires comme ces éruptions volcaniques de grande ampleur. Markus Stoffel (université de Genève) et ses collaborateurs tirent la sonnette d'alarme dans un article qu'ils publient cette semaine dans
Nature, en se fondant sur l’éruption massive du mont Tambora qui a eu lieu en Indonésie en 1815 et en imaginant si cela se produisait aujourd’hui. Vous n'êtes pas prêts...
Au moment de l'éruption du mont Tambora, environ 90 000 personnes sur l'île de Sumbawa et sur l'île voisine de Lombok ont été tuées. L'éruption a ensuite déclenché des vagues d'anomalies météorologiques dans le monde entier, qui ont duré plusieurs années et ont affecté des millions de personnes supplémentaires. L'hémisphère nord s'est refroidi de 1°C en moyenne et l'année suivante a été marquée par l'absence totale d'été. Le temps anormalement froid a persisté jusqu'en 1817 en Amérique du Nord et en Europe, ce qui a entraîné de maigres récoltes. Le doublement des prix des céréales qui s'en est suivi a provoqué des troubles sociaux dans des pays comme la France et le Royaume-Uni, et a plongé les États-Unis dans leur première dépression économique. En Inde, des conditions météorologiques erratiques ont provoqué indirectement une épidémie de choléra, qui s'est ensuite propagée pour devenir une pandémie mondiale en 1817.
Selon les chercheurs Gillen D’Arcy Wood et Clive Oppenheimer qui ont étudié l'éruption du Tambora en 2014 et 2015, les répercussions de l'éruption ont entraîné un nombre de morts probablement de plusieurs dizaines de millions de personnes.
Le monde a été épargné par une éruption volcanique d'une ampleur similaire depuis plus de 200 ans maintenant. Mais aujourd'hui, la question n'est pas de savoir si un tel cataclysme se reproduira, mais plutôt quand ? En effet, les preuves géologiques recueillies sur la période des 60 000 dernières années suggèrent qu'il y a une probabilité de 17% pour qu'une éruption massive similaire à celle du Tombora se produise au cours de ce siècle, comme l'ont révélé Jiamei Lin et ses collaborateurs en étudiant des carottes de glace de l'Antarctique et du Groenland.
Stoffel et ses collaborateurs précisent que si cela devait se produire dans les cinq prochaines années, les coûts seraient colossaux. Selon l'assureur Lloyd's de London, qui a évalué ces risques en mai dernier, dans un scénario extrême, les conséquences économiques pourraient coûter plus de 3600 milliards de dollars la première année et 1200 milliards de dollars de plus les années suivantes, en raison à la fois des effets des conditions climatiques extrêmes, de la baisse des rendements des cultures et de l'instabilité alimentaire.
Ces chiffres sont énormes, mais Stoffel et ses collaborateurs rappellent qu'ils sont entachés de grandes incertitudes. On comprend certes les mécanismes de base de l’influence du volcanisme sur le climat , mais pas les détails précis : le dioxyde de soufre (SO2) est propulsé dans la stratosphère, où il forme des aérosols soufrés qui réfléchissent le rayonnement solaire incident et refroidissent la surface de la Terre. L’ampleur du refroidissement dépend de la quantité, de la distribution verticale et de la taille de ces particules d’aérosols soufrés. Les effets sur les précipitations sont plus difficiles à prévoir, tout comme ceux sur l’agriculture et les marchés économiques. Et par ailleurs, tous ces détails sont affectés par le changement climatique et ont une influence sur lui. La boucle est complexe.
Pour cerner ces incertitudes, Stoffel et al. préconisent une approche en trois volets. Premièrement, les chercheurs doivent associer les modèles et les preuves géologiques des climats passés aux relevés volcaniques historiques. Deuxièmement, ils doivent étudier comment le refroidissement volcanique pourrait interagir avec le réchauffement climatique anthropique. Troisièmement, les scientifiques, les analystes et les décideurs politiques doivent concevoir des stratégies pour minimiser les effets d’une éruption catastrophique, en couplant les modèles climatiques, agricoles et de choc alimentaire.
Les géologues ne disposent malheureusement pas de suffisamment de preuves pour déduire la quantité de soufre qui a été injectée dans l'atmosphère par les volcans au cours de l'histoire, ni les effets de refroidissement de ces derniers. Les satellites ont suivi les émissions de soufre des volcans seulement depuis l'éruption du mont Pinatubo aux Philippines en 1991. Mais celles des éruptions précédentes doivent être reconstituées à partir des dépôts dans les échantillons de carottes de glace de l'Antarctique et du Groenland. Et les traces ne sont visibles que pour les grandes éruptions.
Les modèles permettent ensuite d’estimer la quantité d'aérosols soufrés ayant atteint la stratosphère. Il faut toutefois formuler des hypothèses sur les volumes injectés, la hauteur du panache et la taille des particules d’aérosols. Même pour le cataclysme du Tambora, qui était dix fois plus important que celui du Pinatubo, les niveaux d'aérosols soufrés stratosphériques reconstitués varient jusqu’à un facteur 15 selon les modèles, comme l'ont montré Marshall et al. en 2018.
Et le refroidissement correspondant est également difficile à prévoir. Par exemple, les cinq éruptions massives qui ont libéré le plus de soufre au cours des 1 500 dernières années ont toutes provoqué un refroidissement estival similaire dans l'hémisphère nord (de l'ordre de 1 à 1,5 °C en moyenne pendant 2 à 3 ans), malgré des masses de soufre libérées qui pouvaient différer d'un facteur 3.
Ces incohérences découlent des limites de la compréhension du cycle de vie des aérosols. Par exemple, les éruptions les plus importantes peuvent projeter dans l'atmosphère des particules plus grosses, qui sont moins efficaces pour diffuser le rayonnement et qui retombent de la stratosphère plus rapidement que les plus petites, ce qui entraîne un refroidissement moindre. L’influence du volcanisme sur les événements climatiques régionaux, tels qu’El Niño et les moussons, est également encore mal comprise.
Pour combler ces lacunes, des efforts internationaux de modélisation, tels que le Volcanic Forcings Model Intercomparison Project, sont développés pour étudier les facteurs limitants. Les modèles doivent examiner une gamme de rendements en soufre ainsi que la chimie des aérosols et du soufre. Ils doivent examiner comment les impacts des éruptions varient selon les climats. Et ils doivent mieux assimiler et intégrer les données des carottes de glace, des cernes des arbres et d’autres données sur les climats passés pour améliorer la précision des simulations et des prévisions.
La modélisation des éruptions passées peut nous en dire beaucoup. Mais dans un monde plus chaud, de nombreux processus physiques et chimiques dans l’atmosphère, dans les océans et sur terre changeront également dans les années qui viennent. Par exemple, le réchauffement climatique réchauffe la basse atmosphère et refroidit la stratosphère. Or, l’altération des couches atmosphériques devrait affecter la propagation des panaches volcaniques et la hauteur qu'ils atteignent, et ça va dans le mauvais sens, comme l'ont montré Aubry et al. en 2022 et Chim et al. en 2023...
Stoffel et ses collaborateurs ajoutent que les changements dans les schémas de circulation affecteront également la propagation et la croissance des aérosols. Par exemple, les flux d'air plus rapides des tropiques vers les latitudes plus élevées, qui sont déjà observés en raison du réchauffement, entravent la coagulation des aérosols issus des éruptions dans les tropiques. Or, les aérosols plus petits diffusent la lumière solaire plus efficacement et refroidissent davantage la surface de la Terre...
Et bien sûr, les océans seront également touchés. Le réchauffement climatique accroît aussi la stratification des océans, ce qui constitue une barrière au mélange des eaux profondes et peu profondes. La conséquence est que les éruptions volcaniques pourraient ainsi refroidir de manière disproportionnée les couches supérieures d'eau et les masses d'air au-dessus de l'océan.
Alors que les phénomènes climatiques extrêmes se multiplient (fortes précipitations, fonte des calottes glaciaires, élévation du niveau de la mer), les répercussions de l’activité volcanique ne feront donc que s’amplifier. Il est donc essentiel de tenter de les maîtriser dès maintenant. Il devient crucial de comprendre comment les éruptions amplifient ou atténuent le changement climatique anthropique.
Pourtant, aujourd'hui, aucun de ces détails n’est inclus dans les modèles climatiques actuels, qui supposent que le volcanisme du XXIe siècle ressemblera à l’activité passée. Or, l’éruption du Tambora se situe en dehors de la plage des relevés volcaniques historiques de 1850 à 2014 qui alimentent les projections climatiques standard, telles que les résultats du projet d’intercomparaison des modèles couplés utilisés dans le sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Ainsi, ces simulations sous-estiment à la fois les effets du volcanisme sur le climat et la fréquence des éruptions volcaniques massives.
Stoffel et ses coauteurs appellent les chercheurs qui développent la prochaine génération de modèles climatiques à intégrer des représentations plus précises du volcanisme. Ils doivent améliorer à la fois les modèles d’éruptions historiques non couvertes par les données satellites, les tendances futures du réchauffement climatique et les processus microphysiques de la stratosphère. Des simulations approfondies de multiples éruptions dans différents scénarios climatiques élargiraient la gamme des impacts pris en compte.
En plus de se produire dans un climat plus chaud, la prochaine éruption de type Tambora se produira dans un monde bien plus interconnecté, qui abritera huit fois plus d’habitants qu’en 1815. Les systèmes agricoles seront soudainement confrontés à des niveaux d’ensoleillement plus faibles, à des températures plus fraîches et à des régimes d’humidité modifiés, le tout en succession rapprochée. Des impacts sociétaux démesurés pourraient s’ensuivre.
Par exemple, Stoffel et ses collaborateurs rappellent que l’éruption du Pinatubo en 1991 a entraîné une baisse de 9 % des rendements mondiaux de maïs et de 5 % de la production de blé, de riz et de soja. Les mauvaises récoltes causées par une éruption plus massive toucheraient simultanément les régions qui constituent le grenier à blé du monde : la Chine, les États-Unis, l’Inde, la Russie et le Brésil, qui produisent ensemble la majeure partie du blé, du maïs, du riz et du soja du monde. La perte de récoltes perturberait la sécurité alimentaire et les chaînes d’approvisionnement mondiales, ce qui pourrait déclencher des troubles, des conflits et des migrations.
Depuis les années 1990, les simulations climatiques sont couplées à des modèles de cultures pour projeter les impacts probables du réchauffement climatique sur les rendements et le commerce des denrées alimentaires. Des ruptures synchronisées de greniers ont été envisagées à la lumière de la fréquence et de l’intensité croissantes des phénomènes météorologiques extrêmes. Pourtant, des analyses comparables manquent pour les éruptions volcaniques, pour lesquelles l’accent est resté sur les effets que des éruptions de moyenne ampleur comme celle du Pinatubo pourraient avoir sur l’agriculture mondiale. Ce manque de recherche laisse les gouvernements et les décideurs politiques dans l’ignorance. Il faut développer au plus vite un couplage entre les projections climatiques les plus récentes et les modèles agricoles pour éclairer cet angle mort, idéalement par le biais d’évaluations des chocs en cascade à fort impact. Les résultats pourraient être utilisés afin d’améliorer la compréhension et de prévoir des changements plus réalistes dans le système commercial alimentaire mondial après des perturbations majeures.
Stoffel et al. reconnaissent qu’une telle approche descendante est imparfaite et que différentes sources d’incertitude peuvent s’intensifier et se propager à chaque étape. Le moment, le lieu et la hauteur du panache de la prochaine éruption cataclysmique ainsi que l’état du climat à ce moment-là resteront imprévisibles. En raison de ces multiples inconnues, on ne peut pas se fier aux cadres conventionnels de type « prévoir puis agir », car ni les prévisions ni les incertitudes ne peuvent être quantifiées avec précision.
Les chercheurs recommandent une « approche contrefactuelle descendante », qui réimagine les événements passés connus pour construire une vision réaliste des risques futurs. Par exemple, en envisageant une éruption de l’ampleur du Tambora se produisant dans le climat actuel (coïncidant peut-être avec un El Niño), les assureurs pourraient estimer les pertes financières des systèmes connus pour avoir été affectés par des éruptions passées, comme le commerce alimentaire.
Les entreprises concernées et les autres grandes institutions financières devraient également procéder à des tests de résistance de leurs fonds propres pour étudier les conséquences macroéconomiques d'une année sans été, voire plus.
Une éruption volcanique massive est inévitable un jour ou l'autre, peut-être même l'année prochaine, ou demain. Développer très vite des modèles robustes et des tests de résistance pour un tel événement devrait être une priorité pour les gouvernements, afin que l'humanité soit préparée au mieux à ce futur cataclysme.
On sait que la Chine est déjà en train de faire des énormes réserves de toutes sortes, matières premières et céréales. L’entreprise Sinograin, détenue par l’État, annonçait au début de l’été augmenter encore ses acquisitions de blé pour remplir ses silos. Selon le département américain de l’Agriculture, les réserves de blé et de maïs chinois pourraient représenter, respectivement, 51 % et 67 % des réserves mondiales à la fin de la saison, soit 5 à 10 points de plus qu’en 2018. C'est sans doute une initiative sage, même si on peut penser que ce n'est malheureusement pas par peur des conséquences d'une éruption volcanique massive...
Source
The next massive volcano eruption will cause climate chaos — and we are unprepared
Markus Stoffel et al.
Nature 635 (12 november 2024)
https://doi.org/10.1038/d41586-024-03680-z
Illustrations
1. Le volcan Taal aux Philippines, entré en éruption en janvier 2020. (Domcar C. Lagto/Pacific Press via Zuma Wire)
2. Grandes éruptions historiques avec un impact significatif sur le climat (M. Sigl & M. Toohey PANGAEA, Nature)
3. Vallée recouverte de cendres volcaniques près du mont Pinatubo (Philippines) après son éruption en 1991 (Marc Schlossman/Panos Pictures)
4. Le volcan Sundhnúkur en Islande en juin 2024 (John Moore/Getty)
5. Markus Stoffel (université de Genève)