Les astrophysiciens des particules qui exploitent le télescope neutrino sous-marin KM3NeT (Cubic Kilometre Neutrino Telescope) ont observé le neutrino le plus énergétique jamais observé. La particule, qui provient probablement d'une galaxie lointaine, a été détectée il y a pile deux ans, le 13 février 2023, mais les chercheurs n'ont remarqué la détection qu'au début de l'année 2024, lorsqu'ils ont terminé la première analyse de leurs données après la première mise en route du réseau de photomultiplicateurs. L'année dernière, lors d'une conférence à Milan, ils avaient annoncé qu'il s'agissait d'un événement potentiellement record, mais n’avaient pas divulgué de détails. C’est aujourd’hui chose faite dans Nature, évidemment.
On le rappelle, les neutrinos sont des particules électriquement neutres de la famille des leptons, plus d'un million de fois plus légères qu'un électron. Ils sont généralement produits lors de réactions nucléaires telles que celles qui ont lieu au centre du Soleil, d'où ils émergent avec des énergies de l'ordre du mégaélectronvolt (MeV).
Mais depuis plus de dix ans, les chercheurs détectent des neutrinos d'une énergie sans précédent, notamment avec IceCube en Antarctique, pouvant atteindre plusieurs pétaélectronvolt (PeV, 1015 eV), qui proviendraient de galaxies lointaines. Électriquement neutres et interagissant uniquement par le biais de l'interaction faible, les neutrinos ne sont pas déviés par les champs magnétiques et sont rarement absorbés par la matière interstellaire : leur direction indique que leur origine cosmique pourrait se situer aux confins de l'Univers. Rappelons aussi que la particule la plus énergétique jamais détectée, avec 320 000 PeV, n'était pas un neutrino, mais une particule chargée massive (surnommée la particule Oh-My-God).
KM3NeT est constitué de chaînes de détecteurs de lumière sensibles ancrés au fond de la mer à une profondeur d'environ 3 500 mètres au large de la côte de Sicile (le réseau ARCA), ainsi que dans un second réseau plus petit près de Toulon à 2400 m de profondeur (ORCA). Ces photomultiplicateurs captent la lumière émise par des particules chargées électriquement et à haute énergie, telles que les muons qui sont produits lorsque des neutrinos interagissent avec l’eau ou la croûte terrestre.
Les muons de haute énergie peuvent parcourir plusieurs kilomètres dans l'eau de mer avant d'être absorbés. Ces muons perdent de l'énergie au cours de leur propagation, principalement en raison de processus radiatifs stochastiques tels que le rayonnement de freinage (bremsstrahlung), la production de paires et les réactions photonucléaires. La perte d'énergie moyenne par unité de longueur de trajet est proportionnelle à l'énergie du muon. Les cascades électromagnétiques résultent de ces pertes d'énergie stochastiques et le nombre de particules chargées secondaires qui produisent un rayonnement Cherenkov dans les cascades est proportionnel à la quantité d'énergie perdue par le muon au cours du processus. Le temps d'arrivée enregistré et le temps de dépassement du seuil des signaux sur les photomultiplicateurs sont utilisés pour reconstruire la direction et l'énergie du muon.
Bien que les neutrinos atmosphériques soient plus abondants à des énergies plus basses (≈TeV), les neutrinos cosmiques devraient devenir dominants à des énergies supérieures à 100 TeV. L'énergie des neutrinos est donc un paramètre crucial pour établir une origine cosmique. La collaboration IceCube a annoncé la découverte de neutrinos cosmiques de l’ordre du PeV en 2013. Les neutrinos les plus énergétiques rapportés à ce jour sont un antineutrino électronique de 6,05 ± 0,72 PeV observé à l'énergie de la résonance de Glashow et un neutrino muonique de plus de 10 PeV issu de l'observation d'un muon de 4,4 PeV.
Les chercheurs de la collaboration KM3NeT ont évalué l’énergie primaire de l'événement du 13 février 2023 : le muon transportait une énergie de 120 (+110 /-60) PeV. La trajectoire de la particule était proche de l'horizontale par rapport à la surface de la Terre et s'est dirigée vers l'est, en direction de la Grèce, plus précisément avec un angle de 0.6° au-dessus de l’horizon et un azimuth de 259.8°. L’incertitude sur la direction est estimée à 1.5°, dominée par l’incertitude systématique sur l’orientation absolue du détecteur. Ce neutrino hors norme a été baptisé KM3-230213A.Les chercheurs expliquent que des neutrinos atmosphériques pourraient atteindre le détecteur, mais leur nombre diminue considérablement au-dessus des énergies de l’ordre du PeV. Le taux attendu de neutrinos atmosphériques au-dessus de 100 PeV est de l'ordre de 1 à 5 × 10-5 événements par an, dominé par la composante atmosphérique rapide due à la désintégration des hadrons à courte durée de vie provenant des interactions avec les rayons cosmiques dans l'atmosphère. La probabilité que KM3-230213A soit d'origine cosmique est beaucoup plus grande que n'importe quelle hypothèse impliquant une origine atmosphérique, selon les chercheurs. Les hypothèses au-delà du modèle standard sur son origine n'ont pas été examinées par les auteurs.
L'énergie du muon qui est mesurée sert donc de limite inférieure à l'énergie du neutrino entrant. Compte tenu de l'énergie estimée du muon et de son incertitude, l'énergie médiane du neutrino qui produit un tel muon dans les simulations du détecteur ARCA est de 220 PeV 68% des événements simulés sur l'ensemble du ciel se situent dans la gamme d'énergie entre 110 et 790 PeV (et 90% sur une plage plus large entre 72 PeV et 2,6 EeV), en supposant que le spectre d'énergie des neutrinos entrants varie comme l’inverse de l’énergie au carré.
Un flux isotrope de neutrinos à des énergies très élevées donnerait effectivement lieu à des événements détectés près de l'horizon : les neutrinos descendants sont cachés dans un arrière-plan écrasant de muons atmosphériques, tandis que le flux de neutrinos ascendants est sévèrement supprimé, parce que les neutrinos d'énergies aussi importantes interagiraient dans la Terre. La direction d'arrivée de KM3-230213A correspond donc à ce scénario.
Compte tenu de l'énergie très élevée de la particule et de sa trajectoire quasi horizontale, les chercheurs concluent ainsi que le muon n'était très probablement pas produit par des rayons cosmiques, mais par un neutrino, un neutrino qui serait donc plus de 20 fois plus énergétique que tous ceux observés jusqu'à présent (le record précédent était d’environ 10 PeV).
On ne sait pas encore avec certitude d'où proviennent les neutrinos de très haute énergie, mais les possibilités vont des trous noirs supermassifs aux explosions stellaires produisant des sursauts gamma. On s'attend également à ce que certains neutrinos soient créés dans le milieu interstellaire lorsque des protons entrent en collision avec les photons du fond diffus cosmologique (photons dans le domaine des micro-ondes).
Lorsque KM3NeT a observé le neutrino record, il disposait de 21 chaînes de détecteurs. Depuis, l'équipe en a déployé 12 de plus, augmentant ainsi le nombre d'événements que le télescope peut détecter et la précision de ses données. À ce jour, les physiciens disposent d'un financement suffisant pour porter le nombre de chaînes de détecteurs à 120, et ils espèrent atteindre un total de 230 pour ARCA et 115 pour ORCA.
Le premier télescope à neutrinos suffisamment grand pour détecter les neutrinos cosmiques a été l'observatoire de neutrinos IceCube, situé sous le pôle Sud géographique en Antarctique. Après plus d'une décennie d'observations, IceCube a donné lieu à plusieurs analyses qui ont permis d'accumuler des preuves solides de l'existence des neutrinos cosmiques. IceCube a également détecté des preuves d'émission de neutrinos dans notre propre galaxie et dans plusieurs jeunes galaxies à formation d'étoiles, ce qui constitue des sources astrophysiques plausibles pour près de 15 % des signaux de neutrinos cosmiques observés. Le reste du flux de neutrinos cosmiques reste d'origine inconnue.
Le neutrino, baptisé KM3-230213A, est une découverte remarquable. Il existe une probabilité de 0,5 % que le sous réseau ARCA de KM3NeT ait pu observer un neutrino avec une telle énergie, une chance infime, mais plausible.
Comme l'énergie de cet événement est beaucoup plus élevée que celle de tous les neutrinos détectés jusqu'à présent, selon les chercheurs, cela suggère que le neutrino pourrait provenir d'un accélérateur cosmique différent des neutrinos de plus basse énergie, ou qu'il pourrait s'agir de la première détection d'un neutrino cosmogénique, résultant des interactions entre les rayons cosmiques de très haute énergie et les photons de fond dans l'Univers.
En tous cas, les tentatives des chercheurs de la collaboration internationale pour trouver des sources potentielles de KM3-230213A dans les catalogues d'objets astrophysiques connus n'ont pas donné de résultats concluants. Mais cela n'est pas surprenant, étant donné l'erreur substantielle associée à l'estimation de la direction de la particule par les auteurs ; plusieurs sources astrophysiques connues se situent dans les limites de cette erreur. Il faut savoir que de nombreuses détections de neutrinos cosmiques ne présentent pas de fortes corrélations avec des objets catalogués, ce qui indique peut-être des populations de sources très éloignées ou un type d'objet astrophysique qui n'a pas encore été découvert.
KM3-230213A est finalement arrivé très tôt dans la construction de KM3NeT, alors même que la compréhension du détecteur est encore en cours, tout comme les méthodes de reconstruction des événements qu'il observe. L'erreur mesurée sur la direction de l'événement montre une performance encore inférieure aux performances attendues des télescopes à neutrinos à base d'eau. La fin du déploiement prévue des réseaux ORCA et ARCA de KM3NeT réduira considérablement l'incertitude associée à la détermination de la direction des neutrinos détectés dans le futur, ce qui, combiné à des estimations d'énergie plus sophistiquées et aux signaux provenant des autres télescopes à neutrinos dans le monde, permettra d'observer d'un œil nouveau les neutrinos astrophysiques.
Même s'il faudra du temps pour comprendre pleinement les origines de KM3-230213A, c’est un message de bienvenue extraordinaire pour KM3NeT. Globalement, la détection d'un neutrino muonique d'une énergie supérieure à 100 PeV apporte la preuve de l'existence de neutrinos de très haute énergie dans la nature.
Source
Observation of an ultra-high-energy cosmic neutrino with KM3NeT
The KM3NeT Collaboration
Nature volume 638 (12 février 2025)
https://doi.org/10.1038/
Illustrations
1. Visualisation de l'événement KM3-230213A dans le réseau de photomultiplicateurs ARCA (KM3NeT Collaboration)
2. Trajectoire du neutrino ultra énergétique détecté par KM3NeT (Aiello, S. et al.)
3. Mise à l'eau d'un module de détection de KM3NeT (KM3NeT collaboration)