Il est décidément beaucoup question de matière noire ces derniers temps... C'est au tour d'une équipe de chercheurs britanniques avec à sa tête un jeune chercheur officiant à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, de nous offrir dans le tout dernier numéro de Science, une belle étude sur l'auto-interaction des particules de matière noire grâce à l'étude de dizaines de cas de collisions d'amas de galaxies.
Comme les galaxies prises indépendamment, les amas de galaxies sont apparemment emplis de matière noire, celle-ci étant préférentiellement composée de particules massives interagissant très très faiblement avec la matière ordinaire hormis par gravitation. Il y a quelques nombreuses années déjà, une observation d'un amas appelé l'amas du Boulet avait fait beaucoup parler d'elle car cet amas était issu de la collision de deux amas, et il avait permis de cartographier l'emplacement théorique de la matière noire par des mesures de lentilles gravitationnelles et celle de la matière ordinaire, lumineuse ou moins lumineuse, et ses deux distributions ne coïncidaient pas, indiquant des caractéristiques d'interactions très différentes entre matière ordinaire et matière noire.
C'est en partant du même principe que l'équipe de David Harvey a pris comme sujet d'étude toutes les collisions d'amas disponibles par des observations conjointes effectuées avec les deux télescopes spatiaux Hubble (dans le visible) et Chandra (en rayons X) et qui offraient de surcroit un effet de lentille gravitationnelle sur des galaxies lointaines en arrière plan.
Ainsi, la masse équivalente de matière noire peut être cartographiée assez précisément d'un côté avec l'effet de lentille gravitationnelle (qui cartographie en fait la courbure locale de l'espace-temps), et de l'autre, le gaz diffus par son rayonnement X et enfin les galaxies par leur émission visible ou UV.
La plupart des modèles de matière noire fonctionnent bien aux très grandes échelles mais pose encore des problèmes à l'échelle des galaxie et des petits amas : le profil de densité devrait être plus concentré au centre des amas de galaxies, les sous-structures galactiques devraient être plus nombreuses et notre galaxie devrait posséder plus de galaxies naines satellites capables de produire des étoiles, par rapport à ce que nous observons. Ces petites incohérences peuvent être résolues si les particules de matière noire sont de type "chaudes", c'est à dire plutôt des particules très légères (des neutrinos plutôt que des WIMPs, pour faire court), ou bien si ces particules de matière noire interagissent d'une certaine manière entre elles.
Pour évaluer comment les particules interagissent les unes sur les autres, on utilise un paramètre que l'on appelle le transfert d'impulsion par unité de masse, sigma/m, qui à la dimension d'une section efficace par unité de masse, exprimée en cm²/g. Pour résoudre notre petit problème de matière noire, nos chères particules doivent avoir un transfert d'impulsion par unité de masse qui soit compris entre 0,1 et 1 cm²/g. Des extensions du modèle standard des particules donnent une valeur pour ce paramètre, qui vaudrait justement 0,6 cm²/g et l'étude de l'amas du Boulet avait permis de fixer une valeur pour l'amplitude de cette auto-interaction et donnait une valeur maximale : < 0,7 cm²/g avec une précision pas top.
C'est donc pour évaluer beaucoup plus finement ce paramètre de transfert d'impulsion par unité de masse qui signe l'intensité de l'auto-interaction des particules de matière noire que Harvey et son équipe ont finalement retenu 30 cas de collisions d'amas de galaxies impliquant 72 sous-structures...
A partir de ce grand échantillon statistiquement représentatif de toutes les orientations possibles et imaginables par rapport aux observateurs que nous sommes, les auteurs parviennent à mesurer les écarts séparant les barycentres des trois types de masses : matière noire, gaz diffus et galaxies. Ces amas étant en collision, il est normal que le gaz ne se trouve jamais au même endroit que les galaxies, leur caractéristiques dynamiques étant bien différentes. Il en est de même pour la masse noire.
Les auteurs montrent que la présence d'un équivalent de masse noire est indiscutable. Et le barycentre de la masse noire est très légèrement décalé sur l'axe galaxies-gaz qui représente la direction du mouvement de collision des amas : il se trouve entre les galaxies et le gaz, mais plus proche des galaxies. En moyenne, la distance séparant les galaxies de la masse noire vaut 18900 années-lumière (5800 parsecs). C'est cet écart qui permet aux astrophysiciens d'en déduire l'intensité du transfert d'impulsion par unité de masse pour la matière noire, en utilisant un modèle dit de "profondeur optique". En effet, le modèle fournit l'écart relatif attendu qui doit exister entre galaxie et gaz et entre galaxie et matière noire. L'ajout du paramètre d'auto-interaction vient légèrement modifier cet écart relatif et permet alors d'en fixer la valeur en ajustant son effet dans la modélisation par rapport à ce qui est observé.
Ce que trouvent David Harvey et ses collègues, c'est que la matière noire ralentit moins fort que prévu initialement par auto-interaction. L'auto-interaction est donc moins forte que prédit auparavant. La valeur obtenue par Harvey est ses collaborateurs est, comme pour l'étude de l'amas du Boulet, une limite supérieure, mais cette nouvelle limite se trouve donc être plus contraignante : sigma/m < 0,47 cm²/g.
Souvenez-vous, pour résoudre les problèmes des modèles de matière noire, il faut un sigma/m compris entre 0,1 et 1 cm²/g, l'amas du Boulet avait fixé une limite supérieure à 0,7 cm²/g et de nombreux modèles théoriques extensions du modèle standard des particules prédisaient une valeur de sigma/m égale à 0,6 cm²/g.
L'étude de David Harvey vient donc renouveler l'affirmation de l'existence d'une anomalie gravitationnelle visible par lentille gravitationnelle et attribuée à de la matière noire, et dans le même temps, vient contraindre fortement une bonne partie des modèles théoriques qui pouvaient expliquer les incohérences associées à la matière noire froide de type WIMPs dans les amas de galaxies. Ces travaux montrent que la matière noire semble donc bien observable indirectement, mais avec un peu moins de probabilité que ce soient des WIMPs.
Source :
The nongravitational interactions of dark matter in colliding galaxy clusters
David Harvey et al.
Science 27 March 2015: Vol. 347 no. 6229 pp. 1462-1465